Ce qu’on ne connaît pas sur Jamal-Eddine El-Afghani (1839-1897)

  • 25 février 2021
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Djamal-Eddine Al-Afghani

Le Cheik Djamal-Eddine El-Afghani, né à Kaboul (Afghanistan), en 1839, est descendant de la noble famille du prophète Mohamed[1]. Dès son jeune âge, il s’était fait remarquer par sa rare intelligence et son goût prononcé pour tout ce qui a rapport à l’art militaire ; à peine âgé de treize ans, il se joint à l’armée afghane dirigée alors contre Belkh.

À dix-huit ans, Djamal-Eddine se trouvait aux Indes, au milieu des luttes acharnées et des atrocités causées par la terrible insurrection des cipayes (en 1857). De là il se rendit à la Mecque et se dirigea ensuite sur la Perse qu’il traversa d’un boat à l’autre pour s’arrêter à Kaboul, son pays natal.

L’Émir Dost-Mohamed-Khan, ayant rêvé de conquérir Hérat qui se trouvait alors au pouvoir du Sultan Djan, son neveu et gendre. Le Cheik Djamal-Eddine accompagnait l’Émir et était au nombre des principaux chefs de son armée. L’Émir Dost étant mort à la veille de prendre Hérat, Djamal-Eddine s’attacha alors à Mohamed-Aazam-Khan et à son frère plus célèbre, Mohamed-Afzal-Khan (père de l’Émir actuel Abdul-Rahman) qui, en leur qualité de frères de la dynastie aînée, entamèrent contre l’héritier Chir-Ali-Khan, frère de la dynastie cadette, une lutte sanglante et acharnée qui dura dix années.

Après cette guerre de dix ans et à la suite d’une défaite, Djamal-Eddine se retira aux Indes qu’il quitta après un an de séjour pour se rendre à Constantinople ; c’était alors au temps d’Ali-Pacha et sous le règne du Sultan Aziz.

Ces longues pérégrinations, ces multiples occupations de la vie des camps n’empêchaient pas Djamal-Eddine de cultiver les hautes études pour lesquelles il avait tant de penchant. Grand observateur, doué d’une mémoire extraordinaire et d’un profond amour de la science, il voyageait partout comme Béas, accompagné de ses livres. Jeune encore, il connaissait déjà tous les ouvrages de l’antiquité, persans et arabes, écrits sur toutes les matières ; aucun des ouvrages modernes traduits en langues orientales ne lui étaient étrangers. Historien éminent, philosophe érudit, possédant à fond les sciences morales et physiques, orateur distingué, il jouissait alors et jouit toujours d’une renommée bien justifiée.

Le Cheik Djamal-Eddine pour la première fois à Constantinople

Attaché au Ministère de l’instruction publique, il donna, sur la demande du ministre Safvet-Pacha, quelques conférences sur la morale, les mœurs et les habitudes de la société. C’était là un sujet vaste et étendu dans lequel l’orateur excella en tous points, mais, malheureusement pour lui, ses idées libres et éclairées eurent le don de déplaire au Cheik Al-Islam dont elles blessaient le fanatisme ; aussi, ce personnage sollicita et obtint l’expulsion de Djamal-Eddine qui partit bientôt pour l’Égypte.

Le Cheik Djamal-Eddine en Égypte

Il entra en Égypte le 22 mars 1871. Là, il professa des cours libres sur la Logique, la Littérature, la Rhétorique, la Philosophie, la Théologie et l’Astronomie, qui furent suivis très assidûment par un grand nombre des étudiants en théologie, élèves de la célèbre Université connue sous le nom de Djami-El-Ezhar.

Inspirateur des idées nobles de liberté, de patrie, de vertu, de tolérance, il voyait ses auditeurs augmenter de jour en jour. Ses meilleurs élèves occupent aujourd’hui les plus hauts postes en Égypte. Vénérable de la Loge franc-maçonnique , son exemple amena l’adhésion d’un grand nombre de musulmans, d’Ulémas et de hauts fonctionnaires.

Son influence augmenta à tel point que Tevfik-Pacha s’en inquiéta, surtout lorsqu’il crut savoir que la main de Djamal-Eddine était pour quelque chose dans la déposition de son père, Ismaël-Pacha. Aussi, après un séjour de 8 ans et 1/2, et en récompense des services qu’il avait rendus à la science et à l’instruction en Égypte, le Khédive Tevfik l’en expulsa, le 24 août 1879.

Il se rendit alors aux Indes, dans le Deken et le Bengale. Il écrivit plusieurs mémoires sur différents sujets, en langues persane et afghane, ainsi que quelques fragments sur les doctrines des Babis qu’il condamne comme funestes et malsaines. Parmi ces mémoires, il convient de citer un essai remarquable intitulé : « De l’influence fâcheuse du matérialisme sur la société ».

Des Indes, il se dirigea vers la-France.

Le Cheik Djamal-Eddine en France et en Angleterre

C’est en 1882 qu’il vint en France. Presque toute la presse française publia ses nombreux et si intéressants articles sur la politique russe, anglaise, turque et égyptienne et sur le Mahdi soudanais. Plusieurs de ces articles, quoique peu tendres pour la politique anglaise, étaient reproduits et commentés par les grands journaux et recevaient l’approbation de certains hommes d’État de la Grande-Bretagne.

Ses dissertations avec Renan[2] sur « la Science et l’Islam » et les conférences qu’il fit sur ce même sujet lui valurent, de la part du grand philosophe français, des éloges flatteurs qui ont laissé un durable souvenir dans la mémoire des érudits. C’est à Paris qu’il publia son journal « Urvet ul Vuska (le lien indissoluble – العروة الوثقى) », journal arabe qui fut apprécié comme une véritable écriture sainte et produisit une profonde impression dans tout le monde de l’Islam (Indes, Perse, Afghanistan,. etc.).

Ensuite sur le désir de lord Salisbury[3] et de lord Churchill[4], Djamal-Eddine se rendit à Londres pour y donner ses idées sur la question du Mahdi soudanais qui était à l’ordre du jour. Enfin, en France, comme partout où il se trouva en Europe, Djamal-Eddine entretint des relations intimes avec les savants, les écrivains et les hommes d’État..

Le Cheik Djamal-Eddine en Perse

Après qu’il eut quitté l’Europe pour se rendre à Nedjd, le Schah de Perse, désirant connaître «le savant de l’Islam », l’invita par télégramme à le venir voir. Sur sa route, à Ispahan, il rencontra le prince Zillé-Sultan, qui lui manifesta son affection et son amitié.

Arrivé à Téhéran en février 1886, le Schah Nasr-Eddine lui fit brillante réception ; il fit partout ses éloges, jusque dans son harem. Bientôt, il le nommait Ministre de la guerre et le destinait à être son Sadr-azam. Djamal-Eddine avait parcouru bien des pays et en connaissait la politique. Versé dans l’histoire universelle, familiarisé avec les sciences anciennes et modernes, possédant à fond toutes les religions orientales et occidentales, profond observateur, orateur distingué, les Persans l’admiraient jusqu’à la vénération, de sorte que Princes, Muftis, Ulémas et personnages de tous rangs affluaient autour de lui. Le Shah en conçut-il quelque ombrage ? Son esprit fut-il imprégné de la crainte de voir grandir encore l’influence morale de Djamal-Eddine sur la population, et le respect et l’affection que celle-ci lui témoignait? Toujours est-il qu’en présence du changement d’humeur du Schah, Djamal-Eddine jugea bon de demander un congé qui lui fut accordé et quitta cette fois la Perse de son plein gré pour s’arrêter à Moscou.

Le Cheik Djamal-Eddine en Russie

Le célèbre écrivain Katkof[5] écrivit à son sujet les articles les plus flatteurs. A Pétersbourg, il fut l’objet de l’estime de toute la population russe et recherché dans toutes les hautes sociétés. Il publia dans les journaux russes des articles importants sur la politique Afghane, Persane, Ottomane, Russe et Anglaise qui firent grand bruit dans le monde politique. Il resta en Russie 4 ans.

Il partait pour Paris dans l’intention de visiter la grande exposition de Paris de 1889 (5 mai 1889 – 31 octobre 1889), lorsqu’il rencontra à Munich le Schah de Perse qui en revenait. Celui-ci l’invita à nouveau, avec tant d’insistance, que Djamal-Eddine consentit à retourner en Perse avec lui.

L’air pur et libre de l’Europe avait probablement produit un effet salutaire sur l’esprit du Shah qui comprenait maintenant que la présence de Djamal-Eddine serait utile à son royaume. Il ne le jalousait plus, ses yeux s’étaient sans doute ouverts à la lumière et il voyait en la personne du philosophe un grand réformateur et un savant indispensable au progrès de son pays.

Le Cheik Djamal-Eddine en Perse pour la deuxième fois

La population afflua de nouveau autour de lui et de manière encore plus imposante que lors de son premier séjour. Les visiteurs ne venaient plus seulement entendre ses conférences comme autrefois, la population éclairée demandait à Djamal-Eddine son intervention pour obtenir qu’une bonne administration fut introduite, qu’une loi, qu’une justice fussent reconnues et pratiquées en Perse.

Il faut reconnaître que ces vœux étaient bien naturels, car rien de tout cela n’existe dans ce beau pays. Djamal-Eddine prit à cœur ces demandes et intervint le mieux qu’il put auprès du Shah qui s’y prêta volontiers et redoubla ainsi d’estime et de considération dans l’esprit de son peuple.

C’était une lumière, un jour nouveau qui devait paraître dans ce coin le plus ténébreux de l’Orient. Djamal-Eddine était le plus heureux des mortels, car c’était là la vraie gloire, la vraie consolation de tous les maux qu’il avait endurés. Nouveau Solon, il allait être l’instrument d’une réforme capitale de l’État Persan.

Malheureusement, ces nobles et douces illusions ne se réalisèrent point ; elles avaient contre elles le Sadr-azam, qui fit valoir auprès du Shah que le moment n’était pas encore venu d’adopter un code, une loi, en Perse, que la réforme administrative détruirait son autorité, que la justice et la liberté le priveraient de son pouvoir absolu. Par ces arguments et mille autres intrigues, le Sadr-azam jeta la timidité et l’hésitation dans le cœur du Shah et, finalement, parvint à le détourner de ses bonnes résolutions.

En présence de cette révolution dans les sentiments de Nasr-Eddine, Djamal-Eddine se retira à « Schah Abdul-Azim », saint édifice situé à 20 kilomètres, par chemin de fer, au-delà de Téhéran. Comprenant les bienfaits de la liberté, le besoin d’une loi établie, d’une justice pratiquée ; sentant que la Réforme dans la religion même, par la tolérance et la disparition du fanatisme, étaient seuls capables de réaliser le progrès et d’assurer le bonheur ; toute la population éclairée et, à sa tête presque tous les princes, les Ulémas, les Ministres et un grand nombre d’officiers se rendirent à Schah-Abdul-Azim, auprès de Djamal-Eddine où l’éminent, orateur continua à leur inspirer les plus nobles idées.

Huit mois se passèrent ainsi, le nom de Djamal-Eddine l’Afghan était devenu célèbre, il était cité avec vénération et respect dans toutes les provinces. Le vœu général était que la tyrannie fut remplacée par la justice, qu’un Code, qu’une Loi fut adoptée, fut-ce au moins comme celle de la Turquie. Toute la Perse était excitée.

Le Schah, effrayé et craignant que ce mouvement ne portât atteinte à son despotisme, envoya à Schah-Abdul-Azim 500 cavaliers bien armés qui s’emparèrent de Djamal-Eddine, alors malade et dans son lit, et 50 d’entre eux le reconduisirent jusqu’à la frontière Ottomane.

C’est ainsi que Djamal-Eddine fut expulsé. Cet acte n’eut point de conséquences heureuses pour Nasr-Eddine. Princes, Muftis, Ulémas, tous blâmèrent sa rudesse. Les partisans de la Réforme prirent feu et lui causèrent de l’inquiétude.

Partout parurent des brochures et des affiches réclamant, pour la Perse, le droit international. Des lettres menaçantes lui étaient adressées le sommant de donner une loi au pays ou de se retirer. Sa vie était en danger. Il vit un jour son palais assiégé par le peuple. Plus tard, des décrets religieux (Fatwa) causèrent un demi-million de perte pour son trésor (question de la Régie). Trésor rempli par l’argent du peuple torturé et tyrannisé par l’ambition de Schah et de sa suite.

Le froid vigoureux qui régnait au moment de son expulsion augmenta la maladie de Djamal-Eddine qui faillit succomber, mais fort heureusement sa santé se rétablit après sept mois de séjour à Bassorah et il put se diriger sur Londres.

Le Cheik Djamal-Eddine à Londres 1891

Il donna à Londres ses premières conférences chez le révérend Hafeïz, plusieurs nobles et hauts fonctionnaires y assistèrent. Il tint des meetings, d’abord au Club libéral et ensuite dans d’autres clubs. Dans ces discours, Djamal-Eddine révélait les tortures du peuple, Persan et la tyrannie du Schah depuis son avènement au Trône. Il réclamait avec insistance l’intervention du gouvernement britannique pour la déposition du Schah.

Huit mois s’écoulèrent ainsi, pendant lesquels Djamal-Eddine dépensait toute son énergie à poursuivre son but, lorsque Sa Majesté Impériale le Sultan lui fit parvenir par l’entremise de Rustom-Pacha, son ambassadeur à Londres, une lettre flatteuse l’invitant à venir à Constantinople. Trop préoccupé de sauver le peuple persan de la tyrannie du Schah, Djamal-Eddine se vit obligé par une humble lettre, remise à l’ambassade, de refuser l’auguste invitation qui lui était faite. Mais le Sultan lui ayant adressé une nouvelle lettre plus flatteuse encore que la première, il répondit par télégramme qu’il se rendrait à l’invitation de Sa Majesté Impériale, mais qu’après la première audience il retournerait en Europe.

Constantinople: Le terminus d’un long parcours

C’est dans ces conditions que Cheik Djamal-Eddine-el-Afghani se rendit à Constantinople en 1892, où il se trouve depuis quatre ans placé entre l’attraction du bon et doux caractère de Sa Majesté Impériale et l’impulsion du caractère corrompu de certains de son entourage.

Il est vrai qu’entre ce flux et reflux, Djamal-Eddine sollicite respectueusement, depuis longtemps, de son auguste amphitryon, un congé qu’il n’a pu encore obtenir. C’est pourquoi Djamal-Eddine, qui jouit d’une grande influence dans le monde musulman, a fixé maintenant sa résidence à Constantinople sur la hauteur du Nichan Tachi[6], d’où il regrette fort cette Europe si brillante où le talent et la science peuvent luire et se développer dans leur force, en toute liberté.

Signé: C… -E…
Imprimé et publié en 1896, par Auguste RÉTY, – Grande imprimerie de Meulan-en-Yvelines – (Rue Gambetta, 37) Paris-île de France

La mort du Cheik Djamal-Eddine-el-Afghani

Il fut resté à Constantinople jusqu’à sa mort le 9 mars 1897, suite à une opération chirurgicale non réussite (Qui a coulée beaucoup de polémiques, soupçonnant le médecin du Sultan de faire en sorte que l’opération échoue) pour extraire un tumeur de sa mâchoire.


[1] Sa lignée remonte à l’imam Hussein Ibn Ali Ibn Abi Taleb

[2] Ernest Renan, né le 27 février 18231 à Tréguier (Côtes-du-Nord) et mort le 2 octobre 1892 à Paris, est un écrivain, philologue, philosophe et historien français.

[3] Robert Arthur Talbot Gascoyne-Cecil, né à Hatfield dans le Hertfordshire le 3 février 1830 et mort à Hatfield dans le Hertfordshire le 22 août 1903, est un homme d’État, Ministre des Affaires étrangères dans le cabinet Disraeli (1878-1880).

[4] Lord Randolph Henry Spencer-Churchill (13 février 1849 – 24 janvier 1895) est un homme d’État britannique. Il est le troisième fils (donc non héritier du titre, qui va à l’aîné) de John Spencer-Churchill, 7e duc de Marlborough, et le père du Premier ministre Winston Churchill.

[5] Mikhaïl Nikiforovitch Katkov, né le 1er novembre 1818 à Moscou, mort le 20 juillet 1887 à Znamenskoïe (province de Moscou), est un écrivain, éditeur et critique littéraire russe.

[6] Nişantaşı est un quartier chic de la ville d’Istanbul, en Turquie.

1 comments on “Ce qu’on ne connaît pas sur Jamal-Eddine El-Afghani (1839-1897)

  1. Merci beaucoup pour cet article qui résume bien la vie du grand Jamal-Eddine Al-Afghani.
    Il a effectivement beaucoup voyagé et s’était établi dans un certain nombre de pays.
    Est ce qu’il maîtrisait toutes les langues de ces pays dans lesquels il donnait des conférences et écrivait ses articles?

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