Au final, dans quelle mesure l’étude des regroupements à l’échelle cantonale et de la constitution de « représentants » de l’Islam sur le plan national éclaire-t-elle le paradoxe entre dynamique d’auto-organisation des acteurs associatifs et discours publics sur la pénurie de « représentants » ?
Premièrement, on constate que la construction d’un Islam de Suisse est en marche. Les représentations et pratiques des acteurs musulmans s’inscrivent pleinement dans les registres juridiques et pratiques de l’action associative telle qu’elle se configure en Suisse. En dépit du discours naturalisé sur le « manque d’organisation » des musulmans, le processus d’organisation est bien réel ; le foisonnement associatif fait preuve d’une grande vivacité. Ce mouvement d’auto-organisation vise avant tout l’encadrement de la pratique religieuse et la transmission culturelle, ainsi que l’intégration des membres dans la société suisse. Sur le plan local, les associations se constituent dans l’entre-soi autour des besoins identifiés par leurs fondateurs et membres actifs.
Les organisations centrales d’un même pays d’origine fournissent aux associations membres des services, tels que l’envoi d’imams ou l’organisation de l’enseignement. Au niveau cantonal, la création d’unions se dessine plutôt dans un mouvement réactif, en lien avec les politiques d’intégration et de gestion du religieux par les cantons, mais aussi en interaction avec la construction de l’Islam en tant que problème public.
En décalage avec les préoccupations des responsables associatifs locaux, les acteurs interreligieux (Conseil suisse des religions, 2006), les médias, le Conseil fédéral et l’administration fédérale, l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) autant que certains chercheurs construisent une demande en termes de « représentation » des musulmans de Suisse.
A l’heure où des interlocuteurs sont recherchés, les acteurs impliqués dans l’auto-organisation de l’Islam de Suisse sont finalement peu pris en compte. Cette demande en terme de « représentation » favorise l’émergence dans la sphère publique d’individus dotés de ressources socio-économiques qui redéfinissent les contours du groupe à représenter, incluant les non-pratiquants, qui sont également sujets à la stigmatisation des musulmans.
La population musulmane de Suisse ne constitue pas une « communauté ». A priori, toutes sortes de facteurs entravent l’émergence d’une identité commune et par là même d’une représentation des « musulmans de Suisse » : multiplicité des origines nationales, variation du degré d’ancrage dans la société helvétique, pluralité des profils socio-économiques et culturels, rapports au religieux différenciés, etc. Si cette diversité s’épanouit sans peine à l’échelle de l’action associative locale et est constitutive de sa fondamentale pluralité, les tentatives de son dépassement ne sont impulsées que de l’extérieur.
C’est en effet la stigmatisation de l’Islam et des musulmans qui favorise l’émergence d’un besoin de « représentation » de l’Islam par le haut et la construction progressive d’une identité de «musulmans de Suisse» en réaction à cette stigmatisation diffuse. A partir de là, une interrogation s’impose. La gestion de la question musulmane implique-t-elle une «représentation» des «musulmans de Suisse» ou un travail réflexif de la société majoritaire sur ses propres représentations?
Samina Mesgarzadeh, Sophie Nedjar, Mounia Bennani-Chraïbi