La grande firme de Kheir Eddine : Henchir Enfitha

  • 31 décembre 2018
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Tunisie en 1912
31 Déc

A une lieue de Bir Loubit, après avoir franchi le pont de l’Oued Kénatir, on entre dans le territoire de l’Enfida. Longue de quinze lieues, avec des largeurs variant de dix à quarante kilomètrès, la propiété de l’Enfida représente une superficie cultivable de cent mille hectares. Elle a ses angles à proximité des villes d’Hammamet, Zaghouan, Kairouan et Sousse ; son centre principal est le grand village de Dar-El-Bey.

Le général Kheir Eddine Bécha
Le général Kheir Eddine Bécha

On connaît l’histoire de son achat. Le général Tunisien, Kheir-Eddine, ancien Vizir du Bey, Mohamed Es Sadok, reçut ce vaste domaine, bien de la couronne beylicale, à titre de cadeau, en reconnaissance des nombreux et loyaux services qu’il avait rendus à la Régence.

A Tunis, à cette époque, les révolutions étaient fréquentes ; les Vizirs, maires du palais, possédant quelques années une puissance illimitée, étaient bientôt par caprice ou par crainte, précipités du faîte des grandeurs, dépossédés de leurs biens, réduits à l’indigence, ou trop souvent assassinés.

Kheir-Eddine prévut à temps son heure de disgrâce, et se réfugia à Constantinople ou il devint dans la suite grand Vizir, et résolut alors de se débarrasser des biens qu’il possédait dans la Régence de Tunis où il ne devait plus revenir.

La Société Marseillaise acheta tous ses biens, dont le plus important était le domaine de l’Enfida, au prix de trois millions de francs. Je n’entrerai pas dans tous les détails du procès que suscita cette acquisition, de toutes les subtilités de la loi musulmane que mirent en avant l’entourage du Bey et quelques créatures payées à cet effet pour empêcher cette vente, et arrêter ainsi l’essor français dans la Régence.

Kheir-Eddine était au courant de la législation en vigueur en Tunisie. Le Président de la Société Marseillaise, M. Albert Rey, esprit supérieur, qui avait courageusement entrepris cette affaire, tint bon. Son mandataire, M. Henri Chevallier-Rufigny, homme intègre, esprit fin, très-intelligent, rompu aux lois, ne craignant pas la peine pour arriver à la solution d’une question qu’il considérait justement comme patriotique, fort de son droit, parvint à ses fins, et après bien des péripéties, des départs forcés, des jugements contradictoires, la Société Marseillaise demeura, suivant les lois du pays, propriétaire légitime et sans restrictions du territoire d’Enfida.

La Compagnie Franco-Africaine créée en vue du développement de l’agriculture en Tunisie date de ce jour. On avait de grands domaines, de forts capitaux, il fallait agir.

Après bien des essais, de longs tâtonnements, le Conseil qui préside aux destinées d’Enfida résolut d’y mettre une tête pour diriger sur place et exploiter rationnellement cette vaste propriété. L’élu du Conseil fut Mangiavacchi.

Robuste, actif, dans la force de l’âge, Mangiavacchi représente le type du grand propriétaire américain, avec la parfaite urbanité en plus. Parlant les langues du pays, mais surtout connaissant à fond le caractère des Arabes; l’esprit souple, sachant à un moment donné écouter la plainte de la victime et lui rendre justice, à une autre heure, intimider le coupable; lisant au fond de ces esprits primitifs ; reconnaissant leurs mensonges et leurs tours; appréciant leurs qualités; il est arrivé en peu de temps à repeupler Enfida avec les tribus des Ouled Saïd, les Zlass et du Trabelsi qui, lors de la dernière insurrection de 1881, étaient partis pour la Tripolitaine, et à se faire aimer et craindre des Musulmans, qui se sentent parfaitement compris par lui.

Esprit large, sans idées préconçues, il s’adresse à toutes les lumières et il ne néglige rien pour mettre en branle les rouages d’une aussi puissante administration.

Aujourd’hui à Tunis, demain à Kairouan, pour les besoins de l’affaire ; il va pour chercher les colons, ou visiter des vignobles en Sicile, à Malte, en Provence, à Oran. D’une puissante mémoire, il se délasse le soir des fatigues de la journée, au milieu d’une famille respectable et distinguée en lisant à sa femme les quelques belles pages de Saint Augustin, et en apprenant à son jeune fils Eric, les poètes latins, Horace en particulier, dont il sait par cœur des odes entières. I1 voyage, lit, envoie chaque semaine des mémoires in-folio à Paris ; dicte à la fois à deux secrétaires, tout en intervenant dans les discussions indigènes qui viennent en grand nombre dans son bureau, et sait toujours faire passer quelques heures agréables à ses hôtes.

La véritable organisation d’Enfida, date du moment où Mangiavacchi a été mis à la tête des affaires.

La première fois que je visitai ce domaine, j’étais avec lui ; devant moi se déroulaient des montagnes sur trois plans différents ; la mer était à mes côtés, j’apercevais des plaines immenses dans le lointain. Emerveillé, je lui demandai si tout ce que je voyais faisait partie de la propriété : « zid chouia, ajoute, me fait-il. » Nous marchons, nous franchissons les premiers coteaux, toujours des plaines, des jardins, des torrents, nous arrivons fatigués, exténués aux rochers Souatirs après une demi-journée de marche, et nous n’étions pas encore aux extrémités d’Enfida.

On m’avait parlé de trésors, de mines, je les cherchais des yeux. « Les mines, les trésors, me dit Mangiavacchi, sont ces plaines que vous voyez. Dans ce vaste territoire, qui correspond à un petit département français, il y a de la place pour tout le monde, il y a des terres pour toutes les cultures. Les grandes plaines du Sud, de Lagger, de Sidi Abd-El-Goui, du Menzel, seront affermées à nos khammis ou paysans arabes, une fois alloties et divisées. Celles de l’Oued Boul irrigables seront converties en prairies naturelles. Les plaines de l’Oued Scherachier, depuis les coteaux de Takrouna, jusqu’au lac Sidi Kalifa, situées à proximité des bâtiments de Dar-El-Bey, formées par des terres d’alluvion profondes, seront converties en vignobles qui, se développant jusqu’aux coteaux de Chegarnia à terre rouge ferrugineuse, nous donneront des vins de choix. Les terres plus au Nord, riches en puits et en sources, situées près d’Hammamet, seront vendues aux Européens, suivant leurs désirs et leurs conditions de fortune. La partie montagneuse nous donnera des orges dans les petites vallées qui la découpent, des bois de placage par ses thuyas, du charbon par ses lentisques, de l’alfa dans ses plateaux. Peu à peu par la douceur et la bienveillance, par des avances pécuniaires, nous gagnerons la confiance des indigènes, populations opprimées jusqu’à ce jour, et qui trouveront, sous notre paternelle mais énergique administration, la justice et la sécurité, et nous rendrons à l’Enfida les seize mille Arabes qu’elle contenait à l’époque de Kheir-Eddine. A l’ouvrier indigène, grossier, nous adjoindrons un élément plus civilisé, connaissant mieux l’agriculture ; le Provençal et le Sicilien pour la vigne ; le Maltais et l’Espagnol de Valence pour les cultures irriguées. »

« Nous construirons d’abord la maison de Dieu, une église catholique pour notre personnel Européen ; des bordjs pour nos intendants ; des habitations dans les montagnes pour les gardes forestiers ; nous creuserons des puits, nous ferons des plantations d’arbres ; nous utiliserons les eaux d’hiver et dans peu d’années l’aspect d’Enfida aura changé de fond en comble et sous la domination française, ce pays verra les beaux jours de la Byzacène romaine. »

Ce programme a été suivi de point en point, mais avant d’en faire connaître plus intimement les détails, il sera bon de jeter un coup d’œil sur le passé Romain d’Enfida.

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