Livre: l’émigration des juifs de Tunisie de 1943 à 1967

  • 26 décembre 2018
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Djerba/Tunisie pèlerinage à la synagogue de la Ghriba 2017
26 Déc

En 1948-1949, au moins 4 000 juifs de Tunisie, soit près de 25 % des 20 000 Juifs qui quittent alors l’Afrique du Nord, choisissent de gagner le tout jeune “État d’Israël”. Cette vague migratoire est contemporaine du mouvement qui, depuis 1945, porte des dizaines de milliers de juifs européens survivants vers la Palestine sous mandat britannique, puis vers l’État hébreu à compter de mai 1948.

Avant cette date, il est rare que des immigrants juifs puissent entrer en toute légalité en Palestine. Les bénéficiaires des 100 à 200 certificats d’immigration dont l’Agence télégraphique juive annonce l’envoi, le 17 août 1944, aux candidats tunisiens à l’alyah par l’Agence juive pour la Palestine auront cette chance. Mais la plupart des juifs, de Tunisie ou d’ailleurs, entrant en Palestine mandataire le font alors illégalement et clandestinement. Depuis la décision prise par la Grande-Bretagne en 1939 de restreindre drastiquement l’entrée des juifs en Palestine manda- taire, l’Agence juive a chargé le Mossad Le Alyah Beth de les y aider 3. C’est le cas des jeunes qui, en mai 1943, aussitôt terminée l’occupation allemande en Tunisie, rejoignent des kibboutzim, notamment Bat Oren et Bet Achita au nord de la Palestine.

Quelles que soient les conditions qui entourent ces départs, ils sont le fruit du travail de propagande effectué par les sionistes depuis quelques décennies auprès de la jeunesse juive de Tunisie, travail dont les brimades et persécutions de Vichy et des Allemands ont amplifié l’impact pendant la guerre : « […] Il faut que vous sachiez, témoigne une Juive tunisienne, que je fais remonter mon alyah à l’occupation allemande en Tunisie, à la conduite de nos compatriotes français non-juifs et à celle de nos voisins arabes tunisiens à notre égard – pas tous, heureusement. Ils nous ont enseigné, en travaux pratiques, ce que valait un peuple sans patrie ». Il s’agit donc, dans cet article, de mettre le projecteur sur le facteur idéologique, moteur de ces départs intervenus avant le déclenchement du processus de décolonisation en Tunisie. Pour ce faire, nous puiserons, pour l’essentiel, dans les archives du Protectorat conservées en France et en Tunisie, indispensables par ailleurs pour cerner l’attitude des autorités françaises à l’égard de cette émigration.

Un sionisme ancien, lié au sionisme mondial

Très divers par leurs origines, leur condition sociale, leurs nationalités et leur degré d’acculturation à la culture française, les quelque 70 000 juifs de Tunisie sont en fait très partagés, dans les années 1940, entre des idéologies variées, parfois antagonistes : outre des sionistes, il se trouve parmi les juifs « évolués » des assimilationnistes, des socialistes, quelques communistes et nationalistes tunisiens.

La plupart de leurs coreligionnaires cependant, de condition très humble le plus souvent, restent des traditionalistes, vivant plus ou moins dans l’attente messianique et l’idéal religieux du retour à Sion. Tout au long des siècles, des juifs âgés sont « montés » à Jérusalem pour y prier et y reposer après leur mort. Si, selon Lucette Valensi, cette attente messianique a déjà une dimension politique, il faut attendre le projet national « laïc » formulé par Theodor Herzl dans les années 1890 pour que l’alyah devienne réellement un horizon ouvert aux juifs de Tunisie.

Le sionisme organisé a connu un développement précoce dans la Régence, en lien étroit avec le sionisme mondial. Son origine remonte à la fondation de l’Organisation sioniste mondiale (OSM) en 1897, même s’il faut attendre 1911 pour qu’Alfred Valensi y inaugure l’ère du sionisme organisé en fondant l’Aghoudat Sion ; la même année, le premier délégué de Tunisie se rend au Xe Congrès sioniste, à Bâle. Après la Seconde Guerre mondiale, outre la propagande, les divers partis, de droite comme de gauche, qui constituent la Fédération sioniste de Tunisie (FST) ont pour tâche fondamentale, comme partout, de collecter les shekalim, modestes contributions qui donnent le droit d’élire les délégués aux congrès sionistes, le parlement en quelque sorte de l’OSM.

Léopold Beretvas, sioniste-socialiste originaire d’Europe centrale et membre de Tseire Tsion, un groupe dont nous aurons à reparler, préside la Fédération qui revendique, comme le « sionisme officiel ». l’OSM, le droit pour les juifs d’immigrer en Palestine mandataire et, depuis 1942, la création d’un État juif dans ses frontières. Organe de coordination, la FST relie ses diverses composantes non seulement à la direction sioniste mondiale, mais aussi au Keren Kayemet Leisrael (KKL) et au Keren Hayesod (KH), les deux grands Fonds sionistes ayant vocation à faciliter l’immigration et la colonisation juives en Palestine. Des délégués de leurs bureaux parisiens, fondés en 1923 pour le KH, en 1926 pour le KKL, viennent régulièrement en Tunisie faire de la propagande et lever des fonds

L’implantation à Tunis d’une section de l’Union mondiale des sionistes révisionnistes, elle-même fondée à Paris par Vladimir Jabotinsky en 1925, fut un tournant dans le Tunis sioniste de l’entre-deux-guerres. Contrairement à l’OSM, à l’Agence juive et aux différents courants du sionisme-socialiste qui dominaient alors ces institutions, l’Union affiche sa volonté de créer sans attendre un État juif en Palestine, ce qui implique d’y combattre frontalement les nationalistes arabes.

En 1946, l’influence du révisionnisme toucherait environ 3 000 juifs à Tunis, sur un total de 55 000 âmes. À en croire un rapport officiel de juin 1944, le mouve- ment, pourtant d’inspiration laïque, n’aurait visé au départ qu’à encourager le sentiment religieux dans la jeunesse juive de la Régence, via le Bétar, son mouvement de jeunesse. Puis les persécutions de la guerre ont politisé son discours, tandis que l’organisation étend ses ramifications dans toute l’Afrique du Nord.

En 1947, l’Irgoun Tsvai Leumi, un groupe fondé en 1939 par des révisionnistes de Palestine résolus à porter la terreur dans les camps arabe et britannique, ouvre en Tunisie une section, dirigée par Itzhak Tuviana, lui-même assisté de Yehuda Sadeh, chargé d’acheter les armes et d’entraîner les recrues. Selon les autorités du Protectorat, l’Irgoun de France les aurait avertis, après le vote du partage de la Palestine par l’ONU (novembre 1947), que la Ligue arabe envoyait des hommes combattre les juifs dans le monde arabe et qu’il convenait de constituer des comités d’auto-défense clandestins.

Ce sionisme politique diversifié se prolonge par des mouvements de jeunesse très actifs. Si, en métropole, les Éclaireurs israélites de France et les membres de l’Union universelle de la jeunesse juive (UUJJ) ne sont pas en majorité sionistes, tel est bien le cas dans la Tunisie d’après-guerre. Et, tandis que les Éclaireurs juifs de Tunisie, qui relèvent du mouvement Hashomer Hatzaïr, dont la section tunisoise remonte à 1929, professent le sionisme socialiste le plus avancé, le Bétar et le Brit Trumpeldor prônent, eux, le révisionnisme. C’est en 1931 que le Bétar, né en Lettonie en 1923 puis créé à Paris en 1927, a ouvert une antenne à Tunis.

Tous ces mouvements sans distinction visent le développement physique, mental et spirituel des jeunes et le renforcement de leur conscience juive, mais les mouvements de jeunesse se réclamant du « sionisme officiel », c’est-à-dire de l’OSM, cherchent de surcroît à pousser leurs membres à venir renforcer les kibboutzim en Pales- tine ; outre une formation politique, ils dispensent donc des cours d’hébreu et une formation agricole, tout en exaltant les valeurs haloutziques (pionnières).

Quant aux bétaristes, s’ils détestent le socialisme des kibboutzim, ils poussent néanmoins eux aussi à l’apprentissage de l’hébreu et à l’alyah. Avec les militants de l’Irgoun, ils émettent dès 1947 des tracts appelant « Sion au combat » et encouragent la « montée » de jeunes en Palestine dans l’intention de les faire participer, le moment venu, à la « guerre de libération » qui s’annonce.

Olfa Ben Achour

À PROPOS DE L’AUTEUR

Olfa Ben AchourOlfa Ben Achour est docteure en histoire contemporaine, spécialiste de l’émigration des juifs de Tunisie. Sa thèse dont est issu cet ouvrage est la continuité d’un travail de réflexion qu’elle avait déjà mené sur la condition des Juifs tunisiens sous le Protectorat français et jusqu’à “l’indépendance tunisienne”. Elle a exercé dans différents instituts universitaires et publié plusieurs articles. Chercheure associée à l’IRMC, elle travaille actuellement sur la question de la patrimonialisation de l’héritage culturel judéo-tunisien.

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