La Tunisie romaine

  • 11 janvier 2019
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11 Jan

Jean-Paul Morel,

La Tunisie permet d’ouvrir à elle seule un chapitre important de l’histoire du bassin méditerranéen : pour percevoir la dimension réelle de l’Empire romain et son legs à notre civilisation, la découverte de l’Africa, une de ses provinces les plus riches et les plus urbanisées, s’impose… Laissons Jean-Paul Morel, auteur, parmi de nombreux ouvrages, de La Tunisie : carrefour du monde antique (Faton, 1994), guider les voyageurs de Clio parmi de fabuleuses cités antiques.

En 146 avant J.-C., au terme d’un assaut sanglant, l’armée romaine de Scipion Émilien s’empara de Carthage. Les vainqueurs rasèrent la ville et le sénat maudit quiconque oserait s’installer à son emplacement. Qui aurait pu prédire, alors que Scipion pleurait sur les ruines encore fumantes de la glorieuse rivale de Rome un sort qu’il craignait dans l’avenir pour sa propre patrie, que Carthage, relevée un siècle plus tard par ses vainqueurs eux-mêmes, serait un jour la seconde ville du monde romain, la capitale de la province d’Africa devenue un des fleurons de l’Empire ?

Carthage et l’Africa

La Tunisie actuelle correspond pour l’essentiel à cette province créée dès 146 et agrandie par la suite. Utique en devint la première capitale, mais le site de Carthage allait s’imposer à nouveau par ses avantages. En 44 avant J.-C., César décida d’y fonder une colonie romaine, dont Octave Auguste lancerait véritablement les travaux quelques décennies plus tard.

La campagne « Pour sauver Carthage », promue par les autorités tunisiennes et par l’Unesco à partir de 1972, a vu affluer des archéologues de toutes nations et a fortement accru nos connaissances sur Carthage romaine. Certes on visitait déjà les thermes d’Antonin, le théâtre, l’amphithéâtre, les villas du quartier de l’Odéon, les citernes de la Malga, des basiliques chrétiennes. Mais beaucoup de ces monuments ont été mieux étudiés, d’autres ont été découverts. Sur la colline de Byrsa a été révélé un des plus grands ensembles du monde romain : une gigantesque plate-forme artificielle portant un « forum de la haute ville », d’autres places, des temples, une bibliothèque et une basilique civile, la plus grande après celle de Trajan à Rome. Citons encore un cirque immense, le port romain, des demeures privées, des nécropoles, de nouvelles basiliques chrétiennes, l’enceinte de Théodose.

La terre des villes

L’Africa fut par excellence la terre des villes et un splendide cortège de cités accompagna Carthage la grande. Mentionnons parmi tant d’autres Sbeitla/Sufetula, son forum de pierres dorées où trois temples élèvent côte à côte leurs silhouettes harmonieuses, ses basiliques chrétiennes évoquant la vigueur de l’Église d’Afrique ; Bulla Regia, dont les maisons souterraines séduisent

autant par leur fraîcheur, leur lumière tamisée, leurs voûtes complexes que par leurs mosaïques ; Dougga/Thugga, dont l’élégant capitole et le théâtre romain dominent les maisons et les édifices publics étagés à flanc de colline jusqu’au « mausolée libyco-punique » dressé dans son écrin de verdure ; Oudna/Uthina, où quelques ruines imposantes – amphithéâtre, grands thermes, capitole », énormes citernes – jalonnent un site longtemps à l’abandon, mais qui vient de révéler de riches demeures ; Utique, où les divagations de la Medjerda ont effacé les traces du grand port antique, mais qui offre encore ses domus aux chapiteaux historiés, aux fontaines chatoyantes de couleurs ; El Jem/Thysdrus, dont le voyageur découvre au loin l’imposant « Colisée », le troisième amphithéâtre du monde romain par la taille, dominant l’agglomération moderne de sa masse colossale et dont les maisons romaines regorgent de mosaïques ; Mactar, que jalonnent le vaste forum, les imposants thermes du Sud-Est, l’énigmatique basilique des Jeunes, et les tombeaux mégalithiques hérités du substrat libyque ; Thuburbo Majus avec ses temples si divers, ses thermes d’été et d’hiver, sa palestre des Petronii rappelant ce que les villes africaines durent à la générosité ostentatoire de familles riches et éclairées.

Trop souvent méconnus, des sites considérés comme mineurs sont tout aussi passionnants. Pensons à Salakta/Sullecthum, qui offre son émouvant cimetière marin d’époque romaine rongé par les embruns, sa fabrique de salaisons de poissons, son petit musée ; Jbel Oust, remarquable ensemble thermal enchâssant dans un labyrinthe de salles mosaïquées d’étranges piscines bordées de colonnes, drapées de concrétions séculaires ; le « nymphée » hadrianéen de Zaghouan, élégant sanctuaire des eaux en fer à cheval dans un décor de falaises, origine de l’aqueduc interminable qui alimentait Carthage au bout de l’horizon. L’emprise de Rome se lit aussi dans des champs de ruines à peine effleurés encore par la pioche des fouilleurs, comme Aïn Tounga/Thignica ou Thélepte, ou dans des villes encore bien vivantes qui en conservent le souvenir et quelques traces, comme Gafsa/Capsa – les enfants s’y ébattent dans des bassins romains aux pierres de taille gravées d’inscriptions latines – Sousse/Hadrumète, Nabeul/Neapolis. La profusion des villes était telle dans l’Africa qu’il n’est guère d’année où quelque nouveau site urbain n’y soit identifié.

Splendeurs des mosaïques

S’il fallait ne retenir qu’une des multiples formes de « culture matérielle » que nous ont léguées ces villes, nous choisirions les mosaïques. La Tunisie fut le paradis de cet art si typiquement romain. Elle s’y distingua par son originalité, ses innovations : style fleuri aux motifs ornementaux exubérants, grandes compositions mi-réalistes, mi-fantastiques du IVe siècle dont s’inspireront en Sicile les mosaïstes de Piazza Armerina, cuves baptismales ou mosaïques tombales chrétiennes au décor stylisé.

De grands musées comme ceux du Bardo à Tunis, d’El Jem, de Sousse, sont de véritables conservatoires de cet art, mais des musées plus modestes, à Utique ou à Sfax, à Enfida ou à Nabeul, en renferment aussi des trésors. Ces pavements de sol révèlent un aspect souvent oublié de la civilisation romaine : celui d’un monde haut en couleur, à la fois raffiné et amoureux du pittoresque. On y goûte une inventivité décorative inépuisable, l’expression des goûts littéraires, des réminiscences historiques, des croyances religieuses ou philosophiques, l’évocation des loisirs préférés, de la vie quotidienne des grands domaines ou des hameaux de pêcheurs. Le sol tunisien prodigue encore de splendides découvertes : une mosaïque de Haïdra/Ammaedara, illustrée de vignettes symbolisant douze îles ou villes de la Méditerranée, n’est que la dernière en date.

L’épaisseur d’un passé

Les civilisations qui ont précédé Rome ont profondément imprégné les arts et l’artisanat de la Tunisie romaine. Sur les stèles à caractère religieux, comme celles de la Ghorfa – près de Mactar – et sur tant d’autres, apparaissent d’anciens symboles tels le croissant lunaire ou le signe de Tanit, des motifs décoratifs « berbères » transmis jusqu’à l’artisanat actuel : une horreur du vide qui multiplie les détails originaux et savoureux. Concurrents des dieux romains, de vieux dieux indigènes jamais oubliés apparaissent sur des frises d’époque impériale, et Baal Hammon a pris l’ancien nom italique de Saturne pour régner sur les cultes populaires de la période romaine. C’est encore lui qui figure, dans un style qui doit beaucoup à l’art autochtone, sur une stèle datée de l’an 323 : sous Constantin, elle perpétue des schémas décoratifs et figuratifs, un style gauche et

expressionniste qui ont traversé toute l’Antiquité. Inversement, le christianisme s’implanta précocement et puissamment dans cette Africa dont il imprégna les croyances, l’architecture, l’art, la littérature, nous léguant monuments insignes et grands auteurs, de Tertullien à saint Augustin.

Une économie florissante

Le visiteur désireux de percevoir dans toutes ses composantes la vie de l’Africa doit aussi parcourir les campagnes de la Tunisie actuelle, scruter les vitrines de ses musées. Il sera alors plus sensible à ce que représenta pour l’Empire romain cette province dont la prospérité se maintint si longtemps – lors des périodes vandale (439-533) et byzantine (533-698), voire sous la domination arabe qui s’imposa à la fin du VIIe siècle – sous des formes encore largement tributaires des modèles romains. Sitôt qu’elle l’eut annexée, Rome en organisa l’exploitation avec sa rigueur et son opiniâtreté coutumières. Un des plus grands monuments que nous ait légués l’Antiquité est cet ensemble de cadastres, de « centuriations » qui, à partir du IIe siècle avant J.-C., allait quadriller la Tunisie, sur des centaines de kilomètres, de ses carrés de quelque sept cents mètres de côté, encore bien perceptibles depuis l’avion, pour qui atterrit à Tunis.

L’Africa devint pour Rome un fournisseur essentiel de blé et d’huile. Le fameux port circulaire de Carthage, qui jadis abritait la flotte de guerre punique, se mua en port d’attache monumental d’une flotte céréalière dont l’arrivée était chaque année impatiemment attendue à Rome. Le souvenir d’une oléiculture intensive apparaît aussi bien sur des photographies aériennes où se lit parfois l’emplacement de chaque olivier romain, que dans les vestiges de pressoirs qui jalonnent les campagnes et les villes antiques.

L’Africa du travail a laissé bien d’autres traces encore. Ainsi, à Chemtou/Simitthus, un nouveau musée rappelle l’exploitation sur ce site du beau « marbre numidique » aux délicates veines jaunes et roses, exporté à travers tout l’empire ; on y perçoit le degré d’organisation technique et administrative de ces carrières et le façonnage sur place d’objets en marbre dans une véritable caserne-manufacture étroitement surveillée. À El Haouaria, à l’extrémité du cap Bon, le grès dont fut édifiée Carthage était extrait d’autres carrières où les vastes pyramides en creux des chambres d’extraction reçoivent de puits percés en leur sommet une lumière mystérieuse.

Une autre grande production de l’Africa est représentée par les « sigillées claires » au vernis rouge-orangé, comme les fines poteries dites d’El Aouja, avec leurs vases en forme de têtes humaines très typées ou leurs cruches ornées de reliefs d’appliques, ou les « sigillées claires D », décorées en relief ou par impression de symboles chrétiens ou d’épisodes de l’Évangile : elles furent les céramiques antiques les plus largement diffusées dans tout le bassin méditerranéen et dans un vaste arrière-pays, et cela jusqu’au VIIe siècle. Le littoral est jalonné par les fabriques de salaisons ou autres produits dérivés du poisson, comme la sauce appelée garum, un condiment fondamental de la table romaine. Elles exportaient encore leurs produits, dans leurs amphores typiques, vers la France mérovingienne ! Telle fut l’incroyable longévité d’une Tunisie antique dont les activités et les coutumes s’inscrivirent jusqu’à la conquête arabe dans le droit fil de l’héritage de Rome.

Les réussites de la mise en valeur

La Tunisie moderne a su garder la mémoire de toutes les étapes de son riche passé, revendiquant sa période romaine au même titre que ses composantes libyques, puniques ou arabes. Elle a accompli depuis une vingtaine d’années, en liaison avec les missions étrangères qui ont œuvré sur le terrain, un effort considérable de mise en valeur de son patrimoine archéologique. À côté des grandes collections traditionnelles comme celles du Bardo à Tunis ou du musée de Sousse, d’autres musées ont connu un accroissement et des améliorations spectaculaires. Carthage a maintenant le très grand musée de site qu’elle méritait.

Au musée d’El Jem sont en cours d’aménagement de nouvelles salles de mosaïques. Parmi les musées récemment créés ex novo, citons, outre celui de Chemtou, déjà mentionné, celui de Lemta : dans ce Sahel où la densité de l’occupation actuelle laisse voir peu de vestiges antiques, il révèle la richesse archéologique d’une zone-clef de la Tunisie romaine. Enfin des musées plus anciens regorgent aussi de trésors, comme celui d’Enfida, avec sa collection remarquable de mosaïques paléochrétiennes, ou ceux de Salakta/Sullecthum, d’Utique, de Nabeul, de Mactar, de Sbeitla, de Sfax. Même effort pour les publications : les progrès spectaculaires de l’édition tunisienne ont permis la parution d’ouvrages savants et de brochures d’excellente vulgarisation consacrées aux principaux sites ou aux grandes périodes de l’histoire ancienne de la Tunisie.

Le visiteur de la Tunisie antique, et notamment romaine, peut se laisser simplement séduire par le charme ou la grandeur des sites. Mais s’il souhaite acquérir une connaissance plus intime de cette Africa qui fut un des phares du monde méditerranéen, il a maintenant tous les atouts en mains.

Mars 1999 – Jean-Paul Morel, Correspondant de l’Institut. Professeur émérite d’archéologie et d’histoire de l’art romain à l’Université de Provence. Directeur de la mission archéologique française à Carthage.

2 comments on “La Tunisie romaine

  1. Bonjour, J’ai trouvé ce site très important, il y a des articles très importants concernant l’époque pré et post-coloniale de la Tunisie. Bravo!

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