Hannibal et la deuxième guerre punique

  • 26 décembre 2018
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La bataille de Zama en Tunisie entre Rome et Carthage
26 Déc

Les Barcides en Espagne et le déclenchement de la guerre

La première guerre punique et la révolte des mercenaires ont fait apparaître Amilcar Barca comme un grand stratège doublé d’un habile politicien, c’est-à-dire comme l’homme providentiel indispensable au rétablissement de la puissance carthaginoise. Ayant beaucoup réfléchi aux diverses causes de la défaite de sa patrie, celui-ci va essayer de remédier aux deux défauts qui lui ont paru caractériser le régime carthaginois, à savoir la faiblesse du commandement militaire et l’instabilité économique.

Des exemples de solution s’offraient à lui chez les rois hellénistiques dont le pouvoir était intimement lié à l’autorité militaire. Les rois hellénistiques s’assuraient un indiscutable ascendant sur leurs troupes de mercenaires grâce à une mystique tendant à les faire passer pour détenteurs de dons divins et surnaturels leur conférant l’invincibilité militaire. La leçon hellénistique a été bien retenue par Amilcar auquel il ne restait plus qu’à adapter ces idées à la réalité punique tant sur le plan politique qu’idéologique.

Or les conditions de réalisation se trouvaient facilitées par la grande crise de la guerre des mercenaires et par la victoire d’Amilcar sur les révoltés. Sorti auréolé de prestige et de gloire, il aurait pu imposer à Carthage une espèce de tyrannie. Il ne le fit pas, car il avait également tiré la leçon de précédentes tentatives malheureuses de dictature à Carthage et, de plus, il voyait loin et sentait que les besoins en ressources économiques et militaires primaient tout pour l’immédiat. Tout ce qu’il fit à Carthage c’est, peut-être, une modification de la constitution dans un sens plus démocratique en diminuant la toute puissance de l’oligarchie.

Les Barcides utilisèrent, au sein de Carthage, le parti démocratique qui commença à se manifester dès la fin du IVe s., pour assurer la liaison entre leur pouvoir militaire et le gouvernement intérieur de Carthage. Cependant, ce n’est pas dans sa patrie qu’Amilcar va fonder son pouvoir mais en Espagne, province suffisamment éloignée de Rome et de Carthage, et suffisamment riche pour pallier l’étouffement de l’économie punique en cas de guerre. Carthage avait déjà des intérêts en Espagne dont Amilcar connaissait la richesse et la valeur militaire. Il comprit qu’il trouverait là les bases du pouvoir monarchique et militaire et les ressources économiques et en hommes dont il avait besoin. Il partit donc pour l’Espagne et parvint à soumettre une grande partie du pays et à l’organiser en s’inspirant dans son action des grands fondateurs d’empire comme Alexandre. Il fonda son pouvoir politique sur l’armée et développa la mystique de la victoire due au chef inspiré et invincible. Il pratiqua une politique d’assimilation des indigènes par l’enrôlement des soldats vaincus et de nombreux mariages mixtes.

Les Barcides s’orientent nettement vers le pouvoir monarchique en Espagne comme le prouvent l’évolution monétaire et le comportement d’Hasdrubal, gendre et successeur d’Amilcar qui fonde une seconde Carthage, appelée par les Romains Carthagène : c’est « Qart Hadasht », la ville nouvelle mais aussi la capitale, donc une « nouvelle Tyr », ce qui enlève à Carthage le privilège d’être la seule « nouvelle Tyr ». Le même Hasdrubal construit un palais et se fait saluer du titre de roi. Il faut bien noter que ce pouvoir royal, les Barcides ne l’exercent qu’en Espagne et non à Carthage. Un autre trait mérite également d’être souligné, c’est l’indépendance de plus en plus grande que les Barcides prennent par rapport à Carthage.

D’habitude les généraux étaient désignés par le Sénat ou l’assemblée populaire de Carthage, avec les Barcides c’est désormais l’armée qui désigne son chef, puis le Sénat ratifie. Ainsi Hannibal jouit d’une liberté complète au point de vue diplomatique : il négocie avec les différents peuples, traite avec le roi de Macédoine et semble ainsi diriger la politique extérieure et militaire ; le gouvernement intérieur restant entre les mains des anciens organes du pouvoir. C’est une politique qui s’apparente bien plus avec les régimes monarchiques qu’avec les institutions traditionnelles de Carthage. La position personnelle des Barcides se renforçait donc de jour en jour et les bienfaits de la conquête de l’Espagne ne tardèrent pas à se faire sentir dans tout le monde carthaginois.

Les progrès de la conquête et la prospérité qui en résulta finirent par inquiéter Rome qui, sous la pression de son alliée, Marseille, dont les intérêts en Méditerranée et en Espagne étaient de plus en plus menacés, obtint, en 226, d’Hasdrubal l’engagement de ne pas dépasser l’Ebre dans ses conquêtes. À la mort d’Hasdrubal, l’armée désigna Hannibal, alors âgé de 26 ans, pour lui succéder. Celui-ci montra un talent exceptionnel dans la poursuite de l’action de ses prédécesseurs. En moins de vingt ans, les Barcides avaient réussi à alimenter abondamment le trésor de Carthage et à rénover sa puissance économique et militaire. De vastes horizons s’ouvraient désormais devant elle.

Mais en 219, un incident éclata qui allait plonger Rome et Carthage dans les affres d’une nouvelle guerre. L’affaire de Sagonte fut à l’origine des hostilités. Rome et Marseille intervinrent dans les affaires intérieures de la petite cité pour intriguer et pousser au pouvoir une faction hostile aux Carthaginois. Le plan réussit et les amis de Carthage qui gouvernaient la ville furent massacrés. Les Sagontais ne tardèrent pas à entrer en conflit avec un peuple voisin allié de Carthage dont Hannibal prit le parti, ce qui le poussa à s’emparer de Sagonte. Sous la pression de Marseille et d’un groupe politique activiste, prédominant au Sénat et partisan d’une intervention immédiate contre Carthage dont la puissance, grâce à ses nouvelles bases d’Espagne, devenait menaçante, Rome décida d’exploiter l’affaire de Sagonte et de réagir.

Elle somma le Sénat carthaginois de sévir contre Hannibal qui à ses yeux, venait de violer le traité de 226 en portant atteinte à une alliée de Rome. Le Sénat carthaginois fit valoir que Sagonte se trouvait au sud de l’Ebre et qu’en 226 elle n’était pas l’alliée de Rome et accepta la déclaration de guerre romaine. La responsabilité du déclenchement de ce conflit a alimenté d’abondantes discussions entre les historiens. La tradition historique favorable à Rome rejette toute la responsabilité sur Carthage.

En fait, il semble bien qu les Carthaginois envisagèrent, à long terme, la revanche, mais en 219 ils ne s’estimaient pas prêts à la tenter. En attaquant Sagonte, ils pensaient être forts de leur bon droit et, agissant au sud de l’Ebre, ils ne violaient d’aucune manière le traité de 226, sauf si on suppose que l’Ebre en question n’est en fait que le Jucar d’aujourd’hui, comme on a pu le prétendre sans toutefois le prouver. En tout cas, du côté punique il restait encore beaucoup à faire pour consolider l’œuvre de conquête de l’Espagne et achever de forger une force militaire capable de battre Rome. Carthage n’avait presque pas de flotte. Elle ne souhaitait donc nullement la guerre, mais elle ne pouvait pas non plus ignorer le défi que lui lançait Rome sans compromettre son prestige aux yeux des Espagnols.

Les victoires d’Hannibal et ses échecs

Les Romains semblaient croire qu’une rapide campagne sur deux fronts, en Espagne et en Afrique, les débarrasserait de la puissance carthaginoise. Rome comptait sur l’incontestable supériorité de ses forces navales pour opérer des débarquements en Afrique et en Espagne et assurer des liaisons continuelles avec les troupes en guerre. Les Carthaginois, déçus par le comportement de leur flotte lors de la première guerre, l’avaient quelque peu délaissée pour reporter tous leurs efforts sur l’armée de terre. Aussi, Hannibal qui prit l’initiative d’imposer la guerre en Italie, fut-il obligé d’emprunter la voie terrestre malgré les nombreux problèmes que cela posait et les risques de perte de temps et d’hommes que cela comportait. Après avoir assuré ses arrières en faisant venir d’Afrique des troupes destinées à protéger l’Espagne contre une éventuelle attaque romaine, il envoya de nombreux émissaires dans le monde celtique en plein éveil et prit ses dispositions pour utiliser les forces vives de ce monde contre les Romains.

Au printemps de l’année 218, il s’ébranla vers l’Italie à la tête d’une armée composée de 50 000 fantassins, 9 000 cavaliers et 37 éléphants. Après de longs mois d’une marche pénible et pleine d’embûches, il déboucha dans la vallée du Pô en septembre 218. Son armée ne comptait plus que 20 000 fantassins, 6 000 cavaliers et 21 éléphants. L’ampleur des pertes dispense de tout commentaire sur les difficultés auxquelles se heurta le grand général carthaginois. La traversée des Alpes eut probablement lieu dans une zone comprise entre le col du petit Saint Bernard et celui du mont Genèvre et frappa les esprits depuis l’antiquité. En fait, ce ne fut pas un exploit hors série et à plusieurs reprises des bandes celtiques avaient réussi à franchir cette montagne.

Buste en bronze: Découvert à Volubilis en 1944 conservé au musée de Rabat, au Maroc.
Buste en bronze: Découvert à Volubilis en 1944 conservé au musée de Rabat, au Maroc.

La principale difficulté de l’entreprise résidait dans le double fait qu’il s’agissait cette fois-ci de faire traverser les Alpes à une armée flanquée de cavalerie et de train d’équipages au moment où les premières chutes de neige rendaient la marche particulièrement meurtrière et de faire face à l’hostilité des tribus montagnardes qui ne cessèrent de harceler les troupes d’Hannibal. Mais celui-ci avait accepté tous les risques en vue de réaliser son plan qui était d’éviter de se heurter aux armées romaines avant d’avoir atteint l’Italie du Nord où Rome n’avait pas encore bien affermi son installation et où il était susceptible de trouver de nombreux alliés contre ses adversaires. Dès que les Romains réalisèrent la gravité de la situation, ils annulèrent leur expédition en Afrique et se contentèrent d’envoyer une armée en Espagne afin de couper Hannibal de ses réserves en hommes et en richesses puis ils essayèrent d’arrêter la progression d’Hannibal en Italie du Nord. Ils subirent un premier échec à l’ouest du Tessin, en décembre, puis se firent écraser sur la Trébie, perdant les trois quarts des forces qu’ils avaient engagées dans la bataille.

Cet éclatant succès et l’exploitation qu’il en fit par une habile propagande valurent à Hannibal le ralliement de nombreux Gaulois de la Cisalpine. Les Romains abandonnèrent à leurs rivaux la plaine du Pô tout en décidant de leur défendre l’accès de l’Italie centrale à l’abri de l’Apennin. Hannibal franchit péniblement cette chaîne, y laissant bon nombre de ses soldats et la presque totalité de ses éléphants puis, laissant sur sa gauche l’armée romaine, il se dirigea vers Pérouse. Bientôt, les légions adverses commandées par Elaminius se lancèrent à ses trousses, le poursuivant sans relâche et surveillant de très près ses mouvements.

Hannibal finit par s’engager dans un étroit défilé séparant le lac de Trasimène et les collines dominant ce lac. Il campa à la sortie de ce passage alors que les Romains campaient à son entrée pour passer la nuit. Mais le lendemain de ce jour, au petit matin du 21 juin 217, alors qu’un épais brouillard recouvrait le paysage, Hannibal, qui avait auparavant embusqué ses hommes sur les hauteurs et laissé les Romains s’engager largement dans l’insidieux couloir, fit soudainement barrage avec ses cavaliers en avant et en arrière des colonnes romaines en marche pendant que ses autres troupes, dévalant des hauteurs se précipitaient sur l’ennemi l’attaquant de toutes parts.

En deux ou trois heures, 15 000 Romains et leur chef Elaminius furent massacrés et noyés dans le lac où, affolés, ils avaient cherché refuge ; 15 000 autres furent faits prisonniers. Presque toute l’armée romaine a été mise hors de combat alors qu’Hannibal avait perdu à peine deux milliers de Gaulois. Les Romains s’étaient laissés prendre dans cette souricière qu’avait conçue un Hannibal supérieurement doué sur le plan de la stratégie et de la tactique militaire et doté d’un sens aigu de l’utilisation des éléments topographiques et naturels dans l’accomplissement de ses plans.

Au reste, il n’allait pas tarder à donner un nouvel aperçu de l’immensité de son talent guerrier et de l’étonnante variété de ses ressources mentales en matière de conception et de conduite des opérations militaires. Au lendemain de Trasimène, le plan d’Hannibal n’était pas de tenter d’assiéger Rome bien en sécurité à l’abri de ses fortifications mais de s’engager dans l’Italie afin de susciter, parmi les peuples alliés ou soumis à Rome, des révoltes qui renforceraient singulièrement sa position et feraient du même coup le vide autour de sa rivale qu’il avait décidé d’étouffer. D’ailleurs, à la suite de chaque bataille, il avait pris l’habitude de libérer les prisonniers italiens sans rançon afin de les détacher de la cause romaine.

En août 216, Hannibal avait réussi à gagner l’Apulie et se trouvait près de Cannes, au sud de l’Italie, lorsqu’une imposante armée romaine composée de 80 000 hommes et 6 000 cavaliers l’y rejoignit. Menant une véritable guerre de nerfs contre ses ennemis, il finit par les exaspérer et les amener à se battre au jour et à l’endroit choisis par lui. Le 2 août 216, lorsque la bataille s’engagea dans la vallée de l’Aufide sur de vastes espaces unis et propices aux évolutions de la cavalerie, Hannibal eut soin de mettre de son côté tous les éléments naturels : le soleil dardant ses rayons sur les légionnaires et gênant considérablement leur vue et le vent qui leur fouettait le visage et les aveuglait de ses nuages de poussières.

La bataille, bien décrite par les historiens anciens et modernes, se déroula selon une manœuvre géniale devenue un sujet de méditation classique pour les stratèges de tous les temps. Hannibal tint compte, dans la disposition de ses troupes en rang de bataille, aussi bien des diversités ethniques que des différences de valeur guerrière. Les frondeurs baléares placés à l’avant-garde face aux premières lignes du chef romain Varron devaient rapidement se replier sur les ailes après avoir multiplié les escarmouches. Derrière cette première ligne d’infanterie légère étaient disposés des cavaliers gaulois et espagnols appelés à attaquer l’aile droite romaine. Aux extrémités était massée l’élite africaine représentée par les escadrons numides.

Très rapidement, toute l’armée apparut disposée sur une seule ligne, présentant en son milieu une saillie en arc dont la convexité regardait l’ennemi comme pour le narguer et en provoquer les coups. Le plan d’Hannibal était de pousser le fougueux et impulsif Varron à se jeter de toutes ses forces sur cet insolite front en saillie de l’armée punique composé essentiellement d’éléments gaulois dont il prévoyait tout le comportement : après s’être défendus rageusement, ils finiraient par se décourager et reculer devant l’ennemi, transformant petit à petit le dispositif convexe initialement mis en place en une sorte de poche où se précipiteraient les Romains avec l’illusion d’être les plus forts et où ils seraient rapidement enveloppés par la cavalerie numide dont Hannibal dirigeait personnellement les mouvements.

Toute la bataille se déroula comme s’il ne s’agissait que d’un simple exercice de répétition théâtrale et J. Carcopino écrit dans « Profils de conquérants » : «Le résultatfut exactement celui qu’Hannibal avait prévu : en s’acharnant sur les Gaulois, les Romains s’étaient laissés envelopper par les Africains. Coincés entre les volets de la trappe que le Carthaginois leur avait insidieusement préparée, les légionnaires, incapables de maintenir leur ordre de bataille, ne pouvaient plus lutter que par groupes incohérents et disloqués d’avance contre des attaques prononcées de tous les côtés à la fois, en tête, en qimte et sur flancs.

La bataille de Cannes était gagnée et pour transformer la défaite romaine en un désastre sans précédent, Hannibal sonna la charge à ses Numides qui, par une conversion de l’aile droite, accoururent sabrer dans le dos un adversaire désemparé ». Le bilan de la bataille est très éloquent et permet d’apprécierle talent militaire et l’exceptionnelle virtuosité d’un homme qui, à Cannes, alignait à peine 40 000 soldats, ce qui représente la moitié du chiffre des effectifs dont disposaient ses adversaires. Au terme des hostilités de cette journée du 2 août, 67 000 Romains avaient mordu la poussière et ceux qui, échappant au carnage, avaient réussi à regagner Cannes ou ses environs à la faveur de la nuit furent à leur tour cueillis par la cavalerie numide. Seuls quelques dizaines de fuyards devaient réussir avec Varron à rejoindre Rome.

Les pertes d’Hannibal s’élevèrent à 4 800 tués : 3000 Gaulois, 300 Numides et 1 500 Espagnols ou Africains. Commentant cette bataille, J. Carcopino écrit : « Jamais encore les principes de l’économie des forces n ‘avaient été appliqués avec autant de précision et de bonheur. Jamais non plus on n ‘avait assisté à une boucherie où l’armée victorieuse avait à ce point épargné son sang, tandis que l’hémorragie de l’armée vaincue l’avait, pour ainsi dire, saigné à blanc… l’admiration de Cannes, chef d’œuvre des conceptions d’Hannibal, est aujourd’hui celle de l’histoire.

Il y a soixante ans, en Allemagne, cette bataille était considérée comme le modèle encore inégalé de la victoire intégrale, celle qui par l’encerclement complet de l’ennemi, non seulement le bat mais le supprime ». En 1914 encore, précise J. Carcopino, les Allemands devaient essayer la même tactique d’enveloppement inspiré du modèle de Cannes. C’est au lendemain de Cannes que Maharbal, un des officiers carthaginois suggéra la marche sur Rome.

Hannibal, refusant l’opération, se vit adresser la fameuse réplique : « Les dieux n’ont pas tout donné au même homme Hannibal ! tu sais vaincre mais tu ne sais pas profiter de la victoire ». En fait Hannibal avait de sérieuses raisons de rejeter le projet. Il n’était pas armé pour une guerre de siège qui risquait d’être longue, peu rentable pour ses mercenaires et de se dérouler au sein d’une région tout à fait hostile. Rome était solidement fortifiée et ses habitants célèbres pour leur farouche résistance à tout envahisseur. N’était-il pas préférable, dans ces conditions, d’exploiter militairement et politiquement les succès obtenus puis, de conquête en conquête, de procéder à l’isolement total puis à la réduction de Rome.

Les premiers lendemains de Cannes confirmèrent nettement la façon de voir d’Hannibal : impressionnés par l’ampleur de sa victoire, de nombreux alliés firent défection à Rome et rallièrent ses rangs. Capoue, la deuxième grande ville d’Italie, ouvrit ses portes pour accueillir le triomphateur. Fort de cet appui et de celui des peuples de l’Apulie, du Samnium, de la Lucanie et du Bruttium, Hannibal n’attendait plus que l’arrivée des renforts pour forcer le destin. Grâce à son habileté diplomatique, il fit de Philippe V de Macédoine un précieux allié disposé à lui apporter son concours. Même en Sicile, l’influence de Carthage se développa considérablement après la mort de Hiéron.

La situation était en tous points favorable, mais seule l’arrivée rapide des renforts pouvait permettre à Hannibal d’en tirer des avantages décisifs. Cependant deux facteurs importants allaient peser lourdement dans la balance de la guerre et ruiner les plans d’Hannibal. L’infériorité de la flotte punique et l’incapacité notoire de son amiral Bomilcar empêchèrent Carthage et Philippe V d’envoyer des renforts en Italie et mirent fin à l’influence carthaginoise en Sicile. Deux diversions hardies opérées par les Romains à quelques années d’intervalle, allaient s’avérer efficaces : la conquête de l’Espagne par P. Cornélius Scipion et la défaite et la mort d’Hasdrubal qui volait au secours de son frère, achevèrent presque de sonner le glas pour Hannibal qui ne pouvait plus compter sur aucun secours extérieur.

Sur un autre plan, les Romains avaient peu à peu réussi à rétablir une situation lourdement compromise après Cannes. Au lendemain de la défaite, le Sénat romain soucieux de relever le moral des citoyens, n’hésita pas à accueillir Varron, vaincu et fugitif, en le félicitant de n’avoir pas désespéré de la République. S’appuyant sur des alliés fidèles en Italie centrale, les Romains s’imposèrent d’immenses sacrifices et inaugurèrent une nouvelle tactique de guerre personnifiée par la temporisation de Fabius dit Cunctator (le temporisateur) qui désormais refusait tout engagement rangé avec Hannibal et s’évertuait à harceler les troupes puniques, à tenter des coups de main contre ceux qui s’étaient ralliés aux Carthaginois.

Hannibal n’avait pas suffisamment de troupes pour défendre toutes ses nouvelles positions à la fois. Capoue, tombée entre les mains de ses adversaires, fut châtiée de sa défection avec la dernière cruauté, et cela constitua un exemple qui ne manqua pas d’impressionner tous les alliés italiens d’Hannibal. Bientôt l’expédition carthaginoise commença à tourner à l’aventure ; et, pour précipiter le cours des événements, les Romains opérèrent une deuxième diversion : sous l’impulsion de Scipion, surnommé l’Africain après sa victoire, on décida de porter la guerre en Afrique afin d’obliger Hannibal à quitter l’Italie et d’éliminer Carthage comme grande puissance méditerranéenne. Scipion avait déjà établi des contacts en Espagne avec des princes numides qui lui avaient promis leur concours.

Mais Syphax, roi des Massyles, épousa entre temps une fille de l’aristocratie carthaginoise et du même coup devint l’allié de Carthage. Quant à Massinissa, roi des Massyles, il demeurait bien fidèle à Scipion, mais il avait été chassé de son royaume par Syphax et menait une vie de proscrit tenant le maquis et nourrissant l’espoir que l’invasion romaine lui permettrait de recouvrer son royaume. Il sera d’un concours fort précieux pour Scipion. Celui-ci débarqua en Afrique en 204. Les Carthaginois et Syphax ratèrent l’occasion de le cueillir à son débarquement et ne profitèrent pas de ses premières difficultés, lui laissant le temps de s’installer dans le pays et d’y fortifier ses positions. Bientôt, avec le concours de Massinissa, il réussit à infliger de cuisante défaites à ses adversaires. Hannibal fut rappelé de toute urgence d’Italie. Après avoir franchi la mer sans encombre, il débarqua à Éepti Minus (Lemta). Il leva quelques recrues à la hâte puis livra bataille à Scipion près de Zama, dont l’emplacement précis vient d’être connu. Scipion, grâce à Massinissa, disposait d’une cavalerie numide dont l’absence se fit cruellement sentir dans les rangs d’Hannibal qui ne put éviter la défaite. Celui-ci conseilla à sa patrie de faire la paix.

L’effacement de Carthage et la fin d’Hannibal

Au printemps 201, la paix fut signée. Carthage devait payer une indemnité de 10 000 talents échelonnés sur 50 ans et livrer ses éléphants et sa flotte à l’exception d’une dizaine de navires. Elle conservait son territoire africain mais laisserait à Massinissa les territoires qui lui appartenaient ou avaient appartenu à ses ancêtres. Carthage en outre ne devait plus faire la guerre hors d’Afrique et, en Afrique même, elle ne pouvait la faire qu’avec l’accord de Rome. Ce traité sonnait le glas de Carthage en tant que puissance méditerranéenne ; elle perdait sa place sur le plan international, ses moyens et sa liberté d’action tant sur le plan extérieur qu’intérieur. C’est à peine si elle disposait d’une certaine autonomie pour la conduite de ses affaires intérieures.

Paysage de la région de Zama Régia à Siliana en Tunisie
Vaste plaine autour de Zama, en Tunisie centrale. C’est dans cette région qu’eut lieu la bataille décisive entre Rome et Carthage, entre Scipion et Hannibal, deux grands capitaines à la tête de deux grandes armées. 80 000 fantassins et 10 000 cavaliers s’y affrontèrent. La défaite de Carthage en 202 av. J.-C. marque la fin de la deuxième guerre punique.

Le premier problème sérieux qui se posa à Carthage au lendemain de la paix était le payement de l’indemnité de guerre. Or le gouvernement aristocratique multiplia les pratiques de corruption, allant jusqu’à détourner au profit de ses membres l’argent destiné à être versé à Rome. Mécontentes, les masses populaires tirèrent Hannibal de la retraite où il s’était confiné dès l’année 200 et le portèrent au pouvoir en l’élisant suffète en 196. Hannibal frappa durement les concussionnaires, mit fin aux malversations et assainit les finances publiques. Il tenta en même temps de réorganiser la constitution carthaginoise par des réformes tendant à briser l’omnipotence de l’aristocratie et à introduire plus de démocratie dans la vie politique de la cité.

Soutenus par le peuple, ses efforts faillirent être couronnés de succès, mais l’aristocratie plus soucieuse de ses privilèges que des intérêts réels de l’état, dénonça à Rome son action révolutionnaire, l’accusant de surcroît de préparer une nouvelle guerre de revanche. Hannibal, conscient de la versatilité des foules qui le soutenaient et désireux, semble-t-il, d’éviter à son pays de nouvelles épreuves, préféra s’enfuir.

Pendant plusieurs années il parcourut l’Orient, cherchant à pousser à la guerre contre Rome, les souverains de divers pays. Mais la haine implacable des Romains le poursuivit partout et, en 181, il préféra se suicider en Bithynie plutôt que de tomber entre les mains de ses adversaires. Ce fut incontestablement l’un des plus grands hommes de l’antiquité. Les Romains, ses pires ennemis, ne purent s’empêcher d’exprimer leur admiration devant certaines de ses qualités.

Ses dons de chef et d’entraîneur d’hommes constituent un sujet d’étonnement pour tout le monde. Tite-Live écrivait : « Hannibal, pendant 16 ans qu’il lutta contre les Romains en Italie, n’accorda aucun congé à ses troupes… Il les garda constamment sous sa main sans que le moindre trouble éclatât entre elles ou contre lui. Pourtant son armée était composée de gens q appartenaient, non seulement à des peuplades, mais à des races très diverses.

Il avait avec lui des Libyens, des Ibères, des Ugures, des Phéniciens, des Italiens, des Grecs entre lesquels n’existaient aucune communauté de lois, de mœurs, de langues, aucun lien naturel. Il eut l’habileté de plier à la même pensée des hommes si différents malgré les vicissitudes de la guerre et les caprices de la fortune… Jamais il ne fut en butte à un complot. Jamais il ne fut trahi par ses compagnons d’armes ».

Il y a en histoire peu de noms aussi prestigieux que celui d’Hannibal qui devint rapidement un héros d’épopée, chanté depuis l’antiquité. Hommes politiques, historiens, philosophes parlent de lui en termes très admiratifs. Montesquieu l’appelle « le colosse de l’antiquité » ; Thiers « l’homme à qui Dieu dispensa tous les dons de l’intelligence » ; Michelet « la plus formidable machine de guerre de l’antiquité » ; Napoléon « le plus grand capitaine du monde ». Gsell écrivait : « aucun homme de guerre, sauf Napoléon, n’a été plus favorisé de dons qui s’excluent : l’imagination, le jugement et la volonté ». Enfin, Dodge l’appelle « le père de la stratégie ».

Extrai du livre “HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA TUNISIE: Tome I (Khaled Belkhoja, Abdelmajid Ennabli, Ammar Mahjoubi, Hédi Slim)

Formation de l’empire carthaginois et conflit avec les Grecs

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