Voyage d’études en Tunisie (10-28 avril 1900)

  • 17 janvier 2019
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Au mois d’avril 1900, M. René Millet, Résident général à Tunis, organisait avec le concours du ministère de l’Instruction publique un voyage d’études à travers la Régence. Apôtre ardent et convaincu de la colonisation de peuplement en Tunisie, universitaire de cœur et de tradition, le représentant de la République française a voulu, cette fois, faire appel aux instituteurs, ces semeurs d’idées, suivant sa propre expression, qui, par leur contact permanent avec nos populations rurales, par l’influence morale dont ils jouissent, sont plus particulièrement qualifiés pour faire connaître aux cultivateurs pauvres de nos villages les richesses agricoles d’une possession que la rapidité des moyens de transport met à trente heures de notre grand port méditerranéen.

Voyage d'études en Tunisie en avril 1900
Voyage d’études en Tunisie en avril 1900, organisé par un M. René Millet, résident général à Tunis

Développer notre influence parmi les populations indigènes, établir et répandre le progrès et la colonisation, créer un courant commercial entre la métropole et la Tunisie, enfin peupler le sol par nos nationaux en l’exploitant avec nos capitaux pour aider ainsi à l’accroissement de la richesse nationale, tel doit être le but final de notre installation dans la Régence ; et on ne saurait le comprendre autrement. C’est à cette tâche ardue mais éminemment française, que s’est appliqué depuis six ans M. René Millet et qu’il poursuit sans trêve ni merci par tous les moyens, avec cette assurance sereine que donne la certitude du succès.

Une colonie qui, après moins de dix-huit ans d’occupation, a su équilibrer son budget et faire face à toutes ses dépenses sans rien demander à la métropole, qui a créé tout un réseau de routes, construit près de 1000 kilomètres de chemins de fer, creusé et rendu accessibles aux navires de fort tonnage quatre grands ports, qui a quintuplé sa production oléifère et vinicole, qui a donné à ses habitants la sécurité et la justice, n’est-elle pas un pays d’avenir, et désespérer de sa fortune, ne serait-ce pas désespérer de la France? Je sais bien que des impatients, à qui la critique est facile, ne cessent de répéter que les Romains, dans l’œuvre de colonisation en Afrique, nous sont infiniment supérieurs ; qu’ils y ont fait œuvre vraiment créatrice et que, tout en nous efforçant de les imiter, nous ne les égalerons jamais.

A ceux-là je répondrai brièvement que Rome a mis près de cinq siècles pour amener le pays à cet épanouissement de civilisation dont les vestiges épars nous frappent encore d’étonnement ; qu’entre les indigènes et nous il y a des antagonismes religieux que l’antiquité ne connaissait pas ; qu’enfin Rome, dans l’expansion de sa puissance coloniale en Tunisie, ne rencontrait ni opposition, ni hostilité, ni dénigrements systématiques. Là, qu’on y prenne garde, est la différence et là est le véritable danger. Oublie-t-on donc que nous sommes en pays de protectorat, et que nous devons procéder avec tact et prudence ? Oublie-t-on que Tunis est à une nuit de bateau de Palerme ; que Pantellaria est à quelques heures de la Goulette ; que les Italiens des provinces méridionales, les Siciliens notamment, ont toujours considéré la Tunisie comme un patrimoine national légué par leurs ancêtres, et que, ne pouvant y venir aujourd’hui par droit de conquête, ils y pénètrent par infiltration ?

Visite des écoles à Sfax, lors du voyage d'études en Tunisie en avril 1900
Visite des écoles à Sfax, lors du voyage d’études en Tunisie en avril 1900

A ceux qui seraient tentés de nie taxer d’exagération, je dirais que depuis moins d’un an des syndicats puissamment armés pour la lutte, disposant de capitaux énormes, ont acheté à l’ouest de Tunis, sur la route du Kef, pour y faire des centres de peuplement avec leurs compatriotes, plus de 5000 hectares de terres meubles ou à demi défrichées ; seul qu’un bateau a amené là, en un seul voyage, 125 familles siciliennes dont la journée de travail est tarifée à 1fr. 50, 2 francs par tête; que, sur la route de Zaghouan, ces mêmes syndicats ont acquis 8500 hectares et 4700 sur la route du cap Bon.

Une seule société a déjà dépensé 2 millions 500 000 francs pour allotir ces divers immeubles et les mettre en rapport. Si l’on ajoute que plusieurs de ces immenses domaines occupent des points stratégiques et que bien des doutes circulent sur l’état civil des nouveaux colons, on conclura qu’en adressant un appel aux paysans français et aux colons métropolitains, à quelque classe sociale qu’ils appartiennent, M. le Résident général ne fait pas seulement œuvre de patriotisme, il fait, avant tout, œuvre de défense nationale[1].

Ce n’est donc point, comme il le dit lui-même, une Tunisie « truquée » que nous allons visiter, mais une Tunisie vraie, telle que l’ont faite dix-huit années d’administration sous le régime du protectorat. Et M. René Millet, qui cossait sur le bout du doigt son archéologie tunisienne, nous dit encore qu’il entend faire servir le passé au présent, c’est-à-dire nous montrer par l’exemple ce que les Romains ont fait en Afrique, ce que nous-mêmes pouvons et devons faire dans ce pays qu’ils ont gouverné avant nous, nous faire profiter de leur expérience et de leurs leçons, et, en étudiant le passé, préparer l’avenir.

La caravane qui répondait à l’invitation de M. le Ministre Résident à Tunis comptait en tout cent deux membres. Quinze départements y étaient représentés, à raison de cinq instituteurs, moins la Marne et l’Isère, qui en avaient six. Le choix a porté sur les départements des régions montagneuses, .de ressources agricoles modestes, et où la population indigène s’expatrie plus facilement : Ariège, Hautes-Alpes, Aveyron, Marne, Isère, Creuse, Cantal, Rhône, Loire, Haute-Loire, Bouches-du-Rhône, Savoie, Haute-Savoie, Jura, Haute-Vienne. Avec les délégués des instituteurs figuraient deux directeurs d’école normale, neuf inspecteurs primaires, plusieurs professeurs d’écoles normales et d’écoles primaires supérieures et quatre inspecteurs d’académie.

Enfin, par sa présence au milieu de nous, M. Bayet avait tenu à donner une preuve de plus de l’intérêt qu’il porte à tout ce qui touche aux personnes et aux choses de l’enseignement primaire. En publiant ce compte rendu dans une Revue qui n’est point lue du grand public, nous avons voulu donner à ce travail son véritable caractère, qui est avant tout universitaire. Ce sont nos notes résumées au jour le jour, écrites en voiture ou en wagon. 11 n’est rien dit que nous n’ayons vu et observé ; c’est en somme un journal de voyage où tout le monde a collaboré et né d’une pensée commune entre des chefs, des collègues et des subordonnés qui n’envisagent que l’avenir et la richesse de la France.

CONCLUSION

Nous n’avons pas la prétention d’avoir découvert la Tunisie. Bien d’autres et de plus compétents l’ont décrite avant nous, mais ce sont les observations et les l’impressions recueillies en cours de route que nous voulons résumer ici pour en faire profiter ceux qu’intéresse le grand problème colonial.

Les Romains, nous l’avons démontré, n’ont point fait de la Tunisie une colonie d’immigration ; ils n’ont envoyé dans l’Afrique du Nord que des administrateurs, des fonctionnaires d’élite, il est vrai, mais fort peu de colons. Sous leur domination, la Tunisie resta berbère, et par les mœurs, et par la langue, et par la religion. Ce n’était qu’une assimilation factice, une imitation du vainqueur par le vaincu mais, sous la toge romaine, les descendants des Liby-Phéniciens et des Berbères restèrent des Africains.

L’œuvre accomplie par Rome fut donc surtout une œuvre économique, administrative et politique : ce ne fut point, au vrai sens du mot., une œuvre coloniale. Les grands capitalistes, les manieurs d’argent romains qui contribuèrent au développement des richesses culturales de la Byzacène, de la vallée du Bagradas et des autres parties de la Tunisie, ne quittèrent pas l’Italie, et le colon romain, le colon avec sa famille, fit défaut.

L’impulsion maitresse donnée aux grandes entreprises, aux travaux d’hydraulique, à l’érection des monuments publics, des temples, des amphithéâtres vint de Rome ; ce fut Rome qui envoya ses ingénieurs, ses architectes, qui prit la direction effective de toutes ces constructions colossales, dont les vestiges couvrent encore le sol tunisien, mais l’ouvrier, l’agriculteur, le tâcheron qui coopérèrent à cette poussée de civilisation, à cette expansion de toutes les forces vives du pays, étaient des Berbères, des autochtones, en un mot, et quand le concours de la ville maîtresse leur manqua quelques siècles plus tard, l’œuvre fut promptement compromise et anéantie.

Ces champs immenses, ces forêts d’oliviers qui alimentaient Rome, transformés en jachère, ne servirent plus qu’à la pâture des troupeaux. Ce qui explique la fragilité et le peu de durée de l’œuvre du gouvernement impérial, c’est que l’élément romain ne fut ni assez en force, ni assez en nombre pour faire souche, pour prendre racine dans le pays, s’y maintenir contre les envahisseurs de toutes races, et pour assurer la continuité de l’œuvre entreprise.

Le danger dans lequel sombra, dans le nord de l’Afrique, la civilisation romaine, est pour notre politique coloniale un avertissement qu’il ne faut pas perdre de vue. Pour cela, il est nécessaire que la Métropole forme des agriculteurs et que ces agriculteurs viennent en Tunisie se rendre compte par eux-mêmes des résultats obtenus. Ils reconnaîtront les conditions particulièrement avantageuses que présente la colonisation agricole dans la Régence : bon marché des terrains, abondance et modicité de la main-d’œuvre, la variété des cultures et l’assurance de trouver pour ses produits des débouchés, soit en France, soit dans les pays étrangers, sans avoir à redouter un excès de production qui avilit les prix.

Ils y apprendront que ces bons terrains de la Tunisie n° 1 et n° 2, comme les désigne M. Saurin, vendus de 150 à 200 francs l’hectare, sont également propices à la vigne et aux céréales; que ni cette vigne ni cette terre ne paieront d’impôt foncier; qu’ils pourront fabriquer chez eux tout l’alcool qu’ils voudront, sans crainte d’avoir la visite d’un agent de la régie, et qu’ils pourront vivre sur ce sol plus économiquement qu’en France et avec leurs enfants qui n’auront qu’un an de service militaire à faire en prenant l’engagement de s’y fixer.

Le gouvernement du Protectorat a préparé les cadres de notre domaine colonial ; c’est à nous de les remplir, en amenant dans ces terres immenses, dont le morcellement s’opère de jour en jour, des colons éprouvés, ayant des aptitudes bien marquées et l’expérience de la terre, soit comme valets de ferme, soit comme métayers, soit comme stagiaires colons. Mais il ne faut pas que ce soient là des pérégrins, des hôtes de passage ; il faut qu’ils se fixent dans le pays, qu’ils y fassent souche, qu’ils fondent des agglomérations rurales, comme dit M. Saut-in, où l’on voie • de loin le clocher de l’église et la poste-école, des centres, en un mot, analogues à nos « cités ouvrières » installées près des grandes usines, où le colon trouvera à s’approvisionner des denrées alimentaires les plus indispensables, où il pourra faire réparer son outillage d’exploitation, où il pourra vivre de la vie sociable et avoir des compagnons de labeur qu’il entretiendra de ses récoltes et de la patrie lointaine.

Sans doute il y a dans le mouvement de colonisation un progrès incontestable quand on constate que, de 708 Français, qui habitaient la Tunisie en 1880, il y en avait 10 030 en 1891, 16 532 en 1896 et actuellement 21 000 environ. Mais, malgré une augmentation annuelle que je ne méconnais point, devons-nous nous tenir pour satisfaits de ce chiffre quand, d’autre part, la colonie d’immigrants étrangers en Tunisie compte près de 90 000 sujets, dont 65 à 70 000 Italiens, et que chaque bateau apporte de nouveaux renforts ? Pour contre balancer l’influence du dehors qui s’exerce à notre détriment, il faut par tous les moyens faciliter la pénétration française.

Il faut ne pas hésiter à faire appel aux capitaux français pour les grands travaux d’utilité publique qui doivent parachever l’œuvre commencée ; il faut construire des voies de pénétration, comme celles qu’exploite actuellement le « Bône-Guelma », de manière à faciliter l’installation de nos compatriotes dans les régions encore peu ouvertes, de communications difficiles, et donner un débouché aux produits de la ‘culture indigène. En outre, il y a là un excellent moyen d’appuyer la colonisation, car la plupart, des employés et des agents de la Compagnie viendront en Tunisie avec leurs familles, prendront goût au pays où ils se fixeront et contribueront à propager l’influence française.

La France a encore un autre devoir à remplir vis-à-vis de la Régence c’est d’accorder à la plupart de ses produits la plus large franchise douanière que la loi de 1890 n’a déterminé que d’une façon incomplète. Comme l’a démontré excellemment M. Fallot, il faut que la Métropole établisse en faveur des produits tunisiens un tarif minimum spécial, car le tarif minimum actuel est trop élevé; il en résulte que la plupart des produits qui pourraient trouver en France un placement avantageux ne dépassent pas 22 p. 100, alors que les denrées qui bénéficient du tarif minimum, comme le blé, l’avoine, l’orge, l’huile, le vin, prennent le chemin de la Métropole, à ce point que l’exportation du vin tunisien en France représente 99 p. 100 de la récolte. Nous avons donné un aperçu sommaire du rôle qui incombait à la Métropole dans le parachèvement de son action en matière agricole et économique.

Pourque œuvre colonisatrice soit complète, il nous reste à accomplir ce que, clans sa politique égoïste, Rome a négligé de faire, et ce qu’on lui a reproché de n’avoir point fait : je veux parler de la conquête morale des indigènes. M. Gaston Boissier a écrit là-dessus de bien belles pages, et il en arrive à cette conclusion : c’est que, dans le cataclysme qui a bouleversé l’Afrique du Nord, dans cette mêlée des peuples où sombra la civilisation romaine, c’est l’élément berbère qui a survécu, et, au lieu d’avoir été submergé, c’est lui qui a submergé les autres. Et il ajoute : Il y a là pour nous un enseignement à retenir.

C’est assez dire que si, manquant à son devoir, le gouvernement impérial se désintéressa absolument du progrès moral des individus, de l’évolution intellectuelle et sociale des Berbères et des Liby-Pliénieiens, s’il négligea de démontrer aux habitants de l’Afrique du Nord l’excellence de sa civilisation et la supériorité de ses coutumes sur leurs usages traditionnels, nous avons, nous, surtout en présence des convoitises et des agissements du dehors, à faire pénétrer plus avant notre influence dans les milieux indigènes, à nous attacher leurs sympathies, pour que notre œuvre de colonisation, enfonçant ses racines au cœur même du sol, n’ait rien d’artificiel, d’instable ou d’éphémère.

Nous considérons comme une utopie de croire qu’il ne soit jamais possible de S’assimiler, au sens propre du mot, les indigènes, mais nous pouvons agir plus profondément sur eux par l’école, et par nos maîtres, qui sont les agents les plus qualifiés de l’influence française.

A ce point de vue, la marche en avant est indéniable, témoin la statistique comparative des élèves qui, fréquentent les écoles publiques et privées de la Régence. Il y a dix ans 80, le chiffre des élèves était de 10 745, soit 7 109 garçons et 3 636 filles.

En 1898, nous avons 10 705 garçons et 0 530 filles, au total 10 241 élèves, ce qui, pour une période de moins de dix ans, donne une augmentation de 5 500 élèves.

Enfin, dans ce même laps de temps, le nombre des écoles, qui était en 1890 de 77, est passé à 113, et dans 40 environ d’entre elles, l’instituteur est en même temps chargé du service télégraphique. Nous avons tenu, en terminant, à bien mettre en relief ces chiffres si suggestifs et qui démontrent surabondamment que les indigènes deviennent de plus en plus accessibles à notre influence, puisqu’ils envoient leurs enfants de plus en plus nombreux dans nos écoles[2].

Il y a donc un grand progrès réalisé au point de vue de la colonisation, qui ne doit pas viser seulement à l’amélioration matérielle des populations indigènes, à la sauvegarde de leurs intérêts agricoles, commerciaux et économiques, mais qui doit être avant tout une conquête morale, une fusion, une union, qui ne peut s’opérer que par la pénétration mutuelle des protecteurs et des protégés.

Grenoble, 1er juin 1900
R. REY
Agrégé d’histoire, Inspecteur d’Académie à Grenoble

[1] Ce travail était déjà imprimé quand e paru l’article si suggestif du Temps (6 août MO) sur l’invasion italienne en Tunisie.

[2] En 1800, il y avait dans les écoles publiques et privées de la Tunisie une population scolaire ainsi répartie par nationalité : En 1898-1899 : 1260 enfants indigènes que nous avons gagnés en moins de 10 ans:
Israélites          3 733
Français           1 494
Italiens             1 730
Maltais             1 394
Musulmans      2 471
Divers                 169
Musulmans      3 731
Israélites          4 530
Italiens             3 289
Français           3 062
Maltais             1 502
Divers              251
Total               10 991 Total               16 365

Source: gallica.bnf.fr / Bibliotheque nationale de France

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