Ce que raconte un colon français sur le Kairouan

  • 26 décembre 2018
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Kairouan Grande Mosquée
26 Déc

Après avoir franchi le défilé des Souatirs, chaînes longues et pierreuses, on laisse à gauche le Kelbiah et on entre dans la vaste plaine de Kairouan, aride et nue, coupée par des rivières dont les tamarix tracent les contours et montrent çà et là des buttes de terre formées par les sources. Bientôt on aperçoit un point blanc isolé : le minaret de la Mosquée d’Okba.

Aussitôt, chameliers et pèlerins, marchands et grands seigneurs mettent pied à terre et se prosternant rendent hommage au lieutenant du Prophète qui a fondé la Ville sainte.

Kairouan s’élève droite dans la plaine ; elle y déroule ses remparts de briques, ses tours et ses bastions, et fait surgir de son enceinte crénelée de nombreux minarets, pour la plupart lourds et massifs.

Kairouan a gardé tout son prestige auprès des Musulmans qui, jusqu’à l’occupation française, y avaient seuls, droit de cité. Les Juifs, répandus dans toute la Régence, ne pouvaient y tenir boutique ; les voyageurs Chrétiens devaient être munis d’une autorisation spéciale pour entrer dans ses murs, et les habitants de la Ville sainte avaient une réputation de fanatisme et de férocité qui devait tomber peu à peu.

Les rues y sont larges, bien percées, bien tenues. Le service de l’édilité publique n’y est pas en souffrance ; mais ce qui frappe, c’est le manque d’eau. Les Arabes choisissent l’emplacement des villes d’après de singuliers principes.

Un général de l’Islam ou un derviche, arrive au premier endroit venu, et il décrète qu’il faut y élever une grande cité ; on a fondé d’après cette méthode Fez au Maroc (où il n’y a pas d’air), Kairouan en Tunisie (où il n’y a pas d’eau).

L’ancienne dynastie des Aghlabites avait construit aux abords de Kairouan d’immenses citernes, avec des bassins de décantation, que l’incurie musulmane a laissés s’ensabler. Aujourd’hui, pour les besoins de la ville, on a recours aux citernes des particuliers, et au puits du chameau, creusé dans l’intérieur de la cité.

L’eau y est élevée au moyen de chaînes à godets et d’un manège. L’installation est au premier étage, et la vue de ce chameau tournant à cette hauteur, m’a paru bizarre. Quelquefois il s’arrête, reste à la fenêtre en contemplation, et les cuisinières du lieu attendent patiemment, pour remplir leurs cruches, que le chameau ait terminé sa méditation.

Si Kairouan est la ville des Saints musulmans, des pieux vieillards qui y viennent passer leurs derniers jours, c’est aussi et surtout la ville des chameaux. On en rencontre à chaque pas ; les uns portent du charbon ou des briques, des légumes ou des fruits, ce sont les prolétaires ; d’autres, ne portent que leur bosse, ce sont les rentiers. Leur existence dans cette ville ancienne et sainte, les charges honorifiques qui leur sont confiées, la proximité de leur royaume, le désert, leur donnent un sérieux, je dirais même une morgue, dont les Musulmans d’ailleurs, fort amateurs de la dignité et du respect de soi-même, ne se plaignent pas.

Le chameau à Kairouan aime aussi les arts ; je me souviens avoir entendu dans l’après-midi, dans un carrefour de la cité, la musique militaire des Chasseurs, en compagnie de quatre personnes : deux chameaux, un nègre et Si Ahmed. Si Ahmed El Kairouanais est mort depuis mon dernier voyage dans la ville sainte; je lui dois une mention spéciale.

Si Ahmed était né à Rouen ; il appartenait à une excellente famille de Normandie qui a donné un Ministre à la France. Mondain accompli dans sa jeunesse, il avait à 25 ans gaspillé son patrimoine ; croyant à sa vocation religieuse, il passa un an à voyager, de la Trappe à la Grande Chartreuse et à Frigolet ; il ne put se fixer nulle part et résolut de se faire Musulman.

Il partit pour Tunis, vécut pendant deux ans d’aumônes, s’habilla à la mauresque, apprit le Coran, s’exerça à la parole dans les cafés maures, et restant Français de cœur, il abandonna la religion de ses pères ; tête faible, il devint mahométan.

Son imagination et son esprit lui donnèrent une grande influence sur ses nouveaux coreligionnaires. Il vivait à Tunis, à Kairouan, dans les mosquées, dans les cafés, sur la place publique, ne possédant rien ; toujours propre, les vêtements d’un blanc éclatant, ne se préoccupant jamais du lendemain, nourri par les fidèles, partout fort bien reçu, il haranguait les populations et leur reprochait leurs vices.

En octobre 1881, Si Ahmed était à Tunis ; on parlait de la marche des troupes sur Kairouan. Il partit aussitôt pour cette ville, écrivit une prophétie en caractères arabes sur des plaques de bois, la glissa dans la chambre de la grande mosquée qui contient les prédictions des marabouts et vint se mêler aux conversations des habitants.

Muphtis et Imans, le chapelet à la main, l’injure aux lèvres, se promenaient dans Kairouan, prononçant des paroles de vengeance, invitant les fidèles à la résistance, et les conjurant de se faire tuer jusqu’au dernier plutôt que d’ouvrir les portes de la Ville sainte aux barbares, aux sauvages, aux ennemis de Dieu ; aux démons, aux Français.

Si Ahmed avec beaucoup de calme et de douceur leur tint à peu près ce langage : « Mes frères, mes amis, nous parlons dans le vide. Quels conseils pouvons-nous adopter ? Quelles résolutions pouvons-nous prendre, avant d’avoir consulté les oracles qui ont peut-être prévu cette époque critique ? »

Les Imans inclinèrent la tête en signe d’adhésion ; on a beau être Iman ou Muphti à Kairouan, on tient à la vie, ne serait-ce que pour le bon exemple à donner ; peut-être que les prophéties habilement interprétées engageraient les citoyens à une honnête temporisation ?

On se rendit en pompe dans la mosquée, où on découvrit la prophétie de Si Ahmed couverte de poussière, vieille avant l’âge qui, en termes imagés mais très-clairs, annonçait l’arrivée des Français : « Trois grands serpents déroulant leurs anneaux de bronze et de fer, vomissant le feu, aux écailles invulnérables, pénétreront dans la ville sainte. Ils trouveront les portes ouvertes, les visages tristes et les poignards dans les fourreaux, et cela à cause des crimes sans nom commis dans la cité d’Okba. »

On consulta les dates, on fit les calculs et l’on arriva à cette conclusion que les serpents étaient les armées françaises venant de Tebessa, de Zaghouan et de Sousse.

La volonté du Prophète était manifeste. Imans et Muphtis avec une résignation touchante se rendirent à l’évidence. Et peu de jours après, les trois colonnes françaises entraient à Kairouan sans coup férir.

En récompense, Si Ahmed fut chargé de la garde de la Kobba de Sidi Ben Daoud, à quelques lieues de Kairouan, sur une cime sauvage et déserte. Les pèlerins venaient de fort loin prier sur la tombe de Sidi Ben Daoud et là, s’accusaient tout haut de leurs fautes ou de leurs crimes. Le gardien de la Kobba, Si Ahmed, pensait tirer parti de cette confession au moyen d’une invention récente. Il voulait installer un téléphone sur les pieds du Marabout, et lorsque le fidèle s’écrirait : « Grand Sidi Ben Daoud, j’ai tué ma femme; j’ai volé deux moutons; j’ai bu un petit verre de vin, que dois-je faire ? » Le pécheur aurait alors entendu la voix sépulcrale de Si Ahmed : « Assassin, voleur, païen, en expiation de tes crimes, tu dois apporter 500 piastres au pieux gardien de mes cendres. » La mort l’a empêché d’exécuter ce projet qui aurait augmenté notablement ses maigres revenus.

Je passai deux jours à Kairouan, en compagnie de Si Ahmed, chez le colonel Mrabet qui me reçut avec la politesse et la courtoisie musulmanes. Si Ahmed me fit visiter la ville; il me montra le faubourg des Zlass, alors abandonné, une inscription coufique, le puits du chameau, les citernes des Aghlabites et la mosquée de Sidi Okba.

Le dirai-je ? L’effet produit sur moi, par ce monument réputé, fut immense, mais au point de vue historique. Cette mosquée arabe est, à mon avis, une des plus belles ruines romaines de la Régence; plus de cinq-cents colonnes, venant des églises chrétiennes de Sabra, ornent le corps principal de la mosquée et les galeries qui se développent aux alentours; ces colonnes épaisses et hautes, en marbre, granit ou porphyre, présentent toutes les variétés des teintes, depuis le rouge sang jusqu’au vert pré, depuis le blanc de neige jusqu’au bleu sombre ; les arcades sont grossières, le minaret à trois étages est sans grâce; seuls, les travaux de menuiserie, d’origine arabe, sont remarquables et présentent des ciselures à jour et des ornements dans la chaire de l’Iman et dans les portes qui sont de beaux types du genre.

En haut du minaret, on domine la plaine, on aperçoit la grande Sebkha de Sidi El Hani, le chemin de fer Decauville qui unit Kairouan à Sousse ; au nord, le Zaghouan; au sud, quelques rares vergers; à nos pieds, la ville développe ses maisons en terrasses, recouvertes de chaux, et montre ses mosquées, dont la plus remarquable est celle du Barbier du Prophète, vrai bijou mauresque, avec ses coupoles, son patio, ses arabesques dentelées, fines, ses plafonds peints et ses portiques gracieux.

Je ne pus m’empêcher d’évoquer le souvenir du puissant fondateur de la ville, et des légendes attachées à la création de Kairouan. Lorsque Okba arriva, dit l’historien arabe Novaisi, il ne trouva qu’un fourré épais, repaire des bêtes fauves et des serpents; il n’y avait pas de pierres pour bâtir; il commanda aux rochers des Souatirs de venir former les remparts, aux colonnes de Carthage de venir orner la mosquée, et par enchantement les fauves disparurent, les serpents émigrèrent, les Souatirs vinrent un vendredi en masse à l’endroit désigné, et les colonnes de Carthage un autre jour de fête se transportèrent au temple d’Okba.

Telle est la légende ; en réalité on brûla les forêts, on démolit la ville Romaine existant sur l’emplacement futur de Sabra, et l’on força les Berbères à embrasser l’Islam, à faire des briques et à porter les matériaux et les colonnes à Kairouan.

Trois siècles après, Kairouan avait une Université célèbre qui, suivant Marmol : « était pour l’Afrique du nord, ce que Paris était pour la France et Salaman que pour l’Espagne »; le commerce de la ville était considérable, elle avait des industries florissantes, et la cité d’Okba avait atteint un haut degré de puissance.

Sous l’effet des guerres intestines, des combats journaliers, par l’affaiblissement de l’instruction, l’Université tomba peu à peu, les cultures cessèrent aux environs, le commerce se ralentit, et dès Léon l’Africain (Description de l’Afrique), les auteurs arabes signalent sa décroissance. « L’assiette de Kairouan est dans une campagne aréneuse et déserte ne produisant ni arbres ni grains. Ses habitants sont de pauvres artisans pelletiers et tanneurs de peaux de chevreaux. »

Aujourd’hui Kairouan n’a que vingt mille habitants, quelques fabriques de tapis et des tanneries. Seuls les souvenirs religieux ont subsisté dans cette ville qui a une auréole de sainteté spéciale parmi les grandes cités de l’Islam, et qui possède encore beaucoup d’Aïssaouas et la tradition des Jenouns. Les Jenouns, dont Schaw et Peyssonnel ont parlé au siècle dernier, sont des intermédiaires entre les Anges et les Démons.

Si l’on est malade, si l’on a un vice de conformation, si l’on éprouve un malheur, ces divers accidents sont dus aux Jenouns qui existent en nous. Aussi faut-il s’empresser de les chasser au plus tôt.

Mais les Jenouns sont capricieux et ne demandent pas tous les mêmes sacrifices ; les uns cèdent à la violence, pour les expulser les femmes vont chez les sorcières et là, dans un costume primitif, elles se frappent à coups redoublés jusqu’à ce que les Jenouns, d’humeur pacifique, soient allés établir leurs pénates ailleurs ; d’autres se laissent persuader par le raisonnement, mais ils exigent en signe d’obéissance l’immolation d’un coq, s’ils sont modestes, d’un bélier, s’ils sont vaniteux. Les derniers enfin, et ce sont les plus nombreux, ne se rendent ni aux coups ni aux victimes expiatrices ; plus pratiques et moins sanguinaires, ils veulent avant tout de l’argent, et, pour expulser ces vrais Jenouns du XIX” siècle, les femmes musulmanes disent à leurs maris, quand elles se voient possédées du malin esprit, que les Jenouns veulent des bracelets, des boucles d’oreilles, des médailles, et l’infortuné mari, pour délivrer sa moitié, pour satisfaire l’avidité des Jenouns, achète les cadeaux demandés.

Kairouan porte un culte signalé aux membres des anciennes familles religieuses, dont la plus célèbre dans toute la Régence est celle des Mrabet. Les Mrabet ont leur mosquée, où sont enterrés les Saints de leur famille ; ils remontent au Xe siècle et traitent de parvenus les Beys, qui ne sont en Tunisie que depuis deux cents ans. Ils ont une immense fortune, jouissent d’une grande influence qui s’étend jusqu’au Djerid, au pays des dattes ; ils possèdent de vastes propriétés dans la Régence, des palais dans toutes les villes.

Leur résidence habituelle est Kairouan, où se trouvent les chefs de la famille, deux frères : le général, Gouverneur de la ville, et le colonel. Tous deux, grands seigneurs, ayant de nombreux chevaux dans leurs écuries, et beaucoup de domestiques, ils aiment la France, car ils trouvent dans le Protectorat la sécurité et la liberté qui, sous le gouvernement arbitraire d’autrefois, étaient lettre morte.

Le colonel Mrabet, de plus, a de l’esprit. Un matin, se tenant suivant son habitude, assis à la porte de sa maison, les passants venaient s’incliner devant lui et baiser le bas de sa robe ; arrive un Arabe de la campagne, qui se précipite à ses pieds et arrachant son turban, montre au colonel son crâne rasé de frais, et dépourvu de Mahomet, touffe de cheveux que les Musulmans laissent croître au sommet de la tête et qui sert au Prophète à élever le fidèle au ciel après sa mort.

Les yeux pleins de larmes, craignant, faute de Mahomet, de perdre le paradis, notre campagnard réclamait justice contre le barbier de la ville qui lui avait joué ce mauvais tour. « Pars en paix, lui dit le colonel en faisant un geste significatif, le Prophète te prendra par les oreilles. » Les Mrabet me firent manger les poulets les plus gras, les pâtisseries les plus fines, et je les quittai, à mon grand regret, forcé de regagner la Medjerdah.

Le colonel me montra le clou auquel il voulait se pendre par suite du chagrin que lui causait mon départ. Le clou heureusement mal fixé ne tint pas ; ce qui a prolongé l’existence du colonel Mrabet.


Ludovic Campou – Paris, 20 mai 1887.
DU MÊME AUTEUR : “Un Empire qui croule” (le Maroc contemporain) 1886.

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