La politique musulmane dans l’Afrique au XIXe

  • 10 janvier 2019
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Tunis, souk et mosquée d'El Ksar
10 Jan

Comme ce travail est avant tout un résumé de faits et un recueil de renseignements sur des questions malheureusement trop peu connues, nous ne consacrerons que peu de place à ce qu’on appelle la politique.

La politique est une science d’action. On peut en apprécier et même en prévenir les conséquences, mais quand il faut se borner à entasser des suppositions sur des hypothèses on n’arrive à faire que des bavardages inutiles.

La politique musulmane, en Afrique comme partout, est absolument liée à la religion. Nous l’avons déjà dit et nous ne saurions trop le répéter ; mais à côté de cette politique de principe qui est au moins en apparence la seule que suivent les Snoussya, il en est une autre, celle du Sultan de Constantinople qui pour une foule de raisons s’inspire de motifs d’un ordre beaucoup moins abstrait.

Le Sultan

Le Sultan d’après la loi musulmane est en effet soumis aux préceptes du Koran, mais sa situation vis-à-vis des gouvernements européens et le souci de sa situation en Europe lui créent des obligations qui le placent dans une position souvent difficile vis-à-vis des chefs des confréries qui ne voient, eux, que les intérêts de la religion et sont naturellement opposés à certaines concessions qu’ils considèrent comme de véritables fautes contre la foi.

Cette situation n’est pas sans causer de graves embarras au Padischah. D’autre part, le sultan Abd-ul-Hamid est un musulman convaincu et certainement ses idées religieuses ont dû le pousser souvent à considérer comme possible la réalisation de la politique panislamique, c’est-à-dire de l’Imamat universel qui en est à la fois le but et la suprême consécration.

En outre, comme nous l’avons dit, le Sultan Abd-El-Hamid, « l’ombre de Dieu sur la terre, » est, paraît-il, affilié à un certain nombre d’ordres religieux dont il ne suffit pas de protéger les membres et de réciter le Dikr pour remplir consciencieusement tous les devoirs.

Il en résulte pour le malheureux souverain une situation embarrassante dont les contrecoups ont dû se faire fréquemment sentir dans la politique européenne, sans que les journaux qui apprécient, selon leur manière de voir, ses procédés d’action, aient pu se rendre compte d’une manière exacte des motifs qui avaient guidé ses déterminations.

Le gouvernement Ottoman et les Confréries

L’influence grandissante des Snoussya n’a pas été sans causer de vives inquiétudes à la Porte ottoman^ Il est probable que ses agents ne furent pas étrangers aux difficultés que rencontra le premier Cheikh el Snoussi quand il alla développer ses idées à la Mecque. Il fut persécuté par les savants et les religieux investis, d’un caractère officiel, et ce ne fut que par suite de ces persécutions qu’il vint établir le centre de son action dans l’Afrique septentrionale. Encore n’est-on pas bien sûr de l’exactitude de ces hypothèses bien que les faits semblent leur donner raison. Quand il s’agit de questions religieuses et politiques en Orient, il est bien difficile de formuler un jugement certain. Quoi qu’il en soit, la Porte et les Snoussya furent, ou parurent être, en demi-hostilité jusqu’au moment de l’occupation de Tunis par les Français.

A ce moment il s’opéra un rapprochement entre les deux puissances. Et à la suite de ce rapprochement, il est arrivé ce qui se présente toujours en pareille circonstance. Ceux qui soutenaient la politique de principes ont fini par l’emporter sur ceux qui ne préconisaient que la politique des résultats. L’influence du gouvernement ottoman a été absorbée par l’influence des Snoussya et ceux-ci ont vu doubler leur puissance dans l’Afrique septentrionale.

Dans l’Afrique du nord

On se ferait difficilement une idée des intri-1 gués qui se sont nouées et dénouées depuis cette époque. Il faudrait avoir été mêlé à toutes ces luttes sourdes pour pouvoir en faire le récit et ce récit serait pour ainsi dire un cours complet de politique orientale. Raconter les efforts du Cheikh Zoffar et de Si-Hamsa à Tripoli serait entreprendre une tâche qui dépasserait les bornes de ce récit. Qu’il nous suffise de dire que le gouvernement ottoman s’est trouvé depuis quelques années entraîné à soutenir les aspirations des Snoussya contre la marche envahissante des chrétiens. Il était d’abord leur allié, puis, par la complicité de ses fonctionnaires il est devenu leur instrument. Le Cheikh El Mahdi es-Snoussi est aujourd’hui plus obéi que le Commandeur des croyants dans toute l’Afrique.

Il y a eu même ces dernières années une tentative de soulèvement en Tripolitaine contre le gouvernement du sultan. Le fauteur de cette entreprise était un homme notoirement connu pour appartenir aux Snoussya. Il se nommait Moulaï Achmed. Il ne réussit pas dans son entreprise ; les Turcs s’emparèrent de lui et le fusillèrent, mais ils eurent bien soin de proclamer qu’ils ne l’exécutaient que comme « espion des Français » afin de ne pas exciter contre eux l’opinion publique.

Nous avons cherché à savoir si l’assassinat du colonel Flatters et des Pères Blancs qui furent tués non loin de G’adamès étaient dus à l’influence des Snoussya. Les renseignements que nous avons pu recueillir à ce sujet sont contradictoires.

A Tunis on paraît croire à un simple attentat commis par ces incorrigibles pillards qu’on appelle les Touaregs Haggar qui dévalisent les caravanes sans s’inquiéter si elles sont conduites par des musulmans ou des infidèles.

Mais à Tripoli et à Benghazi, on n’a pas la même opinion, et si les assassins ont été des Touaregs, on pense que la tête qui a dirigé leurs bras se trouvait à Djer Boub. Les Snoussya feront toujours ce qu’ils pourront pour empêcher l’invasion des Européens dans l’intérieur de l’Afrique, et s’ils sont venus se placer presque sur la route que suivaient les commerçants de l’époque romaine pour arriver jusqu’au Niger, c’est une preuve qu’ils connaissent le pays mieux que nous et sont disposés à en défendre vigoureusement les approches.

En deux mots, la politique musulmane peut se résumer. Qui dit politique dit religion ; et comme nous avons fait jusqu’à présent nous publierons l’opinion dés hommes absolument au courant de la question pour appuyer notre dire.

Un résumé

Les auteurs sont nombreux, nous nous bornerons à en citer deux : Le célèbre voyageur allemand Ghérard Rholfs et un prêtre catholique, l’ancien curé de Laghouat. Tous deux ont vécu de longues années au milieu des musulmans ; ils ont été à même de les étudier dans toutes les manifestations de leur existence.

L’opinion de Ghérard Rholfs

Ecoutons ce que dit Ghérard Rholfs dans son voyage au pays des Ksours, quand, sous le déguisement d’un derviche il traversa la région du Sahel qui s’étend du Maroc au sud de la Tripolitaine : « J’estime que les Français ne sauraient assez se tenir sur leurs gardes s’ils ne veulent pas passer par les épreuves que les Anglais ont subies dans les Indes. Chez un peuple comme les Arabes où tout, les mœurs et l’existence elle-même, ont pour fondement la religion la plus intolérante qui existe, la civilisation n’a pas de prise ».

« Que sont les Arabes après quarante ans d’occupation de l’Algérie ? Ceux des villes ont contracté toutes les mauvaises habitudes des Français et le goût de l’absinthe, mais que par contre ils aient accepté quoi que ce soit de la religion ou des idées de leurs vainqueurs, il n’y faut pas songer. Si l’on pénètre plus avant, on s’aperçoit que quelles que soient leur souplesse et leur docilité, ils ont conservé intérieurement toute leur haine, tout leur mépris à l’égard des sectateurs des autres religions. Que l’on s’éloigne de quelques lieues des villes, on constate que la civilisation n’a aucune prise sur eux ».

« L’Arabe sous sa tente vit comme il vivait jadis, il déteste les chrétiens comme par le passé, s’il se retient de tuer un infidèle et de gagner par là le paradis, c’est uniquement par crainte de la loi. Les Français auraient dû se conduire comme les Anglo-Saxons dans l’Amérique du Nord : refouler les Arabes. Alors l’Algérie serait devenue un pays tranquille, exclusivement habité et cultivé par des Européens. On me trouvera dur et barbare, peu d’accord avec les principes de la civilisation moderne, mais, c’est que lorsqu’on voit les choses de loin, du fond de sa chambre, on les apprécie autrement que lorsqu’on les regarde de près. On aura beau faire, il y a des peuples qui devront disparaître pour le plus grand bien de l’espèce humaine ».

On voit que M. Ghérard Rholfs a une manière à lui d’entendre la colonisation. Malgré sa théorie des disparitions nécessaires il n’en chercha pas moins par ordre de son gouvernement à nous susciter des difficultés avec les snoussya, mais, comme nous l’avons dit plus haut, ses efforts restèrent infructueux.

Voyons maintenant après l’opinion d’un protestant allemand, serviteur du chancelier de fer et adepte de la maxime germanique que la force prime le droit, ce que dit un prêtre catholique, l’ancien curé de Laghouat, qui pendant douze ans de sa vie a vécu constamment au milieu des indigènes.

L’opinion d’un prêtre catholique

Grands et petits, ils sont tous intéressés à notre ruine, ils l’appellent de tous leurs vœux, et, sans cesse, d’une manière patente ou cachée, ils y travaillent avec ardeur.

Et le curé de Laghouat cite à ce propos, la déclaration que faisait devant le 2ème conseil de guerre d’Alger, Mohammed Ben Abdallah, l’un des principaux fauteurs de l’insurrection de 1854 :

« Il n’y a qu’un seul Dieu, ma vie est dans sa main et non dans la vôtre ; je vais donc vous parler franchement. Tous les jours vous voyez des musulmans venir vous dire qu’ils vous aiment et sont vos serviteurs fidèles; ne les croyez pas ; ils vous mentent, par peur ou par intérêt. Quand vous donneriez à chaque Arabe et chaque jour l’une de ces petites brochettes qu’ils aiment tant, faite avec votre propre chair, ils ne vous en détesteraient pas moins et toutes les fois qu’il viendra un Chérif qu’ils croiront capable de vous vaincre, ils le suivront tous, fût-ce pour vous attaquer dans Alger. »

Et ce que disait Mohammed Ben Abdallah en 1854 était vrai en 1864, en 1871 et peut-être verrons-nous quelque jour que ce qu’il dit des musulmans est encore aussi vrai que ce que ce pouvait l’être à l’époque où il parlait.

Quant à la frayeur que peuvent inspirer aux Arabes, nos armes, notre discipline, notre force militaire, il ne faudrait pas trop penser que ce fût suffisant pour l’arrêter. Pour eux, le succès ne dépend pas des gros bataillons et comme le disait ce même Mohammed Ben Abdallah qui ne faisait d’ailleurs que répéter ce que lui avait appris le Koran : « La victoire vient de Dieu, il sait quand il le veut faire triompher le faible et abattre le fort. »

Un peu plus loin le brave curé de Laghouat qui avoue d’ailleurs qu’il n’y a rien à répondre à des théories comme celle que nous venons de citer examine les causes de cette haine persistante des musulmans contre les chrétiens : « L’hostilité des indigènes puise ses motifs dans le fanatisme de leur foi. Les indigènes, on ne l’a pas assez remarqué et c’est là cependant le point capital de la question, les indigènes ne sont point des adversaires ordinaires ; ils combattent encore plus pour leur religion que pour leurs foyers et voilà pourquoi la guerre qu’ils nous font revêt un caractère d’acharnement et de férocité digne des sauvages. En outre ils sont fatalistes et voilà pourquoi ils pourront encore à certains moments subir passivement le fardeau de notre autorité et de notre présence et pourquoi en d’autres moments ils s’efforceront de se débarrasser de ce fardeau et de nous chasser. »

Il résulte donc de l’opinion des deux auteurs que nous venons de citer que toutes les tentatives de conciliation entre les Français et les musulmans n’ont abouti à rien. La politique musulmane n’étant autre chose que l’application des principes du Koran, n’a pas varié depuis la conquête et ne variera pas davantage dans l’avenir. Il ne s’agit pas de savoir quelle est la puissance militaire du sultan de Constantinople ou de celui du Maroc, il s’agit de toujours se tenir prêt, car le danger est toujours là. Ce qui s’est passé au Soudan pour les Anglais doit nous servir de leçon.

Ce ne sont pas les Sultans qui mènent le monde musulman. Si-Cheikh-el-Mahdi, dans son oasis de Djer-Boub ; le cheikh des Qaderya, dans sa zaouia de Bagdad, et bien d’autres chefs religieux, ont une influence bien plus considérable que celle du puissant Padischah. Le Sultan actuel l’a si bien compris, que lui qui est un croyant fervent et que hantent aussi les rêves de l’Imamat universel, n’a pas hésité à faire cause commune avec les confréries religieuses. On verra quelque jour les conséquences de ce simple fait.

Quant à nous autres Français, il nous faut prendre un parti. Il faut, ou rejeter les Arabes dans le désert, ou chercher à les assimiler. Si le premier de ces procédés est difficile dans la pratique et inhumain dans le principe, le second est actuellement impossible.

Nous disons, actuellement impossible, parce que nous avons prouvé que les Arabes étaient un peuple essentiellement religieux. Or, il n’y a qu’un peuple religieux qui puisse en assimiler un autre qui ne l’est pas moins. C’est un résultat qu’on ne peut espérer atteindre qu’à force de dévouement, de charité, d’amour du prochain, de véritable piété. La France est actuellement trop laïque pour entreprendre cette tâche. Sur ce point, personne ne nous contredira.

Les choses resteront donc dans l’état où elles se trouvent, jusqu’au jour où quelque coup de tonnerre nous apprendra que les peuples de foi peuvent subir un joug, mais qu’ils ne se soumettent jamais.

Auteur: Marc Fournel
Extrait de son livre: La Tunisie – le christianisme & l’Islam dans l’Afrique septentrionale – 1880

Source: https://gallica.bnf.fr – Bibliothèque nationale de France

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