Les israélites de Tunisie au 18ème siècle

  • 28 décembre 2018
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Souk El-Grana (Juifs) à Tunis
28 Déc

L’ARRIVÉE DES JUIFS D’ESPAGNE, LE SCHISME DES GRANA

La communauté de Tunis, ainsi que celles des autres villes de la Régence, surtout telles de Sfax, de Mahdia et de Djerba, continuaient ainsi à se développer petit à petit, et à augmenter chaque jour avec le nombre de leurs membres, leur bien-être matériel et moral. Lorsque les Israélites d’Espagne furent, en 1492 bannis de leur pays, quelques-uns des exilés de la Péninsule vinrent chercher asile en Tunisie. Les Israélites de la Régence accueillirent ; avec empressement et bienveillance les nouveaux venus et leur facilitèrent l’établissement parmi eux. Un grand nombre de musulmans, bannis comme eux de leur patrie, venaient, en même temps qu’eux, demander asile à la terre africaine. Cent ans plus tard, vers la fin du XVIe siècle, nous trouvons les nouveaux venus groupés ensemble sous le nom de Communauté de l’exil (…) et formant noyau distinct.

Des usages différents de ceux des Israélites indigènes facilitaient ce groupement spécial. Les mœurs n’étaient pas strictement les mêmes, pas plus que les pratiques religieuses ; la prononciation même de l’hébreu différait, ainsi que la composition et l’arrangement de quelques-unes des prières du rituel. Les Israélites tunisiens, toujours hospitaliers et tolérants, accordèrent à ces frères malheureux une place spéciale dans le grand temple, place que l’on désigne encore aujourd’hui sous le nom de Place ou coin des Livournais.

A cette époque déjà (fin du XVIe siècle), la situation des Israélites de Tunis s’est notablement améliorée ; le bien-être est plus grand, la sécurité augmente, Un rabbin d’Algérie, descendant de Duran, Salomon Serour, chassé de sa patrie, vient chercher un asile à Tunis, où il est reçu avec beaucoup d’empressement et d’honneurs. Les livres, bien qu’encore assez rares, commencent cependant à s’y trouver ; le même rabbin Serour dit qu’il a trouvé à Tunis, grâce à Dieu (…), un ouvrage de Maïmonide (probablement le … et un ….

Dans un autre coin de la Tunisie, les Israélites venaient d’être soumis à une rude épreuve En 1530, les armées de Charles-Quint envahirent le littoral de la Tunisie. Plusieurs villes de la Régence ont été occupées par les Espagnols, qui portaient avec eux le cortège d’intolérance, de persécutions et d’inquisitions dont ils avaient gratifié la péninsule, La ville de Mehdia fut la première qu’ils occupèrent. La communauté Israélite qui, depuis la fondation de la ville arabe, s’y était établie et développée, dut fuir l’armée envahissante et chercher un refuge dans l’intérieur des terres. Elle se fixa dans la ville de Moknine, distante d’environ 25 kilomètres de Mehdia. Elle y resta après le départ des troupes castillanes, et elle y est encore de nos jours.

D’autres communautés, moins éprouvées, à Sfax, à Sousse, à Djerba surtout, se formaient ou se développaient, les Israélites de Djerba principalement, dont Maïmonide avait fait jadis un tableau si peu flatteur, et qui s’étaient depuis tenus à l’écart, commencent à prendre part au mouvement commun et à se signaler par leurs efforts pour leur relèvement moral. A la fin du XVIe siècle, nous trouvons déjà à Djerba des Dayanim et une organisation presque complète du culte et de la communauté.

Les études rabbiniques, négligées d’abord, prirent bientôt à Tunis, grâce aux efforts persévérants des chefs de la communauté et à la présence de plusieurs rabbins, surtout de Salomon Serour, un développement considérable, au point que la ville de Tunis acquit, chez les Israélites des autres pays, la réputation de ville de savants et d’écrivains. Les ouvrages du XVIIe siècle qui en font mention ne manquent pas de lui donner le titre pompeux de « La grande ville de savants et d’auteurs » (…).

C’est au commencement du XVIIe siècle que nous trouvons, pour la première fois, la trace de cet usage, établi par les deys, dont on a fini depuis une si grande application, et qui consistait, soit à charger les Israélites de l’exécution de ceux qui étaient condamnés à la strangulation, soit à leur livrer les cadavres des grands personnages exécutés par l’autorité, pour être insultés et traînés par les rues de la ville. En agissant ainsi, le gouvernement poursuivait le but de livrer davantage ces suppliciés au mépris public ; de leur côté, les Israélites y trouvaient une occasion d’assouvir leur colère et de se venger sur les morts des exactions sans nombre que leur faisaient subir les vivants. Il était d’ailleurs rare que le condamné, quel qu’il fût pour peu qu’il remplît une fonction élevée, n’eût, exercé contre les Israélites quelque acte de cruauté, dont on se vengeait sur son cadavre[1].

Au début du XVIIIe siècle, au milieu de l’année 1707, les Etats généraux de Hollande envoyèrent à Tunis ; en qualité d’ambassadeur extraordinaire, un Israélite, nommé Juda Cohen, chargé de la mission de négocier avec le gouvernement du bey un traité de commerce et de navigation. La qualité de Juif de cet ambassadeur ne fit aucun obstacle à l’accomplissement de la mission que lui avait confiée son gouvernement ; les négociations se poursuivirent avec succès et le traité fut signé par le Bey Hussein ben Ali (le chef de la dynastie Husseinite actuellement régnante) et Juda Cohen, le 24 mars 1708, et ratifié à La Haye, le 1er décembre de la même année[2]. On a conservé, aux archives du consulat de Hollande à Tunis, avec l’un des originaux de ce traité, une lettre par laquelle le bey Hussein manifeste toute sa satisfaction pour la façon dont le sieur Juda Cohen, ambassadeur des Etats généraux de Hollande, sut mener à bien les négociations, et les faire aboutir si heureusement à la conclusion du traité.

Vers la même époque, le gouvernement de la Grande-Bretagne envoya à Tunis un Israélite, muni d’un rescrit royal, avec le litre de drogman et courtier du consulat d’Angleterre. Le titulaire du consulat s’intéressa vivement à ce fonctionnaire, le prit sous sa protection particulière et lui offrit même un logement dans la maison consulaire.

Grâce à ces nouvelles recrues qui relevaient, aux yeux de la population, la situation des Israélites, grâce également à l’influence, chaque jour plus grande, qu’acquéraient auprès du gouvernement local les représentants des puissances étrangères, plusieurs familles Israélites européennes vinrent, principalement de Livourne, s’établir dans le pays et y exercer, qui le commerce, qui la médecine, qui les divers emplois de commis ou autres. Tous ces nouveaux arrivés allaient grossir le nombre et fortifier le noyau de la petite communauté de l’exil (…) à laquelle les attachaient leur origine, leurs coutumes, leur rituel et même leur langue[3].

La petite communauté européenne, qu’on désignait sous le nom de communauté de l’Exil, communauté portugaise, ou plus communément communauté livournaise[4], grossissait ainsi à vue d’œil et acquérait, grâce à la situation de ses membres, pour la plupart riches, originaires des pays européens, et, comme tels, soustraits aux exactions du gouvernement local, une influence considérable au soin du judaïsme tunisien. Aussi des velléités séparatistes ne tardèrent pas à se manifester, et le schisme éclata en 1710.

Ce schisme était inévitable ; d’un côté les Israélites de Tunis, hospitaliers et empressés au début envers les nouveaux venus, ne les voyaient pas sans une certaine envie acquérir chaque jour, par leur instruction, leur richesse et leur qualité de protégés des puissances, l’influence qu’ils perdaient eux-mêmes. D’un autre côté les Israélites européens ne consentaient pas volontiers à être traités en étrangers, et à n’avoir qu’une part insignifiante dans l’administration du pays, tandis que leur situation de fortune les plaçait au rang des contribuables les plus importants. Ce qu’ils supportaient le plus malaisément, c’étaient les prépotences du caïd et l’autorité despotique qu’il exerçait sur la communauté. Aussi saisirent-ils la première occasion qui se présenta pour se séparer de leurs coreligionnaires tunisiens et se constituer en communauté spéciale. Ils se cotisèrent pour construire un temple livournais, ils eurent leur tribunal rabbinique (…) particulier, leur boucherie distincte et leur cimetière séparé, en un mot toute une organisation nouvelle, fonctionnant indépendamment de celle de l’ancienne communauté.

Les membres de cette dernière congrégation, les chefs et les rabbins principalement, ne virent pas sans une grande douleur cette division intestine. Les écrits de l’époque sont pleins d’expressions qui dénotent l’affliction qu’ils en ont ressentie ; mais ils ne purent pas s’y opposer. Il est môme probable, bien qu’aucun écrit de l’époque ne le constate, que le nouveau groupe demanda et obtint l’autorisation de l’Etat pour se constituer en communauté distincte.

Ce schisme apporta une perturbation considérable au sein du judaïsme tunisien. Plusieurs Israélites, nullement étrangers, se faisaient admettre dans le nouveau groupe, afin de s’affranchir ainsi du paiement des taxes rabbiniques ; la boucherie livournaise faisait une concurrence très forte à celle des Tunisiens, et les recettes de cette dernière diminuaient à vue d’œil. Tout en maudissant le schisme et en prononçant des imprécations contre les ailleurs de cette division, les rabbins, sentant que tous leurs efforts ne parviendraient pas à rétablir l’union ni à enrayer le fait accompli, songèrent enfin à en atténuer les conséquences, et après avoir longuement médité sur la question et entamé des négociations 1res laborieuses, signèrent une convention où sont stipulées les conditions suivantes :

1° II était sévèrement défendu aux Israélites appartenant à la communauté tunisienne d’acheter de la viande de la boucherie de la communauté livournaise ; les Israélites de cette dernière communauté, au contraire, pouvaient se servir des boucheries de l’autre ;

2° Toutes les charges pesant sur la collectivité du judaïsme tunisien (impôts collectifs, achat de cimetière, cadeaux aux princes, etc.,) étaient, réparties entre les deux communautés, dans la proportion de deux tiers pour la communauté tunisienne, et un tiers pour la communauté livournaise.

Ces deux conditions, très dures pour le nouveau groupe, montrent suffisamment le caractère pour ainsi dire coercitif que la convention dont nous nous occupons avait aux yeux des Israélites tunisiens. D’un autre côté, l’acceptation de ces clauses par les Juifs livournais indique chez eux le désir de sortir de l’espèce d’ostracisme dont ils étaient l’objet de la part de ceux qui leur avaient fait naguère un accueil aussi sympathique.

La même convention réglait, pour le présent et pour l’avenir, afin de mettre fin aux désertions la base d’après laquelle on ferait partie de l’un ou de l’autre groupe. Il fut convenu que tout Israélite d’origine tunisienne, ou venu des pays musulmans, ferait partie de la communauté tunisienne, et que tous ceux qui venaient des pays chrétiens seraient incorporés dans la communauté livronnaise. Le même principe fut adopté pour les indigents de passage, qu’il fallait nourrir et rapatrier, ou enterrer en cas de décès.

Cette convention, portant la date du 7 du mois de Ab 5501 (juillet 1741), était munie de la signature de tous les rabbins de l’époque, ayant à leur tête Abraham Taïeb, dit Baba Sidi (ou grand père), pour le distinguer d’un autre rabbin du même nom, qui vivait quarante ans plus tard, et qui renouvela la même convention (probablement à la suite de la répétition des mêmes abus) le 1er du mois de Eloul 5544 (août 1784)[5].

LES ISRAÉLITES DE TUNISIE AU XVIIIe SIÈCLE

Ces divisions intestines n’empêchaient pas les rabbins de Tunis de s’occuper très activement des intérêts généraux des Israélites. En 1705, le tribunal rabbinique, présidé par le rabbin Semah Sarfati, fit une élude approfondie du droit de préemption (…) et s’occupa d’en régulariser les effets et d’assurer les droits de chacun. A la suite de cette élude, il fut pris une décision (datée du mois de Schebat 5465) d’après laquelle le droit de préemption était fixé à 30% de la valeur de l’immeuble grevé de ce droit. Il fut également défendu aux Israélites de surenchérir sur les loyers des maisons occupées par leurs coreligionnaires.

A cette époque (commencement du XVIIIe siècle), la communauté de Tunis a accompli d’immenses progrès. Elle se trouve déjà régulièrement constituée et munie de diverses administrations fonctionnant côte à côte pour atteindre un but commun ; elle dispose de revenus fixes et importants. Elle ne se contente plus des bénéfices effectués par le monopole de la boucherie; elle établit, pour faire face à ses besoins chaque jour plus grands, d’autres droits fiscaux auxquels elle oblige tous ses membres à se conformer; modifiant légèrement et mettant en vigueur un ancien précepte biblique, elle exigeait de chacun de ses membres de consacrer chaque année, au profil des œuvres pieuses de la communauté, la dixième partie des bénéfices réalisés par lui; elle avait transformé la peine du (…) en une amende de quarante pièces d’or au profit des pauvres; elle avait, en outre, institué des administrations particulières pour chacun des services les plus importants de son œuvre; elle les avait dolées soit en y consacrant les revenus de certains immeubles ou de certains temples, soit en créant des revenus particuliers avec des affectations spéciales. C’est ainsi que nous trouvons des délégués (…) particuliers et des revenus spéciaux pour le service des inhumations, pour l’entretien des écoles pour la jeunesse, pour le service des malades et pour diverses autres fondations pieuses.

Dans les autres villes de la Régence des communautés se forment et s’organisent. Il est fait, dans les ouvrages du temps, mention de celles de Djerba, de Kef, de Moknine, de Nabeul, de Sousse, de Sfax, de Testour.

L’état moral des Israélites tunisiens s’est sensiblement amélioré; les rabbins sont nombreux et instruits; les livres abondent; les universités talmudiques (…) sont communes  et très fréquentées, et les disciples s’y groupent autour de maîtres vénérés qui s’y réunissent souvent pour discuter des questions talmudiques, casuistiques ou liturgiques, ou pour s’occuper des intérêts généraux de la communauté.

La vie intime est toujours aussi unie et aussi forte que par le passé ; l’esprit de famille continue à être chez eux très développé. On marie les adultes fort jeunes, et ce sont les parents qui décident et arrangent les alliances, selon la convenance des familles. Le fiancé connaît rarement la femme qu’on lui destine et à laquelle il va unir son existence. Ils ne tolèrent pas d’ailleurs volontiers les célibataires parmi eux, et forcent presque les veufs à se remarier, surtout si ce sont des rabbins ou des personnes de distinction. Le divorce, néanmoins, était fort rare chez eux, et la polygamie ne se rencontrait presque que dans le cas de stérilité de la première union. Les alliances se contractent quelquefois, non seulement entre membres, des deux communautés, mais même avec des familles de l’étranger ; c’est ainsi que nous trouvons plusieurs Israélites tunisiens qui vont prendre femme en Algérie, à Livourne ou à Marseille.

En même temps que leur état moral, leur situation matérielle s’améliore considérablement ; leur commerce prend un grand développement et s’étend à toutes les branches de l’activité tunisienne et à tous les pays qui sont en rapports avec la Régence. Ils ont des relations suivies avec plusieurs villes de Turquie, d’Egypte, d’Italie, de France, sans compter l’Algérie, la Tripolitaine et l’Ile de Malte, où ils n’ont jamais cessé d’entretenir des relations multiples et variées.

Leur commerce local est aussi varié et étendu. Ils en ont adopté tous les usages et les systèmes, comptabilité, lettres de change, contrats, conventions, assurances, etc., etc.

Tous les articles qui font, à Tunis, l’objet d’un commerce quel qu’il soit, les intéressent et les attirent ; ils ont des relations importantes non seulement entre eux, mais encore avec les musulmans et les chrétiens auxquels ils servent d’intermédiaires ou de courtiers, et dont ils obtiennent des crédits s’élevant souvent à des sommes considérables.

Les Israélites de Tunis, ainsi que ceux d’Alger, avaient eu, de tout temps, la spécialité d’acheter les prises que les pirates apportaient dans le port. Après les avoir achetées, ils les réexpédiaient à Livourne, où ils les faisaient vendre. De là les grandes transactions qui se sont créées entre la Tunisie et Livourne.

Le père Le Vacher, qui était consul de France à la fin du XVIIe siècle, écrit à la Chambre de Commerce de Marseille, qui lui demandait de racheter les prises, afin que la perte des négociants fût moins forte, que la concurrence des Juifs ne lui permettait pas de se conformer aux vœux de la Chambre[6].

Mais en même temps que leur commerce augmentait et se développait, leur industrie, au contraire, paraît avoir sensiblement diminué ; les métiers passent de leurs mains entre celles des musulmans ou des chrétiens, et on ne rencontre guère parmi eux que des tailleurs, des passementiers et quelques rares cordonniers. Par contre, leurs femmes filaient et tissaient le lin, la laine et la soie, et contribuaient ainsi, par leur travail, à l’aisance de la famille.

Ils étaient, pour leur commerce ou les métiers qu’ils exerçaient, soumis à l’autorité des Amin (chefs de corporations) que le gouvernement met à la tête de chacune des branches de l’industrie, ou du commerce. Ces fonctionnaires percevaient de chaque négociant ou artisan une taxe proportionnelle au bénéfice présumé qu’il réaliserait. Les Amin avaient droit de juridiction sur tous les membres de la corporation dont ils étaient les chefs.

Malgré l’importance chaque jour plus grande que prenaient les affaires des Israélites et leurs relations commerciales, soit entre eux, soit avec les autres habitants du pays et de l’étranger, leur position, en tant qu’Israélites, vis-à-vis du gouvernement local ou des musulmans en général, ne s’était pas améliorée. Ils étaient souvent maltraités, pillés, assassinés sans que l’autorités s’en souciât ni prêtât à leurs plaintes une oreille attentive. Mais ce même gouvernement, qui ne protégeait ni leurs biens ni leur personne, ne se faisait pas faute de les accabler d’impôts de tous genres. Toutes les anciennes mesures arbitraires étaient maintenues et étendues ; leurs marchandises continuaient à payer des droits de douane plus élevés que ceux imposés aux chrétiens, et la communauté, nous l’avons dit, était toujours et collectivement responsable des impôts individuels de chacun de ses membres.

Ce système inique ne pouvait pas manquer de produire des conséquences fâcheuses ; l’Israélite tunisien devenait rapace, accapareur ; obligé de faire face à tant d’exigences, il devenait sordidement avare, cachait son or et se montrait misérable, de peur de réveiller de nouvelles convoitises. Son jugement se faussait également, et il arrivait presque à penser que tromper ses oppresseurs n’était pas une mauvaise action, et à établir deux espèces de justice, selon qu’il s’agissait de rapports entre eux ou avec les chrétiens, ou bien de leurs relations avec les musulmans[7].

Toutes ces persécutions et tous ces mauvais traitements n’empêchaient pas quelques-uns d’entre eux de se distinguer et de sortir des rangs. Certains Israélites acquéraient, grâce à leur instruction, à leur capacité ou à leur fortune, des situations fort élevées à la cour, auprès des grands dignitaires ou des consuls des puissances étrangères.

Leurs affaires commerciales les amenaient souvent à faire des voyages sur mer ; aussi leur arrivait-il quelquefois de tomber entre les mains des corsaires, qui les recherchaient comme constituant une prise d’un très bon placement. Partout, en effet, où on les mettait en vente, pourvu qu’il s’y trouvât des Israélites (et on s’arrangeait toujours pour qu’il en fût ainsi), on était sûr que leurs coreligionnaires les rachèteraient et leur rendraient la liberté, sauf à se faire rembourser le prix de la rançon, lorsque le captif en avait le moyen. Dans beaucoup de villes maritimes — et Tunis était du nombre — il existait même, sous la désignation de Rachat des captifs (…), un fonds spécial destiné à cet usage.

En 1772, le rabbin Joseph Azoulaï (…) vint à Tunis. Il nous a laissé de son voyage une relation qui a été publiée il y a quelques années sous le litre de … (Livourne 1879). Nous y voyons le caïd des Israélites, alors un nommé Salomon Nataf, exerçant sur ses coreligionnaires une juridiction plus despotique encore que celle de son maître le bey. Il donna chez, lui l’hospitalité au célèbre voyageur, qui fut ainsi à même de se rendre compte de visu des choses qu’il nous relate. D’après le dire du rabbin Azoulaï, il y avait alors à Tunis plus de trois cents rabbins. Le célèbre voyageur, qui s’y connaissait, en dit beaucoup de bien, et rend, avec beaucoup d’éloges, hommage à leur intelligence et à la profondeur de leur esprit et de leur savoir. Il constate cependant qu’ils ne sont pas, en général, doués d’une grande mémoire. II est loin de dire du bien des femmes, qu’il trouve superstitieuses, grossières et mal élevées à l’excès.

Le même voyageur raconte que le caïd Salomon Nataf, ayant soupçonné quelques Israélites venus de Livourne d’appartenir à la société des francs-maçons, se proposait, dans le but de les faire condamner à mort, de les dénoncer au bey, les accusant d’un crime imaginaire. Le rabbin Azoulaï prit chaleureusement la défense de ces malheureux, et put ainsi les sauver d’une mort certaine. Mais malgré sa plaidoirie, il ne put empêcher le caïd de les soumettre à la torture et de les faire jeter en prison, d’où ils ne sortirent qu’en prodiguant l’argent.

Quelques années après, en 1784 ; les Israélites et les chrétiens de Tunis faillirent se révolter, à la suite d’un acte de barbarie commis par Hammouda pacha, le bey régnant alors en Tunisie. Un capitaine au long cours, originaire de Raguse[8], fut trouvé, avec une femme musulmane, dans la maison d’un Juif. Les trois individus furent traînés par la populace devant le bey, qui les condamna aussitôt à mort, avec ordre d’exécution immédiate. Malgré les observations du premier ministre, Mustapha Khoja, qui conseillait à son maître plus de modération, la sentence fut exécutée ; le capitaine eut la tête tranchée, la femme musulmane fut pendue et le Juif brûlé vif.

Les Israélites et les chrétiens s’assemblèrent aussitôt pour délibérer sur ce qu’il y avait à faire[9]. Les propositions les plus diverses et les plus extrêmes furent d’abord soumises à l’assemblée ; on ne parlait de rien moins que de mettre le feu à la Kasbah et au palais du bey ; les consuls employèrent tous leurs efforts pour calmer l’effervescence de la population, et conseillèrent la modération. Les conseils des représentants des puissances prévalurent enfin, malgré l’indignation qu’ils avaient soulevé ces exécutions sommaires. Les Juifs courbèrent de nouveau la tête. Mais cette circonstance n’était pas faite pour les décourager dans leurs efforts de profiler de toutes les occasions pour se soustraire à l’autorité arbitraire d’un gouvernement aussi barbare, et pour se placer sous la protection des puissances étrangères[10].


[1] Voir Annales tunisiennes, par Alphonse Rousseau, p. 311 et suiv. Voir également …, lettre …, item. 8, p. 248.

[2] Voir Alphonse Rousseau, Annales tunisiennes, appendice, p. 519 et suiv.

[3] On sait que les Israélites, exiles d’Espagne à la fin du XVe siècle, ont conservé pendant longtemps, dans les pays où ils ont trouvé asile, 1’usage de se servir entre eux de la langue espagnole. Ceux qui se sont établis en Turquie parlent encore aujourd’hui cette langue ; ceux de Livourne, d’Ancône et de plusieurs autres villes de l’Italie, la parlaient jusqu’au commencement de ce siècle. Même lorsque les Juifs, se familiarisant davantage avec la langue du pays, abandonnèrent l’usage de l’espagnol, cette langue conserva chez eux un caractère presque sacré ; on s’en servait surtout au Temple pour la vente des … et pour les offres d’aumônes devant la Torah. Cette particularité s’observe encore aujourd’hui dans plusieurs Temples Sephardites d’Europe et dans ceux de la communauté livournaise de Tunis.

[4] On désigne, en Tunisie, cette communauté sous le nom de grana. Ce mot est le pluriel de gorni, ou Legorni, Livournais, de Livourne (Legorna).

[5] Voir …, lettre …, dem. 112, p. 103 a. Cette convention (…) est l’une des plus importantes pour le judaïsme tunisien. Aussi croyons-nous rendre service aux Israélites de Tunis en en reproduisant les passages les plus importants. On les trouvera dons l’appendice n° III.

[6] On sait que la Chambre de Commerce de Marseille envoyait, dans tontes les échelles du Levant, des négociants qui faisaient le commerce sous sa garantie. Les Consuls correspondaient directement avec elle.

[7] Voir …, lettre N, dem. 37, p. 17 a ; dem 42, p. 18 a; dem. 49, p. 19 a — On voudra bien remarquer que dans tous les pays où des persécutions ont été exercées, les persécutés se sont toujours cru permis d’en agir envers les persécuteurs, leurs biens, leurs familles, etc., d’une autre façon que dans leurs rapports entre eux. On s’est toujours imaginé que tromper, voler, etc., un persécuteur était chose bien moins grave que de commettre le même crime envers un compagnon d’infortune. Des exemples récents de ces dispositions d’esprit sont présents à toutes les mémoires.

[8] Raguse est une ville italienne, chef-lieu de la province de même nom dans le sud-est de la Sicile

[9] Il est consolant de constater que toutes les fois qu’un danger quelconque menaçait les Juifs ou les Chrétiens, les uns et les autres s’assemblaient et délibéraient en commun sur les mesures à prendre; ils sentaient que les uns et les autres couraient le même péril, et que leur cause était identique Nous en trouverons un nouvel et éclatant exemple dans la suite de ce récit.

[10] Voir Desfontaines, Lettres. Paris 1838, passim.

Extrait du livre: “Essai sur l’histoire des Israélites de Tunisie depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’établissement du protectorat de la France en Tunisie”. Auteur : David Cazès (1851-1913). Éditeur : A. Durlacher (Paris). Date d’édition : 1887

Les israélites de Tunis du XIIe au XIIIe siècle

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