La Tunisie française: sur la route de Nabeul

  • 11 janvier 2019
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Tunisie , caravane avec des chameaux
11 Jan

On voyage aujourd’hui dans la Régence de Tunis avec la plus grande sécurité le jour et la nuit. Certains passages sur la route de Kairouan, autrefois très redoutés du touriste, sont devenus sûrs et l’on peut actuellement sans escorte, seul, à cheval ou en voiture, gagner les grands centres de l’intérieur, sans avoir à craindre de fâcheuses aventures.

Pour aller à Kairouan, on suit généralement le chemin de Bir Loubit. C’est cet itinéraire que j’ai parcouru maintes fois, que je vais signaler au lecteur. Le chemin de fer conduit en peu d’instants à Hammam l’Enf, où l’on trouve les véhicules commandés la veille à Tunis, et l’on s’engage avec enthousiasme, au lever du soleil, sur la grande route de Kairouan.

La voie est bonne ; les rivières qui vont se perdre dans la presqu’île du cap Bon, sont à sec, sauf quelques jours d’hiver ; les lauriers roses dessinent au loin leurs contours sinueux ; à droite les cimes tordues de Hammam l’Enf et du Djebel Ressas, montagnes escarpées, dénudées et privées de végétation ; à gauche la plaine de Grombalia, large, jaune, riche et étendue, présentant quelques bourgades : Soliman, le Menzel, Grombalia ; au second plan : le golfe de Carthage, le Tillage blanc de Sidi Bou Saïd et le rocher Zembra isolé dans la mer. Chacun de ces lieux rappelle un souvenir.

Soliman, que l’on laisse près du chemin, annoncée au voyageur par son minaret brun, élevé, qui sort des lacs imaginaires formés par les mirages, est une petite ville arabe qui a eu de l’importance sous le gouvernement des Beys.

Le Bey Othman, au XVIIe siècle, y avait établi une colonie de Maures andalous. Ceux-ci, instruits dans l’art des irrigations, connaissant la culture des mûriers et du coton, tolérants, industrieux, avaient inspiré un nouveau souffle à la Régence dans les divers villages qu’ils avaient fondés : Zaghouan, Testour, Tebourba et Soliman. Mais peu à peu, sous l’oppression des chefs, par leur contact avec les indigènes, les andalous eux-mêmes avaient perdu leurs qualités distinctives, et les principes de vie qu’ils avaient apportés d’Espagne étaient devenus la proie du néant.

Le docteur Pellissier, naturaliste distingué du siècle dernier, qui a laissé une relation de son voyage en Tunisie fort estimée et bien vivante, cite à propos de Soliman un fait dont j’ai pu constater la véracité. Il y a dans la plupart des villes musulmanes en Afrique une maison et souvent tout un quartier qui sert de refuge (en arabe Rebat) aux débiteurs insolvables.

Ces rebats, généralement situés auprès du tombeau d’un saint célèbre, ont leur enceinte, leurs remparts, leurs magasins ; ils sont doués d’une vie propre et jouissent de certains revenus concédés par les grands ou par les associations pieuses qui servent à l’entretien des réfugiés. Ces derniers ne peuvent être poursuivis par leurs créanciers dans les rebats. Cette intention dont plusieurs négociants m’ont manifesté les avantages, facilite les concordats, permet une entente et donne au créancier la faculté de recouvrer une partie de ses avantages.

Cette tradition philanthropique n’est pas la seule en vigueur chez les Musulmans, qui ont des défauts, des vices, mais qui ont l’âme charitable.

Les fous, on le sait, chez eux ne sont jamais enfermés ; et c’est peut-être à la liberté qu’on leur accorde que l’on y doit l’absence, presque complète de folie furieuse. Les hôpitaux sont gratuits ; les établissements d’Eaux Thermales ont tous une construction réservée aux indigents. Enfin les infirmes ont, en général, au bord des chemins fréquentés, un emplacement réservé à leur usage. Ils ne s’y tiennent pas et néanmoins le passant dépose à cet endroit son offrande ; personne ne remercie le donateur ; personne ne sert de gardien au pécule qui s’élève souvent à plusieurs piastres et le voleur même n’y dérobe jamais une obole, sachant que le denier du pauvre est toujours le denier de Dieu.

Au-delà de Soliman, Menzel, avec ses jardins d’amandiers, l’ancienne métropole du Chérik (La Presqu’île du Cap Bon), signalée sous le nom de Menzel Bachou, par l’auteur arabe El Bekri, comme la première station de la route de Tunis à Kairouan.

On distingue le rocher de Zembra, célèbre par la défense héroïque des chevaliers de Malte, qui y firent naufrage, et se réfugièrent avec leurs canons au sommet de l’île ; ils se battirent vaillamment contre les troupes du Bey qui les harcelaient de toutes parts, et s’apprêtaient à mourir, lorsqu’un navire, au bruit de la fusillade, arriva sur ces entrefaites, et put en recueillir le plus grand nombre.

Je rencontre une noce arabe ; la mariée a pour ce jour les honneurs du chameau ; elle est couverte de voiles blancs, légers et soyeux, qui cachent ses traits ; elle s’avance lentement sur cette monture improvisée, précédée d’une escorte d’honneur richement parée qui exécute la fantasia et suivie par les femmes qui poussent les cris de joie habituels.

Son mari a eu 100 piastres à donner au père, et un sac de pois-chiches à la mère. Ce dernier cadeau suppose une grande beauté. De nombreuses distributions de poudre ont été faites aux jeunes gens de la tribu. La corbeille se composait d’une commode.

Plus loin, quelques jardins d’oliviers nous annoncent Grombalia ; le soleil est plus chaud ; l’enthousiasme moins vif ; les arbres sont plus tristes ; les plaines plus sèches ; les maisons moins blanches.

Le Bey possède à Grombalia beaucoup de terres et un pressoir à huile. Les biens du Bey, dits Beylic, sont disséminés dans toute la Régence ; ils sont considérables, et consistent en propriétés territoriales immenses, en bois d’oliviers, en jardins, en palais, en châteaux. Les terres du Beylic forment, avec celles du clergé dites « biens Habbous, » la grande portion de la Régence. Les habbous servent à l’entretien des mosquées, des imams, des écoles, des hôpitaux, et ils fournissent chaque année des rentes importantes aux temples de la Mecque et de Médina en Arabie. Tous ces biens : terres, forêts, oliviers, maisons de location dans les villes, sont sous l’administration d’un intendant spécial, dit Oukif, qui les gère avec insouciance et ne leur fait pas rapporter ce qu’ils devraient.

Au café Maure de Grombalia, un Docteur marocain, habillé à la française, distribue aux malades du hameau un élixir de longue vie, sous forme de bâtons de réglisse couverts de versets du Coran. Les docteurs marocains ont une grande réputation dans la Régence, j’ajouterai qu’au Maroc les médecins tunisiens font la vole.

J’entends des cris plaintifs, on me dit de ne pas faire attention « Kif El riha » c’est de la fumée ; c’est une femme qu’on enterre. Elle est morte il y a trois heures à peine; on la porte au cimetière sur un brancard, dans un linceul, sans bière; quelques cris payés, pas de noir sur les habits à cause du soleil, pas de larmes aux yeux, à cause du Coran; elle est ensevelie, orientée du côté de la Mecque ; on place sur sa tombe une brique écornée aux angles. Les parents : fils, père et mari retournent au café prendre des forces pour supporter « islamiquement » la douleur.

La plaine est déserte, des troupeaux de vaches paissent au loin. Quelques palmiers près de nous, tristes et isolés ; les ardeurs du soleil sont encore plus vives ; plus de sources, plus d’ombrages ; un seul puits, Bir El Arbain, le puits des quarante voleurs. Une dernière maison avant la Khanga, le fondouk Affaïd ; un fumeur de Kiff (Poudre de chanvre) y allume sa pipe, en tire quelques bouffées; les yeux hagards, le teint empourpré, il demande au narcotique l’oubli du présent et l’ivresse de l’imagination.

Le narcotique lui donnera aujourd’hui des rêves dorés, demain des hallucinations et bientôt la mort. La Khanga, fourré épais de thuyas, bosselés et écornés, d’oliviers maigres et rabougris, de lentisques odorants d’un vert sombre, est longue, sablonneuse, accidentée et sauvage. Le général Kheir Eddine, un des ministres intelligents de la Régence, avait placé dans la Khenga, ancien repaire de brigands, des familles de métayers sûres, les autorisant à avoir des chèvres et à faire du charbon. Les brigands depuis ont disparu ; ils servent de bergers à leurs gardiens et épousent leurs filles.

Des chameaux du Djerid chargés [de dattes passent devant nous. Ils gravissent péniblement les montées de la Khanga, rendues glissantes parles derniers orages. Sept hommes armés escortent le convoi. Leur chef est à cheval. Ils vont à Tunis échanger leurs dattes contre des étoffes ou du sucre.

Plus loin quelques Gabésiens nous saluent au passage. Ils sont sans chapeau, sans chaussures ; une chemise, un pantalon et un bâton noueux, forment leur garde-robe et leur arsenal. Ils viennent des montagnes du Sud de la Tunisie, frontière Tripolitaine.

« Les Djebels des Beni Tesren et Nufusa, dit Léon l’Africain[1], distantes de Djerba et de Sfax d’environ trente milles, sont hautes et froides. Leurs habitants sont réputés pour hérétiques par les pontifes de Kairouan, et ils vont exercer tous les métiers mécaniques pour gagner leur vie. »

Aujourd’hui encore, ces Musulmans, dits Gabèsiens, Berbères d’origine, doux, intelligents, aimant la terre, viennent travailler à Tunis comme portefaix, dans les campagnes comme journaliers pour la taille des oliviers, ou pour les moissons. Honnêtes dans une certaine mesure, se considérant comme bien supérieurs aux Arabes, sobres, ils arrivent à économiser, en quelques années, un capital de plusieurs centaines de francs, qu’ils ont hâte aussitôt d’apporter à leur père pour l’achat d’un jardin ou d’un morceau de terre qui complètera le bien de la famille.

Le soleil est déjà avancé dans sa course ; l’air est plus frais ; le cœur plus joyeux espère toucher au but prochainement. J’entends les mugissements de la mer; le dernier seuil franchi, la mer immense se développe aux yeux ravis, depuis Nabeul jusqu’à Hergla; près du golfe apparaît le fondouk de Bir Loubit, masse blanchâtre au bord de la mer au milieu des caroubiers.

Nabeul, l’ancienne Neapolis, célèbre par la douceur du climat, par ses jardins embaumés, par ses poteries et par la beauté de ses citoyens. Un chroniqueur raconte à ce sujet que tous les Arabes de la ville étant déclarés bons pour le service, partent pour la conscription et laissent les jeunes filles sans épouseurs.

J’arrive au fondouk ; l’honorable aubergiste vient à ma rencontre, me prend les mains, me vante les beautés du site, et les charmes du paysage. Je lui demande incidemment s’il a un dîner de prêt, et une chambre disponible : « El Koul hader bâche » tout est prêt, me fait-il, tout est à ta disposition. On me sert aussitôt des tomates crues, des poivrons secs, des œufs durs et du pain d’orge. Je me hâte après ce frugal repas de regagner mon appartement.

J’avais la chambre d’honneur au premier étage. Pas de vitres aux fenêtres pour se garer du vent et de l’humidité ; pas de fermetures aux portes pour se débarrasser des importuns ; un matelas pour lit sans draps et sans coussins. Malgré tout, je fis une bonne somme.

Au matin, dès l’aube on m’apporta la note, qui à ma grande stupéfaction s’élevait à six francs. Je demandai quelques explications au gérant qui me fit de longues dissertations sur la façon d’extraire l’essence des roses et des jasmins, et qui en fin de compte, ajouta poliment que l’on ne saurait trop payer une aussi belle nature, l’argent ne pouvant pas être comparé à un beau coucher de soleil.

Je réglai ce poète aubergiste suivant son désir et continuai ma route vers l’Enfida.

Ludovic Campou – Paris, 20 mai 1887.
DU MÊME AUTEUR : “Un Empire qui croule” (le Maroc contemporain) 1886.

[1] Léon l’Africain, description de l’Afrique. Léon l’Africain est un auteur arabe, né à Fez, au Maroc, au XVIe siècle, qui a parcouru tout l’Afrique jusqu’au Soudan ; il se convertit au catholicisme à la fin de sa vie, et a laissé une relation de ses voyages qui fournit les documents les plus sérieux sur son époque.

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