Le Snoussya et El-Mahdi au Soudan au yeux de Marc Fournel

  • 15 janvier 2019
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15 Jan

Les Snoussya

La confrérie des Snoussya a été fondée en 1835 par Si-Mohammed-ben-Ali-ben-ès-Snoussi, qui vint au monde en Algérie, près de Mostaganem, en 1792. C’était un marabout qui avait la prétention de descendre du Prophète. Après de nombreux voyages et des fortunes diverses, SiSnoussi arriva à la Mecque, où il jeta les bases de son enseignement. Il fut bientôt en butte aux persécutions des autorités. Obligé de quitter la ville sainte, il se réfugia en Cyrénaïque, où il fonda une première zaouia à El-Beïda.

Peu à peu son influence s’étendit dans le nord de l’Afrique et le nombre de ses zaouia augmenta rapidement. Cette extension réveilla les haines qu’il avait déjà suscitées à la Mecque, et vers 1855, le cheikh Snoussi, qui était devenu un personnage considérable, transporta le centre de son enseignement dans l’oasis deDjer-Boub, au sudouest et à trois journées de marche de l’oasis de Syouah. Il y fonda une zaouia qui fut bientôt la pépinière d’un nombre considérable de ses adeptes, qu’il envoya comme missionnaires dans tout le centre de l’Afrique. Il mourut en 1859, après avoir opéré d’innombrables conversions à l’islamisme dans tout le nord du continent africain, et avoir affilié à son ordre tous ou presque tous les chefs soudaniens, depuis la Tripolitaine jusqu’au Ouadaï, dont le sultan s’est proclamé son disciple. Si-Snoussi est enterré à Djer-Boub. Son tombeau est devenu un lieu de pèlerinage si important, qu’on nomme aujourd’hui cette oasis placée en plein désert, Mekka-el-Seghira, la Petite-Mecque.

Si-Snoussi laissa sa succession à son fils Cheickh-el-Mahdi, qui était bien jeune au moment où il perdit son père, mais qui trouva dans les hommes remarquables que ce dernier avait réunis autour de lui, des conseillers et des appuis qui lui permirent de poursuivre, quelques années plus tard, l’œuvre entreprise, œuvre immense et telle, qu’il ne s’en est peut-être pas encore présentée de semblable depuis l’établissement de l’Islam.

Cheikh-el-Mahdi est le véritable chef des Snoussya, mais il est secondé dans sa mission par son frère Si-Mohammed Chérif, qui est comme lui un homme d’une intelligence exceptionnelle. Si-Mohammed Chérif est plus particulièrement chargé de la direction de la zaouia de Djer-Boub. El-Mahdi reste le grand directeur politique général, assisté de son conseil.

Dans le monde musulman, El-Mahdi jouit d’un immense prestige. Son nom, Son âge, le présentent comme devant être le Mahdi qui, d’après d’anciennes prédictions, doit régénérer le monde et le soumettre tout entier à la loi du Koran. Ces prédictions fixent une époque qui se rapporte à celle où nous vivons. De plus, El-Mahdi passe pour posséder certaines marques dïstinctives, indiquées par la prophétie comme devant se retrouver chez celui qui sera désigné pour cette mission. Ses partisans assurent qu’il porte entre les deux épaules le signe noir, rond, qui existait à la même place chez Moïse, chez Jésus-Christ et chez Mahomet.

El-Mahdi entretient soigneusement ces bruits. Il ne se montre presque jamais en public. On raconte que les pèlerins les plus considérables ne sont pas même admis en sa présence. Ils sont reçus, soit par son frère, soit par un moqaddem que l’on a choisi à cet effet, parce qu’il présente certains traits de ressemblance extérieure avec le cheikh.

A ceux qui parviennent à le voir, El-Mahdi n’adresse que quelques paroles pieuses et les entrevues ne durent que peu de minutes. La prophétie relative au « Maître de l’heure » dit que le Mahdi annoncé doit avoir le bras droit assez long pour que la main tombe au-dessous du genou. Quand El-Mahdi consent à recevoir un pèlerin, il garde toujours sa main droite dans sa poitrine, pour laisser supposer au visiteur qu’il remplit la condition imposée par la prophétie.

D’ailleurs, il faut une persévérance dont peu de gens sont capables pour pénétrer jusqu’au Cheikh-el-Snoussi. Le visiteur est promené pendant des semaines entières de zaouia en zaouia, et soumis à une surveillance rigoureuse pour que les chefs snoussya soient bien certains de la pureté de sa doctrine et aussi de ses véritables intentions vis-à-vis du Mahdi.

Avant d’examiner quelles sont les forces actuelles des Snoussya, disons quelques mots de leur doctrine, dans laquelle la politique et la religion sont si étroitement mêlées, qu’elles ne forment qu’un ensemble.

Nous avons dit que le but constant de l’Islam avait été la constitution de l’Imamat universel, c’est-à-dire la théocratie panislamique. Le chef doit être le prêtre, et par prêtre les musulmans entendent celui qui domine tous les autres par sa sainteté personnelle et sa connaissance approfondie des livres saints, de leurs commentateurs et de la tradition.

Ces principes sont ceux qui forment la base de la doctrine de tous les ordres religieux dont nous avons parlé. Ce sont ceux qui résument les théories des Soufi, c’est-à-dire des sages musulmans. Les Snoussya n’en préconisent point d’autres, seulement ils ont organisé pour les répandre une propagande qui dépasse, en effet, tout ce qui s’est réalisé jusqu’à aujourd’hui.

En effet, si l’on prend les écrits du fondateur de la confrérie et d’après ce que l’on sait de l’enseignement donné dans les zaouia, les Snoussya ne recommandent pas autre chose que la pure doctrine du Koran dépouillée de toutes les superfétations dont on s’est plu à l’orner jusqu’à présent. Ils affichent la prétention de ramener les musulmans aux pratiques des premiers siècles de l’Islam, d’où il résulte qu’ils reprennent la doctrine de l’Imamat universel en politique.

Pour arriver aux résultats qu’ils se proposent, les Snoussya affectent de déclarer qu’ils repoussent tout procédé violent. Ils poursuivent leur route, lentement, sûrement comme des gens certains de parvenir à, leur but et comme s’ils étaient absolument détachés’ des choses temporelles.

Cette affectation de ne s’occuper que des questions exclusivement religieuses est la base même de la tactique des Snoussya. Ils ne s’en sont jamais écarté et ils ont même repoussé toutes les avances qui leur ont été faites de se mêler à la politique active.

Ainsi, il est officiel qu’ils ont résisté aux propositions qui leur ont été faites par le gouvernement allemand de se prêter à un mouvement insurrectionnel contre les Français en Algérie. Jamais le Cheikh-el-Mahdi ne voulut voir personnellement l’agent prussien Ghérard Rolhfs, qui cherchait à l’entraîner dans une campagne contre la France. Les Italiens n’ont pas mieux réussi quand, après l’occupation de la Tunisie par les Français, ils ont cherché à nous susciter des désagréments dans la Régence. Les Snoussya ont toujours affecté de se tenir en dehors des compétitions des nations européennes, se renfermant, disaient-ils dans leur situation de simples religieux.

Bien plus, ils n’ont pas voulu intervenir en Égypte au moment de la manifestation à la tête de laquelle se trouvait Arabi-Pacha. N’avaientils pas de confiance dans Arabi, ou étaient-ils poussés par d’autres motifs ? C’est ce que nous ignorons, mais leur influence ne s’est nullement fait sentir en Égypte à cette époque.

Nous verrons un peu plus loin quelle a été l’attitude des Snoussya dans le soulèvement du Soudan ; mais auparavant constatons que, s’ils se sont toujours tenus à l’écart des insurrections de l’Algérie, les révoltés, après leur défaite, ont toujours trouvé un asile chez eux. En outre, ils ont toujours encouragé les musulmans qui vivent sous la domination des chrétiens à émigrer et à quitter un pays où ils se trouvent dans des conditions religieuses qu’ils déclarent insoutenables pour les bons et vrais croyants.

On peut, sans crainte de se tromper, attribuer à l’influence des Snoussya, une grande part dans l’émigration considérable qui se produisit en Tunisie aussitôt après l’occupation française. Plus de deux cent mille Tunisiens passèrent à cette époque en Tripolitaine, et quoi qu’on en ait dit, ils n’appartenaient pas tous, bien loin de là, à des tribus nomades habituées à changer de lieu de campement. Il y avait parmi eux des hommes considérables, de riches propriétaires. Nous n’en donnerons pour preuve que ce fait que dans plusieurs villes de l’intérieur, les services administratifs de l’armée d’occupation ont été installés dans des maisons abandonnées par des dissidents, et ces maisons sont peut-être les mieux construites et les plus confortables de ces villes.

Pour augmenter leur influence dans le monde musulman et chercher à concentrer à leur profit le mouvement des différentes confréries, les Snoussya ont tenté de les rallier autour d’eux. Leur fondateur affirmait être affilié à quarante congrégations chez les saints desquels il allait, d’ailleurs, chercher des appuis pour ses théories et ses doctrines.

Par cette manœuvre d’une incontestable habileté, les khouan d’une confrérie quelconque peuvent se faire affilier aux Snoussya, non-seulement sans renier aucune de leurs doctrines particulières, mais encore sans même changer leurs oraisons spéciales. Seuls les khouan appartenant à des congrégations fermées, comme celle des tidjanya peuvent échapper à cette absorption. C’est la principale raison qui fait protéger les tidjanya par le gouvernement français.

Les snoussya peuvent se reconnaître à leur attitude pendant la prière, ils se tiennent les bras croisés sur la poitrine, le poignet gauche pris entre le pouce et l’index de la main droite.

En outre, ils doivent porter leur chapelet et ne pas se le suspendre au cou.

Le dikr ou la récitation quotidienne, se compose de quatre formules religieuses dans le genre de celles dont nous avons donné le texte pour les autres confréries et qu’on répète soit quarante, soit cent fois de suite à de certains moments de la journée.

En outre, les prescriptions de l’ordre interdisent aux adeptes de danser, de chanter, de fumer, de priser et de prendre du café.

La puissance des Snoussya dépasse certainement l’idée que peuvent s’en faire les Européens. Sans contredit, l’autorité du Cheikh-el-Mahdi est plus grande aujourd’hui que celle du Sultan et se fait sentir depuis la Chine jusqu’à l’Atlantique et jusqu’au centre de l’Afrique. Les zaouia où s’enseigne sa doctrine se comptent par centaines, et plusieurs d’entre elles constituent des agglomérations importantes au milieu desquelles s’élèvent des monuments de premier ordre. La mosquée de Djer-Boub est déjà célèbre dans toute l’Afrique par le luxe des matériaux employés à sa construction.

C’est là que réside le Cheikh-el-Mahdi, c’est là qu’il reçoit des renseignements de tous les points du monde musulman et qu’il dirige le grand mouvement panislamique. Des courriers spéciaux montés sur des meharinhedjin, ces admirables chameaux du désert avec lesquels on peut faire chaque jour plus de cent kilomètres pendant une semaine sans les fatiguer, relient Djer-Boub à l’Égypte, à la Tripolitaine, à Benghazi, à l’intérieur de l’Afrique. Du Ouadaï, le Cheikh-el-Mahdi pourrait faire sortir en quelques semaines une armée dix fois plus forte et plus ardente que celle qui a écrasé les Anglais et les Égyptiens dans le Soudan, et on assure que ses zaouia renferment assez d’armes à tir rapide et de munitions pour en faire des troupes redoutables pour une puissance européenne quelconque.

Cheikh-el-Mahdi a un représentant à Paris. C’est un juif, ou tout au moins le représentant d’une maison juive. Il est tenu, par ce moyen, au courant de tous les mouvements de la politique française et européenne. Grâce à ce même agent, il fait acheter en Europe les objets dont il pense avoir besoin. Nous croyons savoir qu’en 1885, il a notamment fait faire l’emplette à Paris d’une superbe tente qui lui a été expédiée à DjerBoub.

Si l’influence des Snoussya est considérable dans le monde musulman, elle est absolue dans la portion de l’Afrique septentrionale qui obéit ou est censée obéir au Sultan deConstantinople. En 1884 ou 1885, le gouvernement d’YldyzKiosk sépara la Tripolitaine en deux gouvernements distincts, celui de la Tripolitaine et celui de la Cyrénaïque. C’est dans ce dernier que se trouve l’oasis de Djer-Boub, mais le véritable souverain n’est pas le Sultan, mais bien le Cheikh-el-Mahdi.

Le gouverneur turc de Benghasi, qui était en 1885 un fonctionnaire du nom de Hadji-RachidPacha, était affilié aux snoussya et pratiquait dans la plus large mesure le précepte des khouan, « obéis à ton cheikh avant tout autre souverain. »

Tous les membres du Conseil administratif de Benghasi sont dans le même cas. Par un dernier reste de condescendance, la justice se rend encore à Benghasi au nom du Sultan de Constantinople, mais à quelques kilomètres de la ville, le nom du Sultan a disparu et les magistrats ne prononcent que d’après le Coran et la Sunna.

Il résulte de cette influence des Snoussya que la ferveur religieuse est poussée à Benghasi jusqu’à ce point, qu’à de certains moments la circulation y serait dangereuse pour les chrétiens. La France possède dans cette ville perdue au milieu de l’Islam un vice-consul, M. Eugène Ricard, un des hommes qui connaissent le mieux l’Afrique et les musulmans. Quelle que soit l’estime, bien justifiée du reste, dont il est l’objet de la part des indigènes, sa qualité de chrétien l’oblige parfois à rester de longues semaines sans se montrer en public, pour ne pas risquer d’amener une manifestation de la part de quelques-uns de ces croyants fanatisés revenant d’un, pèlerinage à la Petite-Mecque, et allant porter les paroles du nouveau prophète aux quatre coins du monde musulman.

Lorsque les Européens apprirent le soulèvement des musulmans du Soudan, il circula à ce moment dans les journaux une foule d’histoires qui ne prouvaient absolument que la fertilité de l’imagination des écrivains qui les avaient inventées.

En réalité, on ne sait pas encore au juste ce qui a été la cause déterminante de ce mouvement, et les Anglais eux-mêmes qui n’ont pas cependant ménagé l’argent pour se renseigner, n’ont pu recueillir que des documents absolument contradictoires.

Nous n’avons pas la prétention d’en savoir beaucoup plus long que les autres, aussi nous bornerons-nous à raconter ce que nous savons.

Mohammed-Achmed, qu’on a appelé le Mahdi du Soudan, appartenait à la secte de Qaderya, à laquelle sont affiliées beaucoup de musulmans égyptiens et en particulier presque tous les mariniers du Nil. Après ses premiers succès dans le Fezzan, quelques marabouts du pays profitant de l’approche du moment désigné par les prophéties arabes pour l’apparition du Moul-elSâa (le maître de l’heure), qui doit venir rétablir l’empire musulman, cherchèrent à lui attribuer ce rôle providentiel.

Il est probable, bien que nous n’en ayons pas la preuve écrite et que nous soyons obligés en cela de nous contenter des renseignements oraux qui nous ont été fournis,que les chefs de certains ordres religieux musulmans, jaloux de l’influence toujours, grandissante du Cheikh-el-Snoussi ne furent pas fâchés de voir se dresser devant lui, dans cette Afrique où il semblait régner en maître, un rival qui pourrait ruiner son influence.

Quoi qu’il en soit, les premiers succès de Mohammed Achmed ne furent pas vus d’un très bon œil par le grand conseil de Djer Boub. Les Snoussya se tinrent longtemps sur la réserve. Il y eut ensuite des pourparlers, des discussions et finalement sans le reconnaître pour le Mahdi et encore moins pour leMoul el Sâa, les snoussya voulurent bien concéder à Mohammed Achmed le titre de « Chérif du Soudan », mais sans vouloir aller au-delà.

Il faut croire que Mohammed Achmed fît sa soumission et consentit à cet arrangement, car en 1885 nous voyons les Snoussya beaucoup plus sympathiques au mouvement soudanien sans pourtant se prononcer d’une façon catégorique.

Cependant, en avril 1885, une sorte de concile (hadra) auquel assistaient des cheikh Qaderya, Snoussya, Chadelya et des membres influents d’autres confréries religieuses se réunirent à Siouth et y proclamèrent la déchéance du khédive d’Egypte.

On comprend l’émotion que la nouvelle de cette décision causa dans le gouvernement angloégyptien qui fit tout son possible pour empêcher qu’elle se répandît. Des troupes furent envoyées en toute hâte avec mission de s’emparer des cheikh, mais autant aurait valu saisir le sable, et quand on arriva, on ne trouva plus rien.

Dans ces conditions on peut s’expliquer comment la nouvelle de la. mort de Mohammed Achmed n’a pas arrêté le mouvement de l’invasion de l’Egypte par les musulmans. Pour la plus grande partie d’entre eux Mohammed Achmed n’était pas le véritable Mahdi. Ceux qui qnt persisté à croire à sa mission ont été détrompés en apprenant sa mort. « Il paraît bien que ce n’était pas le véritable Mahdi, puisqu’il n’a pas réussi. » Tel fut le raisonnement des musulmans et il n’en fut plus question.

Depuis ce moment il n’y a plus qu’un Mahdi, celui de Djer-Boub, et nous le répétons, sa puissance morale et matérielle est de celles avec lesquelles doivent compter les gouvernements européens. Il est bien certain qu’en ce moment le Cheikh Si-Snoussi ne songe pas à porter la guerre en Europe, mais toutes les nations qui sont en contact avec l’Islam doivent surveiller avec soin ce danger qui se lève dans les déserts de la Cyrénaïque.

Derrière les Snoussia en effet se trouvent deux cents millions d’hommes, deux cents millions de croyants qui au fond partagent toutes leurs doctrines sur l’interprétation stricte du Coran et en faveur de l’Imamat universel, c’est-à-dire du monde soumis à la théocratie musulmane.

Auteur: Marc Fournel
Extrait de son livre: La Tunisie – le christianisme & l’Islam dans l’Afrique septentrionale – 1880

Source: https://gallica.bnf.fr – Bibliothèque nationale de France

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