Le passé Romain d’Enfida en Tunisie

  • 11 janvier 2019
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Tunisie Carthage

La Tunisie est la terre des ruines Romaines par excellence. La douceur du climat, la fertilité du sol, la beauté du ciel, la proximité de la Sicile, ces divers motifs avaient déterminés un grand mouvement vers les deux provinces Romaines, la Zeugitane et la Byzacène qui correspondent à la Tunisie actuelle.

Enfida qui représente la partie la plus riche de la Byzacène avait attiré particulièrement les colons et les rentiers. Si nous reconstituons son passé à l’époque des empereurs, à l’aide des ruines considérables qui subsistent encore et des Auteurs qui en font mention, nous pouvons y admirer plus de quinze cités anciennes qui renfermaient au moins, chacune d’elles, dix mille habitants.

Elle avait ses châteaux forts : Battaria dans les montagnes avec ses sources et ses bois, Battaria (Oppidum Battariense) célèbre dans les fastes de l’histoire par un de ses évêques Donatistes qui assista au concile de Carthage ; Ulisiperra avec son aqueduc qui allait capter les eaux de El Garzy ; Aggerzel, au pied de Takrouna ; Thac, l’image la plus parfaite de la ruine, avec ses tours et ses remparts ; Aphrodisium, aujourd’hui Sidi-Kalifa, dans un site ravissant, à une demi-lieue du golfe, Aphrodisium qui montre encore avec orgueil sa porte triomphale dorée par les siècles, et son temple de Vénus, Aphrodisium, la ville des riches et des sybarites, près la quelle s’étendaient les fameux jardins de Grassi, où Bélisaire fit reposer ses troupes quand il vint combattre les Vandales.

Les Romains venaient en Tunisie pour vivre longtemps et mourir tranquilles ; on y voit des épitaphes signalant des existences de cent vingt, cent trente ans ; Enfida était alors la patrie des centenaires.

Pratiques, industrieux, ils avaient tiré un excellent parti du pays. Ils avaient tracé des routes qui se reliaient aux grandes voies de Carthage à Hadrumète, aujourd’hui Sousse, et d’Hadurmète à Zaghouan, ils avaient créé de beaux jardins auprès de sources, dans les plaines ils avaient élevé des villes, dans les montagnes des réduits fortifiés, et sur tout le territoire un grand nombre de fermes. La plus petite maison de paysan, isolée dans la plaine, avait son aqueduc couvert qui allait souvent bien loin prendre sur les coteaux l’eau de source fraîche et pure.

Les eaux des rivières étaient captées pour les irrigations ; j’ai vu des restes de barrages considérables établis pour la dérivation des eaux. Aussi ces terres d’alluvion, naturellement fertiles, bien arrosées, bien amendées par les limons de rivières, donnaient des rendements qui, au dire de Pline, n’étaient pas inférieurs au 150 pour 1, fournissaient des prairies et par suite du bétail, des grains qu’on envoyait à Rome, des vins qu’on expédiait dans tout l’Empire, des huiles qui allaient en Egypte. Enfida d’alors ne comptait pas moins de cent mille habitants.

Après les Romains sont venus les Vandales, puis les Byzantins, et enfin les Arabes au VIIIe siècle. Ces derniers mettant tout à feu et à sang, détruisant les villes qu’ils trouvaient sur leur passage, brûlant les arbres, faisant sauter les ponts, opprimant les populations Berbères catholiques, et les contraignant à embrasser l’Islam, saccageant tout, ne faisant aucun travail d’entretien, laissant tout tomber en ruines, sans organisation, avec un gouvernement despotique, inintelligent et impuissant à réprimer les révoltes, ont amené ce riche pays dans la situation lamentable ou on pouvait le voir en 1881, lorsque nous y sommes venus pour la première fois.

Les montagnes en grande partie dénudées ; les sources obstruées, les jardins disparus ; les eaux devenues sauvages, mal dirigées, changeant chaque année de lit et empêchant ainsi les cultures ; les canaux rompus ou ensablés ; fort peu de constructions ; des terres mal travaillées sans assolements ; des engins de travail grossiers ; les puits eux-mêmes bouchés ; une population agricole misérable, peu abondante, se faisant une guerre intestine continuelle ; tel était le triste aspect du riche domaine d’Enfida.

Les populations qui l’habitaient et qui l’habitent encore appartiennent à deux grandes familles : les tribus nomades des plaines, les Ouled Saïd, les fflahdba, les Nelfatta, les Souassi, les Zlass, les Trabelsi et les tribus sédentaires de Djeradou, de Takrouna et de Zériba, qui vivent dans leurs villages de la vie des Kabyles, avec lesquels ils doivent avoir la même origine.

La tribu la plus importante est celle des Ouled Saïd, qui vit depuis plusieurs siècles sur le domaine de l’Enfida.

Marmol[1] dès le XVIe siècle en fait mention : « Les Ouled Saïd errent entre Tunis et Kairouan et vont jusqu’au désert, composent une infinité de villages, entrent au service des rois pour de l’argent, sont très puissants ; quelques-uns vont faire le commerce jusqu’au pays des nègres, ils sont plus de cinquante mille hommes de combat, presque tous à pied. »

Schaw, chapelain anglais (1743), qui a laissé un livre remarquable sur la Tunisie, dit également que la plaine de Hammamet à Herglah est cultivée par les Ouled Saïd.

Alphonse Rousseau les cite dans Les Annales Tunisiennes et Pellissier dans sa description de la Régence (1853) leur consacre le passage suivant : « Les Ouled Saïd furent une des tribus qui luttèrent avec le plus d’acharnement contre la domination turque ; ils ne comptent plus que cinq cents cavaliers ; la tradition rapporte que les Maltais, dont l’origine arabe est incontestable, descendent des Ouled Saïd.

Les Ouled Saïd, comme le mentionne Rousseau, se subdivisent en six fractions : « Les Ouled Daoud au nord de Sidi Bou Ali et de l’enchir Zembra, les Ouled Aoun à l’ouest, les Ouled Amar vers Satour, les Ouled Messaoud vers Bir Hajar, les Ouled Abdallah au sud de Takrouna et les Ouled Tiba, près de l’Oued Boul. »

Comme aux siècles passés, leur plus grand bonheur est la bataille ; quand ils n’ont pas de motifs sérieux, ils s’en créent ; quand le combat sérieux est impossible, ils ont le combat pour rire, la fantasia. Ils ont conservé les qualités distinctives de leur race : l’hospitalité, la générosité, le respect de la foi jurée, l’honnêteté dans les rapports commerciaux. Au moment de l’occupation française, les Ouled Saïd qui avaient déjà loué des terres d’Enfida aux nouveaux propriétaires prirent une part active à l’insurrection, et après une ou deux batailles, où ils furent vaincus complètement, partirent pour la Tripolitaine.

L’aman donné, ils revinrent à l’Enfida et eurent pour premier soin de venir payer leurs fermages, bien que toute trace de comptabilité eût disparu.

Menteurs à leurs heures, ils sont voleurs à d’autres ; avares et prodigues à la fois, ils dépensent leurs économies d’une année en un seul jour pour la fantasia ; prêts à donner leur vie pour leurs hôtes, comme je pourrai en citer un exemple personnel plus loin, ils ont l’imagination enfantine, croient aux génies et aux sorciers, croient surtout à l’argent et à la force, et en cela les Ouled Saïd ont encore d’autres parents que les Maltais.

Vivant principalement sous la tente dans les plaines de l’Oued Boul et de Lagger; travaillant au moment des labours et des récoltes ; se reposant le reste du temps; laissant à leurs femmes les soins du ménage, la fabrication du beurre et du couscoussou ; leurs tentes en poil de chameau sont rangées en cercle avec les troupeaux au centre et les chevaux attachés au piquet sur les bords. Ils dressent leur campement une année près d’un lac, une autre près d’un puits, mais ils reviennent toujours dans la région des cimetières où reposent les cendres des ancêtres ; ils passent la journée à entendre des contes merveilleux et se plaisent à narrer leurs exploits dans leurs anciens combats contre les Zlass.

Les Ouled Saïd et les Zlass ont eu leur guerre de cent ans; on voit dans la région des puits du Menzel des centaines de maisons démolies, qui étaient autrefois les demeures des Zlass. Ces derniers, vaincus par les Ouled Saïd, n’existent plus qu’en faible minorité- sur le territoire de l’Enfida, et se sont retirés du côté de la Djebebina.

« Connais-tu, me faisait un Caïd des Ouled Saïd, le motif de notre guerre et de notre haine ? Un Zlass, au siècle dernier, a osé demander en mariage une Saïdienne, et les parents de la jeune fille y ont consenti, les misérables ! Nous les avons chassés honteusement, et depuis ce temps nous sommes en guerre ; car il ne sera jamais dit qu’une Saïdienne aura épousé, du consentement de la tribu, un Zlass. »

Dans certaines villes industrielles de France j’ai pu observer deux aristocraties rivales ; les laines et les vins ; dans les plaines de l’Enfida j’en ai trouvé deux autres : les Ouled Said et les Zlass.

Les tribus des Trabelsi vivent surtout du côté des Souatirs; elles sont originaires de la Tripolitaine, et pour ce les Trabelsi se croient tous cousins germains du grand Turc (La Tripolitaine relève de la Turquie).

Les Neffata, originaires de Gafsa, habitent les environs de Dar-El-Bey; plus pratiques que les autres, ils sont employés par la Société aux travaux des vignes et des oliviers, au fauchage des prés et aux routes.

Les Mahdba, originaires de Sfax, sont établis à l’Enfida dans la région d’Aphrodisium et de Ain Hallouf depuis un siècle ; ils ont de grands troupeaux de chèvres et de moutons, et font sonner bien haut le nom de leur ancêtre, le Cheikh Sidi Mahdeb.

Tout autre est la population des villages. Leurs habitants, vivant dans des maisons bien bâties, couvertes en terrasses portant une croix bleue sur le front qui dénote une origine chrétienne, restent perchés sur leurs hauteurs inaccessibles, dont les versants couverts de cactus gigantesques, ne laissent qu’un chemin pénible, à rampe raide, garni de quartiers de rochers sur les bords, prêts à être roulés sur les assaillants en cas de guerre.

Ils sont en général riches, dépensent peu, cultivent les terres près de leur village, arrachent l’alfa[2], travaillent les oliviers dont ils extraient une bonne huile. Chacun de ces villages à son prestige.

Zériba, près de la grande montagne du Zaghouan, à une demi-lieue de la source chaude d’Hammam-Zériba, a ses habitants originaires, à leur dire, du Saquia El Hamra, contrée fort éloignée de la Tunisie, comprise entre le Drah et le Sénégal. Les gens de Zériba sont renommés pour leur laideur, la petitesse de leur taille et de leur esprit, ce qui me parait dû à leurs mariages entre parents depuis plusieurs générations. L’adage suivant est en vigueur dans la contrée : « On peut être plus lourd que le Zaghouan, on ne peut pas l’être plus qu’un Zéribien ».

Le cheick du village, petit homme plein d’artifice, me montra un jour, avec une bien vive satisfaction, un certificat d’incapacité que lui avait délivré un officier Français, qui déclarait dans cet écrit, que notre Cheikh était tout-à-fait remarquable par sa faiblesse d’esprit. Le Cheikh, qui ne connaissait pas notre langue, me fit observer que ce témoignage serait pour ses petits-neveux un précieux document.

Les fils de Djeradou, forment l’élément artiste du pays. Ils fournissent le personnel des orphéons indigènes, celui des sorciers et celui des Aissaouas de campagne. Un vendredi matin, le comte Jules de Foucault, l’intelligent et distingué secrétaire général de la Société, à Paris, alors en mission à l’Enfida, me fit assister à Djeradou à une représentation d’Aissaouas.

En haut du village, dans une chambre attenant à la Kobba d’un Santon célèbre, Abd El Kader, se tenait le chef de la confrérie, vieillard respectable, enrobe rose qui caractérise sa puissance. Entrent les Aissaouas se donnant le bras. Le Cheikh récite quelques versets du Coran, les fidèles agitent la tête, se tenant étroitement serrés dans leurs mouvements d’avant en arrière, ils poussent des cris rauques : Allah ! Allah ! Le cheikh parle plus vite, les physionomies des Aissaouas s’agitent, leurs mouvements deviennent plus saccadés ; ils enlèvent chéchia, burnous, gandourah, chemise et ne gardent que le pantalon serré aux genoux ; le cheikh continue à les exhorter ; enfin, après une heure de prières et d’exclamations ; alors qu’ils sont arrivés au paroxysme de la surexcitation, le cheikh leur crie : « Allez, dévorez ce que vous trouverez. » Aussitôt, comme des fauves, les yeux sortant des orbites, les cheveux en désordre, le teint pâle, le corps animé d’un mouvement onduleux, ils se précipitent : les uns sur des morceaux de viande crue, d’autres sur des tessons de bouteilles ; d’autres se roulent à moitié nus sur des lits de feuilles de cactus vertes à pointes nombreuses, longues, aigües, qui leur entrent dans les chairs de toutes parts, et font monter des hommes sur leur poitrine afin que les épines pénètrent plus intimement dans leur corps, à l’effet d’étonner davantage la souffrance.

Les Aissaouas font partie d’une confrérie religieuse disséminée dans toute l’Afrique. Leur fondateur est enterré à Mequinez (ville du Maroc). Chacun dans cet ordre à ses goûts spéciaux : l’un préfère la viande crue ; l’autre les scorpions ; celui-ci le verre pilé ; celui-là le matelas vert. L’état nerveux dans lequel ils se trouvent après leurs mouvements saccadés décuple leurs forces, et leur permet d’endurer impunément la douleur.

Plus doux sont les habitants de Takrouna, pays renommé pour la bonté de son miel qui a obtenu une médaille d’or à l’Exposition d’Anvers. Les abeilles de Takroun ont été déclarées hors concours.

Les Takrouniens vivent paisiblement dans leur nid d’aigle; ils font des nattes d’alfa renommées pour leur dessin, et pendant que les femmes font paître les troupeaux, ou vont puiser, au bas du côteau, l’eau nécessaire aux besoins du ménage, ils jouent aux échecs, récitent des poésies légères et montrent dans les beaux jours la lunette du doyen, De l’observatoire de Takrouna le panorama est sans pareil : devant soi, le clocheton blanc de Dar-El-Bey, qui sort des cactus et des caroubiers; près de l’église, la maison d’administration du Directeur, couverte en terrasses à parapets garnis de vases de Nebeul ; le jardin dont on entrevoit les superbes artichauts; le cellier gigantesque dont les foudres ne tuent pas ; plus loin, la mer étincelante, agitée, dont l’écume vient former un liseré blanc sur cette plage de sable; au nord, Hammamet avec ses jardins verdoyants; « Kassr El menara » (Mot à mot, le château de la lumière), ancien mausolée, antique phare de mort transformé par l’imagination des Arabes en phare de vie; vers le couchant la masse imposante du Zaghouan, rocher nu, escarpé, miroitant, et ses ramifications Enfidines, les montagnes de Battaria, couvertes de pins, de thuyas et d’oliviers sauvages; plus près, les collines nues, blanchâtres de El Garzi, la cime sombre de Aïn Mdekir ; au sud les plaines immenses de Kondar et de Lagger coupées de ravins, séparées par des haies de cactus. Enfin, au loin, si le temps est clair, on distingue le minaret de la mosquée d’Okba à Kairouan, et la porte de la Kasbah de Sousse. Au pied de Takrouna, les cactus s’étalent, se développent sur les grès ferrugineux coquillagés, dont les parois jaunâtres montrent en quelques points leurs fossiles, puis les prairies de l’Oued Boul, où l’herbe haute, drue, verdoyante, pousse de toutes parts.

Ce que l’on peut voir même sans lunette, du haut du rocher de Takrouna, en dehors du spectacle que présente le ciel de Tunisie, qui par la variété de ses teintes, les jeux de lumière de son soleil, avait tenté les anciens, et avait fait de ce territoire leur pays de prédilection, ce que l’on peut voir, dis-je, c’est le mouvement qui anime tous ces environs, morts il y a encore peu d’années, c’est la vie qui éclate de toutes parts, c’est le travail intelligent des Français qui féconde ce pays pour lui rendre sa richesse d’autrefois.

Les Romains avaient tout d’abord exécuté dans la Byzacène des chemins, des ponts et des barrages. C’est également de ce côté que s’est portée en premier lieu l’activité de la compagnie colonisatrice de l’Enfida.

On connait les travaux publics des Arabes. Un jour une chèvre trace un sentier ; le lendemain, une vache y passe ; le surlendemain, un voyageur y engage son cheval ; le jour suivant, le sentier de la chèvre, sinueux, revenant sur lui-même, étroit, coupé d’arbres est devenu route nationale.

Pour aller d’un point à un autre, en plaine, alors qu’il n’y a ni obstacles, ni maison, ni ruisseau, le Tunisien suivra toujours un chemin en lacet ; s’il est pressé il ira au galop mais jamais en droite ligne. Cet esprit de fantaisie préside aux destinées des ponts musulmans. A l’époque romaine, les ponts relevaient des pontifes, au moyen-âge, ils étaient sous la surveillance des confréries religieuses. Les musulmans ont bien des pontifes, des confréries religieuses et pourtant l’idée de ponts est bien dégénérée chez eux. Pour s’en convaincre, on n’a qu’à considérer le pont dit de Kairouan lancé sur la rivière sud de l’Enfida, Oued Boghal Ce Q10nUrment n’est pas un pont isolé, c’est toute une famille de ponts, on franchit une arche qui vous mène sur l’autre rive, on croit aborder, non, une seconde arche vous reconduit sur la rive primitive, une troisième enfin, élevée par un architecte compatissant vous permet d’arriver à destination.

Les Arabes me vantaient l’avantage de cette construction qui, par ses contours sinueux, fournit de l’ombre à toute heure au passant. Ce chef-d’œuvre de l’art arabe devenait ainsi un pont parasol.

Après avoir tracé de grandes routes, les avoir bordées d’arbres, après avoir creusé des fossés sur leurs côtés, pour empêcher en hiver l’émiettement du sol, et les avoir empierrées aux endroits dangereux ; après avoir édifié des ponceaux sur les torrents et lancé des ponts en bois sur les grandes rivières, Mangiavacchi est arrivé à mettre l’Enfida en communication normale et carrossable avec la grande voie de Tunis à Kairouan et avec le poste militaire de Zaghouan.

Sous peu d’années, le chemin de fer de Tunis à Sousse qui traverse ce territoire sur une dizaine de lieues, aura au moins trois gares dans le domaine. Pouvant circuler avec sécurité dans la contrée, les Européens pouvant y venir en voiture, les pensées de la Direction se sont portées du côté de l’utilisation des rivières.

Les plaines de l’Enfida reçoivent toutes les eaux de la partie montagneuse de la propriété ; mais en plus les versants Est du Zaghouan, les massifs de Sidi Zidet, et de Sidi Labed déversent leurs eaux dans r Enfida par cinq grandes artères, l’Oued Remel au Nord ; l’Oued Castiar, l’Oued Barek et l’Oued Boul au centre ; l’Oued l’Hallem au Sud.

La pluie y tombe par averses en automne et en hiver ; les eaux dès le mois de novembre arrivent rapides, groupées, réunies en masse, abondantes et limoneuses, au seuil des côteaux à la naissance des plaines, prêtes comme autrefois à raviner, à ensabler, à détruire, ou à croupir dans les bas-fonds. Aujourd’hui, grâce aux travaux accomplis, aux barrages élevés aux bons endroits, elles se divisent dans les grands canaux tracés sur les lignes de faite qui brisent leur force vive et vont se distribuer régulièrement dans les champs voisins et enrichir la terre de leur précieux limon.

Dès que, comme un coup de pistolet, l’Oued Boul arrive avec fracas dans la plaine, une commotion s’empare des cultivateurs qui se précipitent les uns à cheval, les autres à pied, auprès des canaux avec des pioches pour étendre l’eau et des poignards pour défendre leur vanne ; ils restent tout un jour et quelques fois plus, les bras en travail, la figure épanouie, les yeux béants fixés sur cette terre qui leur donnera de belles moissons. Il n’est pas rare en effet de voir les cherab (terres irriguées) donner un rendement de quarante pour un pour le blé.

Ces canaux d’arrosage ont permis, en outre, la création de prairies naturelles qui donnent des fourrages renommés dans la Régence.

De plus, pour éviter les inondations, pour rendre aux torrents l’ancienne régularité de leur régime, on a pris dans les montagnes de l’Enfida de sages mesures consistant dans un gazonnement sur les coteaux menacés, dans des semis d’arbres, pins d’alep et thuyas, sur les versants les plus maltraités par les indigènes; on a délimité le pacage des chèvres qui font un mal considérable à la végétation forestière, et qui avec les incendies ont été les deux grandes causes du déboisement et par suite de la diminution des sources.

Le débit des sources est en partie proportionnel au boisement des montagnes ; sur une pente non boisée ; non gazonnée, es eaux de pluie ravinent et vont immédiatement au fond de la vallée ; dans le cas contraire, elles filtrent, pénètrent dans le sol, suivent un cours sinueux et alimentent régulièrement les sources et les fleuves.

J’ai vu près de Battaria plusieurs aqueducs aboutissant à des sources qui ont conservé leur ancien nom romain, mais qui ont perdu leur eau, du fait du déboisement.

Il ne reste en effet en ce lieu que de rares bouquets de thuyas ou de chêneslièges. Le thuya est un bois d’un grain fin et homogène qui se conserve merveilleusement et fournit à l’ébénisterie ces bois de placage de nuances riches et variées qui chez les Romains atteignaient des prix fabuleux.

On a capté les sources gazeuses de ElGarzi, assaini les marais de Battaria, et remis en état à l’usage des indigènes les bains chauds d’Hammam-Zeriba. Ce site de l’Hammam-Zeriba est sauvage. Le ravin, où se précipitent en cascade les eaux froides du torrent qui se mêlent aux eaux chaudes de l’Hammam, coupé par des barrages naturels préhistoriques, étale les lauriers-rose dans son lit, sur ses bords des lentisques sombres, et montre avec orgueil, auprès de la coupole arabe, son Portique romain encore debout.

Près des sources, près des prairies, ont été élevées des maisons de gardes, pour la surveillance et au besoin pour l’abri des troupeaux. L’amélioration de la nourriture a amené de sensibles perfectionnements dans la race bovine. Les vaches sont de petite taille, mais à tête fine, bien conformées et près de terre. Les moutons donnent aussi de grands revenus, malgré les épizooties qui enlèvent certaines années près de la moitié du troupeau. Le mouton de Tunis à grosse queue qui fournit aux gourmets musulmans un morceau de choix pour le couscoussou, donne une laine estimée dans le pays.

Pour réunir et souder ces divers éléments, pour constituer un centre effectif, la Direction de l’Enfida a établi un marché qui se tient tous les lundis à Dar-El-Bey.

Le dimanche soir, les marchands arrivent ainsi que les cultivateurs; les uns apportent de Tunis des étoffes, des miroirs, des bougies, du henné pour teindre les ongles, du Khol (de l’antimoine) pour faire briller les yeux; les Kairouanais montent des tentes où ils étalent leurs tapis; les Nebeli expédient leurs poteries ; les Soussi les provisions de bouche; les paysans, leur blé, leur orge, leur millet; les jardiniers leurs fruits; les éleveurs amènent les bœufs, les maquignons leurs chevaux. Cette foule bariolée, active et remuante, se porte aussi vers la boutique du sorcier qui fait ses tours et montre, non des grosses femmes, mais des serpents; et vers le café indigène où l’on donne aux montagnards pour quelques centimes un grand verre d’eau de seltz qui résume pour eux la quintessence de la civilisation.

Les transactions s’opèrent, les dettes s’acquittent, les prêts se contractent, et la vie agricole prend ainsi chaque semaine une nouvelle extension. Développant, en les perfectionnant, les cultures des céréales chez les Arabes, augmentant la production de la viande par celle des fourrages, la Compagnie a fait appel aux Européens, Provençaux et Siciliens pour la plantation de la vigne.

Le vignoble de Dar-El-Bey, agrandi chaque année, ne couvre pas moins aujourd’hui de trois cents hectares ; il a été établi sur des terres d’alluvion, argilo-sableuses en plaine. Les champs débarrassés des jujubiers sauvages, dont les racines s’étendaient fort loin et fort bas, ont été labourés, hersés et défoncés par des charrues brabançonnes, dont l’attelage composé de vingts mulets, faisait mentir par son ardeur le proverbe de la Camargue qui dit que : « Les mules mêmes reconnaissent quand elles travaillent pour les Sociétés financières. » La plantation des ceps originaires d’Algérie s’est effectuée à la barre à mine, suivant le mode en usage en Sicile, qui consiste à faire un trou profond, à y engager le cep, à y verser de l’eau avant de le recouvrir de terre.

Dès la troisième feuille chaque hectare a fourni près de vingt hectolitres d’un vin fort, riche en alcool, qui se rapprocherait du Bourgogne. Et l’on compte dans quatre ans arriver à une production de dix mille hectolitres. Le vin de l’Enfida se vend à Tunis au prix moyen de quarante francs. Toutes les précautions ont été prises dans la construction des chais pour arriver à y maintenir une température inférieure à 23 degrés.

Le cellier avec ses foudres, ses pressoirs, ses murs épais, sa double toiture est bien le temple de Bacchus du XIX” siècle.

Une ville romaine a passé dans les fondations ; on parle d’entamer le château Byzantin de Chegarnia pour la distillerie. Les souvenirs de Bélisaire serviront ainsi à conserver la vieille eau-de-vie.

La tonnellerie, la forge, les hangars, les magasins et la cité agricole des ouvriers vignerons, complètent ce gros village de Dar-El-Bey qui sous peu d’années sera une petite ville, et qui arbore le dimanche avec orgueil le drapeau de la France, en même temps que la cloche appelle les fidèles à la prière.

Le vin est le grand avenir de l’Enfida, et les succès obtenus ne sont pas faits pour réduire à néant les espérances conçues a son sujet.

Outre son domaine propre cultivé à ses frais et par son personnel, la Compagnie colonisatrice a vendu une partie du territoire à des Européens, auxquels elle prête ses celliers et auxquels elle laisse une grande latitude pour le paiement des terres, qui ne s’effectue qu’après plusieurs années.

Elle a essayé, mais sans succès, du système des avances en argent aux Maltais. Ces derniers trouvaient bien des prétextes pour se reposer et pour ne pas tirer un parti avantageux des terrains qui leur avaient été confiés.

En résumé, ces divers résultats obtenus montrent ce que peut faire en Tunisie sous le Protectorat de la France, le capital français intelligemment employé dans une grande exploitation agricole.

Ludovic Campou – Paris, 20 mai 1887.
DU MÊME AUTEUR : “Un Empire qui croule” (le Maroc contemporain) 1886.

[1] Marmol, né à Grenade, suivit Charles Quint en Afrique, assista à la prise de Tunis, fut fait prisonnier et resta sept ans en captivité chez les Arabes ; il alla jusqu’au Saquia El Hamra, aux Confins de la Guinée. Il a laissé une description de l’Afrique fort intéressante, qui a été traduite en français par d’Ablancourt (1667).

[2] Quoique courte, l’alfa de l’Enfida par sa finesse est très-appréciée à Sousse. Elle est expédiée en Angleterre, où elle sert à la fabrication du papier ; chaque tonne d’alfa donne la moitié de son poids en papier.  Selon M. Jus, le papier de qualité supérieure que fournit l’alfa, ne serait qu’une de ses moindres applications. La pâte d’alfa étant solide, incombustible, inaccessible aux insectes pourrait servir à la confection des vêtements et des briques.

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