L’« organisation » des musulmans de Suisse

  • 26 décembre 2018
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musulmans de Suisse
26 Déc

Vous savez, d’un côté, la question de l’Islam  et de l’institutionnalisation, c’est une question difficile, parce que l’Islam  n’est pas une religion structurée par l’Etat comme le catholicisme. Ensuite ça a évidemment beaucoup à voir avec la situation de l’immigration […].  Avant, il y avait les immigrés du travail, les Turcs, les Albanais et des Kurdes. Ensuite, il y a eu le 11 septembre et maintenant on les voit tous comme des musulmans, et cela en portant un regard négatif. (Délégué à l’intégration, canton de X, entretien 16.01.2009).

L’inexistence d’une structure de type clérical dans la religion musulmane serait-elle déplorée ?  Du côté des médias comme des pouvoirs publics ou des tenants du dialogue interreligieux, le discours dominant invoque régulièrement un « manque d’organisation » des musulmans qui s’accompagnerait d’une pénurie de « bons » interlocuteurs individuels ou collectifs qui seraient « représentatifs » de l’Islam  en Suisse. Or, depuis les années 1960, les musulmans[1] s’organisent.  Ils se regroupent autour de pratiques religieuses partagées et, souvent, d’origines nationales communes, sous la forme d’associations et de fondations[2]. Avant de prendre une envergure cantonale et nationale, celles-ci ont d’abord un ancrage local. De ce foisonnement associatif, qui se calque largement sur la structure fédérale helvétique, émerge une multitude de figures individuelles qui se profilent, plus ou moins, dans la sphère publique.

Comment comprendre le    décalage entre cette importante dynamique associative et l’idée que les   musulmans   de   Suisse   seraient « désorganisés »   et   dépourvus   de   représentants susceptibles de prendre part au débat public ? A partir de ce qui retentit comme un paradoxe, un travail d’investigation montre qu’une pluralité de facteurs est au fondement de la diversité du tissu associatif, des buts énoncés et des actions menées. Dans un premier temps la formation d’associations regroupant des musulmans ne vise pas, loin s’en faut, leur « représentation ».  Aussi, l’émergence d’acteurs qui s’organisent et/ou répondent à la demande médiatique, politique et scientifique en termes de « représentation » de l’Islam  de Suisse procède-t- elle de deux phénomènes distincts.

Un   premier   phénomène   se   traduit   par l’émergence   d’associations   et   d’acteurs   qui s’impliquent dans la transmission culturelle et dans l’encadrement des pratiques religieuses musulmanes.  A un premier niveau, des associations regroupent des musulmans à l’échelle locale, leur offrant un lieu de culte, d’éducation religieuse et de rencontre, communément dit centre islamique. Ce paysage associatif local se caractérise par sa diversité, en lien avec les circonstances    d’immigration, les    origines    nationales    et    des    divisions    sociales générationnelles   ou   de   genre.   A   un   second   niveau, des   organisations   centrales turques, bosniaques ou albanaises encadrent et coordonnent la création et les activités d’associations, parfois de fondations, implantées sur l’ensemble du territoire helvétique.

Elles participent à un contrôle des pratiques et des représentations de l’Islam en fonction de la culture, d’une orientation politique ou dogmatique, du pays d’origine.  Enfin, selon les cantons, les associations locales coexistent sans véritable regroupement ou, au contraire, sont incitées à se rassembler en union cantonale par les pouvoirs publics et/ou les acteurs interreligieux, afin   de   gérer   collectivement   les   enjeux   liés   à   la   pratique   religieuse. L’objectif   des associations   au   niveau   local, des organisations   centrales   au   niveau national et des unions cantonales n’est pas de « représenter » l’Islam et les musulmans de Suisse mais de prendre en charge la gestion du culte et la transmission de la culture.

Un second phénomène, se manifeste par la visibilisassion d’acteurs individuels dans un contexte de construction de l’Islam   comme problème public.  Plutôt que d’encadrer la pratique   religieuse   et   la   transmission   culturelle, l’objectif   de   ces   acteurs   est   de « représenter » l’Islam   de Suisse dans la sphère médiatique et auprès des pouvoirs publics afin de   négocier   l’image   sociale   des   populations   musulmanes.   Deux   types d’acteurs individuels   se   distinguent.   Les   premiers   légitiment   leur   aspiration à « représenter » les musulmans   de   Suisse   en   se   prévalant   de   leur   statut   de   président d’associations   nationales regroupant   des   organisations   qui   encadrent   les   pratiques religieuses au niveau local et cantonal ; les frontières du groupe au nom duquel ils s’expriment   sont   donc   celle   des populations musulmanes fréquentant des associations qui encadrent la pratique religieuse.   Les   seconds   prétendent   à   la   «  représentation  » des   musulmans   de   Suisse   en élargissant  les  frontières  du  groupe  à  incarner au-delà  des musulmans  «  pratiquants  ».

Plus qu’un groupe spécifié par des pratiques religieuses ou des   identifications   communes, les « musulmans » de Suisse seraient définis par une condition de minoritaires :  pratiquants ou non, ils seraient tous en proie à une image sociale négative qu’il s’agirait de redéfinir en portant leurs voix dans la sphère publique. Invoquant la pluralité des rapports au religieux de ces populations, émergent alors des « représentants » d’un   ensemble   non   circonscrit   de personnes qui se déclarent laïques, mais culturellement musulmanes.

Ces deux types d’acteurs qui briguent des positions de « représentation » des musulmans, définis par une pratique religieuse ou par une condition de minoritaire, sont légitimés par l’Etat fédéral lors d’un « dialogue avec la population musulmane », mené   par   l’administration   fédérale, à l’issue de la votation contre la construction de minarets en novembre 2009.

Finalement, la disjonction entre le phénomène d’émergence d’acteurs qui encadrent la pratique religieuse d’une part, et celui d’acteurs cherchant à « représenter » l’Islam de Suisse d’autre part, est peut-être en train de s’amenuiser sous l’effet des recommandations de l’administration fédérale.

Désormais, cette dernière érige au rang de « bonne pratique » l’existence    d’unions    cantonales    qui    regroupent    les    associations    locales.    Aussi, les responsables    associatifs    dont    le    but    principal    n’était    que    d’organiser    et transmettre le religieux seront-ils probablement amenés à jouer de plus en plus le rôle de « représentants » auprès des pouvoirs publics et des médias.

Pour saisir la pluralité des modes d’organisation et de « représentation » de l’Islam, notre travail repose sur une enquête de terrain auprès d’une cinquantaine d’organisations locales, cantonales et nationales. Les cantons de Bâle (Bâle-Ville et Bâle-Campagne), de Genève et du Tessin ont été sélectionnés en fonction de leurs positions géographiques frontalières, et du fait de la diversité des populations musulmanes qu’ils abritent.

La recherche repose sur un protocole d’enquête par observation et entretiens semi directifs.  Entre 2008 et 2010, 82 entretiens de près ou plus de deux heures ont été menés auprès de responsables associatifs locaux, cantonaux (70), et nationaux (5), ainsi qu’auprès de représentants des autorités (6) et d’un pasteur.

Pour compléter l’analyse sur les évolutions de l’organisation de l’Islam   au niveau national entre 2010 et 2013, nous avons procédé à une étude des sources médiatiques, des communiqués de presse et de rapports de l’administration fédérale.

Samina Mesgarzadeh, Sophie Nedjar, Mounia Bennani-Chraïbi

[1] Question de  vocabulaire :  musulman,  islamique,  islamiste…  Suivant  les  propositions  de  Henry  Laurens, « “musulman”  signifie  tantôt  une  identité  religieuse,  tantôt  une  appartenance  communautaire,  voire  nationale […].  Dans  l’usage  linguistique  arabe,  “musulman”  renvoie  aux  personnes  tandis  qu’  “islamique”  réfère  aux êtres  inanimés,  institutionnels  […]  il  existe  un  usage  différent  en  français  qui  distingue  une  gradation  par rapport  à  la  religion :  le  monde  musulman,  la  ligue  islamique.  Ainsi  “musulman”  renverrait  à  un  état  de  fait tandis qu’ “islamique” à une intention ». Quant à l’islamisme, il renvoie à « l’utilisation en politique, dans les enceintes  nationales  arabes  ou  dans  l’arène  Nord/Sud,  des  ressources  mobilisatrices  de  la  religion  et  de  la culture musulmane ». Dans cette étude, le mot « musulman » qualifie les acteurs et les actions qui se réclament de ou qui se réfèrent à l’islam en tant que religion, identité, appartenance culturelle ou condition minoritaire.

[2]Le terme « organisation » est utilisé de manière  générique  pour  désigner  les  associations,  les fondations, mais aussi des groupes informels. Tous incarnent une mobilisation volontaire d’individus dans le cadre d’un groupe plus ou moins structuré, plus ou moins durable, en vue de concrétiser des objectifs collectifs.

54 organisations ont été touchées par l’enquête:

  • 39  organisations  locales,  dont 29  groupes  optent  pour  la  forme  associative  au  sens  des  articles60ss.  du  Code  civil ,  5  font  le  choix  de  la  fondation  (art.80ss.),  un  g  roupe  se  dote  parallèlement d’une association et d’une fondation, 3 groupes n’adoptent pas de forme juridique spécifique. Quelque  soit  leur  statut,  elles  se  consacrent  principalement  à  l’organisation  de  la  prière  collective,  de cours de langue et de religion, tout en offrant des espaces de sociabilité (voir annexe).
  • 2 unions cantonales (Bâle et Tessin) sont des associations.
  • 13 organisations nationales, dont l’une opte pour le statut de fondation.

La  fondation  est  une  forme  juridique  qui  implique  l’existence  d’un  capital  de  base.  Elle est moins dépendante des cotisations de ses membres; ses ressources proviennent essentiellement de donations externes par des bailleurs de fonds, privés ou étatiques (notamment des pays du Golfe et la Turquie). Elle permet d’accéder plus facilement à une reconnaissance d’intérêt public.

Conclusions sur l’« organisation » de l’Islam de Suisse

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