Vous savez, d’un côté, la question de l’Islam et de l’institutionnalisation, c’est une question difficile, parce que l’Islam n’est pas une religion structurée par l’Etat comme le catholicisme. Ensuite ça a évidemment beaucoup à voir avec la situation de l’immigration […]. Avant, il y avait les immigrés du travail, les Turcs, les Albanais et des Kurdes. Ensuite, il y a eu le 11 septembre et maintenant on les voit tous comme des musulmans, et cela en portant un regard négatif. (Délégué à l’intégration, canton de X, entretien 16.01.2009).
L’inexistence d’une structure de type clérical dans la religion musulmane serait-elle déplorée ? Du côté des médias comme des pouvoirs publics ou des tenants du dialogue interreligieux, le discours dominant invoque régulièrement un « manque d’organisation » des musulmans qui s’accompagnerait d’une pénurie de « bons » interlocuteurs individuels ou collectifs qui seraient « représentatifs » de l’Islam en Suisse. Or, depuis les années 1960, les musulmans[1] s’organisent. Ils se regroupent autour de pratiques religieuses partagées et, souvent, d’origines nationales communes, sous la forme d’associations et de fondations[2]. Avant de prendre une envergure cantonale et nationale, celles-ci ont d’abord un ancrage local. De ce foisonnement associatif, qui se calque largement sur la structure fédérale helvétique, émerge une multitude de figures individuelles qui se profilent, plus ou moins, dans la sphère publique.
Comment comprendre le décalage entre cette importante dynamique associative et l’idée que les musulmans de Suisse seraient « désorganisés » et dépourvus de représentants susceptibles de prendre part au débat public ? A partir de ce qui retentit comme un paradoxe, un travail d’investigation montre qu’une pluralité de facteurs est au fondement de la diversité du tissu associatif, des buts énoncés et des actions menées. Dans un premier temps la formation d’associations regroupant des musulmans ne vise pas, loin s’en faut, leur « représentation ». Aussi, l’émergence d’acteurs qui s’organisent et/ou répondent à la demande médiatique, politique et scientifique en termes de « représentation » de l’Islam de Suisse procède-t- elle de deux phénomènes distincts.
Un premier phénomène se traduit par l’émergence d’associations et d’acteurs qui s’impliquent dans la transmission culturelle et dans l’encadrement des pratiques religieuses musulmanes. A un premier niveau, des associations regroupent des musulmans à l’échelle locale, leur offrant un lieu de culte, d’éducation religieuse et de rencontre, communément dit centre islamique. Ce paysage associatif local se caractérise par sa diversité, en lien avec les circonstances d’immigration, les origines nationales et des divisions sociales générationnelles ou de genre. A un second niveau, des organisations centrales turques, bosniaques ou albanaises encadrent et coordonnent la création et les activités d’associations, parfois de fondations, implantées sur l’ensemble du territoire helvétique.
Elles participent à un contrôle des pratiques et des représentations de l’Islam en fonction de la culture, d’une orientation politique ou dogmatique, du pays d’origine. Enfin, selon les cantons, les associations locales coexistent sans véritable regroupement ou, au contraire, sont incitées à se rassembler en union cantonale par les pouvoirs publics et/ou les acteurs interreligieux, afin de gérer collectivement les enjeux liés à la pratique religieuse. L’objectif des associations au niveau local, des organisations centrales au niveau national et des unions cantonales n’est pas de « représenter » l’Islam et les musulmans de Suisse mais de prendre en charge la gestion du culte et la transmission de la culture.
Un second phénomène, se manifeste par la visibilisassion d’acteurs individuels dans un contexte de construction de l’Islam comme problème public. Plutôt que d’encadrer la pratique religieuse et la transmission culturelle, l’objectif de ces acteurs est de « représenter » l’Islam de Suisse dans la sphère médiatique et auprès des pouvoirs publics afin de négocier l’image sociale des populations musulmanes. Deux types d’acteurs individuels se distinguent. Les premiers légitiment leur aspiration à « représenter » les musulmans de Suisse en se prévalant de leur statut de président d’associations nationales regroupant des organisations qui encadrent les pratiques religieuses au niveau local et cantonal ; les frontières du groupe au nom duquel ils s’expriment sont donc celle des populations musulmanes fréquentant des associations qui encadrent la pratique religieuse. Les seconds prétendent à la « représentation » des musulmans de Suisse en élargissant les frontières du groupe à incarner au-delà des musulmans « pratiquants ».
Plus qu’un groupe spécifié par des pratiques religieuses ou des identifications communes, les « musulmans » de Suisse seraient définis par une condition de minoritaires : pratiquants ou non, ils seraient tous en proie à une image sociale négative qu’il s’agirait de redéfinir en portant leurs voix dans la sphère publique. Invoquant la pluralité des rapports au religieux de ces populations, émergent alors des « représentants » d’un ensemble non circonscrit de personnes qui se déclarent laïques, mais culturellement musulmanes.
Ces deux types d’acteurs qui briguent des positions de « représentation » des musulmans, définis par une pratique religieuse ou par une condition de minoritaire, sont légitimés par l’Etat fédéral lors d’un « dialogue avec la population musulmane », mené par l’administration fédérale, à l’issue de la votation contre la construction de minarets en novembre 2009.
Finalement, la disjonction entre le phénomène d’émergence d’acteurs qui encadrent la pratique religieuse d’une part, et celui d’acteurs cherchant à « représenter » l’Islam de Suisse d’autre part, est peut-être en train de s’amenuiser sous l’effet des recommandations de l’administration fédérale.
Désormais, cette dernière érige au rang de « bonne pratique » l’existence d’unions cantonales qui regroupent les associations locales. Aussi, les responsables associatifs dont le but principal n’était que d’organiser et transmettre le religieux seront-ils probablement amenés à jouer de plus en plus le rôle de « représentants » auprès des pouvoirs publics et des médias.
Pour saisir la pluralité des modes d’organisation et de « représentation » de l’Islam, notre travail repose sur une enquête de terrain auprès d’une cinquantaine d’organisations locales, cantonales et nationales. Les cantons de Bâle (Bâle-Ville et Bâle-Campagne), de Genève et du Tessin ont été sélectionnés en fonction de leurs positions géographiques frontalières, et du fait de la diversité des populations musulmanes qu’ils abritent.
La recherche repose sur un protocole d’enquête par observation et entretiens semi directifs. Entre 2008 et 2010, 82 entretiens de près ou plus de deux heures ont été menés auprès de responsables associatifs locaux, cantonaux (70), et nationaux (5), ainsi qu’auprès de représentants des autorités (6) et d’un pasteur.
Pour compléter l’analyse sur les évolutions de l’organisation de l’Islam au niveau national entre 2010 et 2013, nous avons procédé à une étude des sources médiatiques, des communiqués de presse et de rapports de l’administration fédérale.
Samina Mesgarzadeh, Sophie Nedjar, Mounia Bennani-Chraïbi
[1] Question de vocabulaire : musulman, islamique, islamiste… Suivant les propositions de Henry Laurens, « “musulman” signifie tantôt une identité religieuse, tantôt une appartenance communautaire, voire nationale […]. Dans l’usage linguistique arabe, “musulman” renvoie aux personnes tandis qu’ “islamique” réfère aux êtres inanimés, institutionnels […] il existe un usage différent en français qui distingue une gradation par rapport à la religion : le monde musulman, la ligue islamique. Ainsi “musulman” renverrait à un état de fait tandis qu’ “islamique” à une intention ». Quant à l’islamisme, il renvoie à « l’utilisation en politique, dans les enceintes nationales arabes ou dans l’arène Nord/Sud, des ressources mobilisatrices de la religion et de la culture musulmane ». Dans cette étude, le mot « musulman » qualifie les acteurs et les actions qui se réclament de ou qui se réfèrent à l’islam en tant que religion, identité, appartenance culturelle ou condition minoritaire.
[2]Le terme « organisation » est utilisé de manière générique pour désigner les associations, les fondations, mais aussi des groupes informels. Tous incarnent une mobilisation volontaire d’individus dans le cadre d’un groupe plus ou moins structuré, plus ou moins durable, en vue de concrétiser des objectifs collectifs.
54 organisations ont été touchées par l’enquête:
- 39 organisations locales, dont 29 groupes optent pour la forme associative au sens des articles60ss. du Code civil , 5 font le choix de la fondation (art.80ss.), un g roupe se dote parallèlement d’une association et d’une fondation, 3 groupes n’adoptent pas de forme juridique spécifique. Quelque soit leur statut, elles se consacrent principalement à l’organisation de la prière collective, de cours de langue et de religion, tout en offrant des espaces de sociabilité (voir annexe).
- 2 unions cantonales (Bâle et Tessin) sont des associations.
- 13 organisations nationales, dont l’une opte pour le statut de fondation.
La fondation est une forme juridique qui implique l’existence d’un capital de base. Elle est moins dépendante des cotisations de ses membres; ses ressources proviennent essentiellement de donations externes par des bailleurs de fonds, privés ou étatiques (notamment des pays du Golfe et la Turquie). Elle permet d’accéder plus facilement à une reconnaissance d’intérêt public.