La Tunisie: « grenier de Rome » décrite en 1872

  • 31 décembre 2018
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La Tunisie: « grenier de Rome » décrite en 1872
La Tunisie: « grenier de Rome » décrite en 1872

Le Moyen-Age s’est armé au nom de la religion pour refouler au cœur de l’Asie les peuplades musulmanes qui menaçaient l’Europe d’une puissante invasion. Les Croisés, patriotes religieux, s’enrôlaient avec la sublime espérance de faire la conquête de l’Orient au profit du Christianisme et d’établir sur toute la terre une unité religieuse plus grandiose que l’unité politique dans l’univers Romain.

De nos jours, par un mystérieux retour des mêmes lois dans l’humanité et sous une forme appropriée au goût du siècle, la politique et l’industrie d’Europe reprennent en Orient l’entreprise des armées chrétiennes. Le génie de l’Occident prèle une seconde fois ses lumières au génie de l’Orient et l’invasion des idées succède glorieusement à l’invasion des armes.

La Providence pour rendre cette conquête plus facile, a inspiré au génie de l’homme l’invention de la vapeur et de l’électricité, afin que la civilisation franchisse les distances sans compter avec les obstacles. Mais pour que l’union soit parfaite, le bienfait utile à l’humanité, il faut que l’esprit des peuples suive le progrès des sciences, et que la rapidité des rapports sociaux s’établisse au profil d’une paix universelle, d’une paix inaltérable fondée sur les principes les plus élevés de la morale.

Le progrès qui déborde tourne souvent à mal : il y a une puissance à déplacer, une sève à diriger dans des branches étrangères plus jeunes et plus faibles. L’activité, devenue moins utile par les inventions de la science, cherche un but et s’use dans de malheureuses tentatives. Les richesses du sol escomptées n’offrent plus au pauvre industrieux les joies d’un patrimoine laborieusement acquis. Il convient donc, pour rétablir l’équilibre, de donner cette exubérance de forces aux nations qui, moins favorisées, n’ont pas grandi avec les siècles et attendent de l’avenir et do la civilisation le développement complet de leur puissance. Les idées du temps y poussent, l’intérêt le demande, le rapprochement de tons les peuples le rend nécessaire.

Au nombre des royaumes dont la France a entrepris l’agrandissement, se place celui de Tunis: s’il est un des plus petits, les qualités du prince qui le gouverne, la richesse de son sol, les liaisons qui le rattachent à la France, le rendent sans doute un des plus intéressants à étudier au point de vue de son passé et de son avenir.

La régence de Tunis, limitrophe de l’Algérie sur toute la frontière de l’Ouest, est baignée par la Méditerranée, à l’Est et au Nord, sur une étendue de côtes d’environ 600 kilomètres. Elle est bornée par la solitude du Sahara, au couchant par la province de Constantine et les montagnes du Djebel Aourès qui la séparent du désert. 8a superficie est d’environ 8000 kilomètres carrés, Les contrées les plus importantes des quatre régions dont se compose la Tunisie sont, dans celle du Nord : Tunis, Radja et Rizerie; dans celle de l’Ouest le Kef, dans celle de l’Est : Kaïrouan Soussa, Moneslcr et Memedie; dans celle du Sud enfin : Gafsa, Nefla et Gabès. La population s’élève à trois millions d’habitants.

Ce pays est le favori de la nature ; on y trouve des plaines et des vallées d’une grande fertilité et les parties cultivées ressemblent à des jardins ; mais la plus grande partie du territoire se compose de plateaux que la culture n’a pas encore abordés. On y jouit du climat le plus heureux, car le voisinage de la mer tempère les ardeurs du soleil. Le sol est arrosé par de nombreuses rivières qui fertilisent le pays à l’époque des pluies, mais au détriment dos contrées dont elles enlèvent la tenue végétale. La canalisation, parait-il, n’a pas dit son dernier mot. C’est aujourd’hui le moins étendu des états barbaresques, mais le plus civilisé. Les indigènes n’ont pas la férocité de ceux de l’Algérie ni des autres états barbaresques. Le progrès dans les mœurs et le caractère des Tunisiens prend sa source dans un gouvernement éclairé, juste, libéral, ami des réformes utiles au pays.

La régence de Tunisie recueille une part dans l’histoire des temps anciens. Elle fut le berceau et le centre de la puissance Carthaginoise. Somptueusement édifiée sur le versant d’une chaîne de collines, la grande cité de Carthage ne comprenait pas moins de 700,000 habitants ; autour de la ville, des irrigations alimentées par des aqueducs entretenaient éternellement de magnifiques jardins. Au centre, s’étendait un port militaire où reposaient à l’ancre, et prêts à déployer la voile, deux seuls navires de premier ordre. C’est devant l’immense brasier qui dévorait la ville opulente que Scipion versait des larmes en pensant au sort réservé à sa patrie. C’est sur ses cendres que vingt ans après le tribun Caïus Cracchus, en face de la Sicile et des bouches du Tibre, fonda une Carthage romaine qui fut aussi la ville la plus importante d’Afrique. Dans toute cette partie des Echelles du Levant, on trouve encore des monuments des anciens Romains et on n’y voit pas un seul vestige le ceux des Chrétiens quoiqu’il y eût beaucoup plus d’évêchés que dans l’Espagne et dans la France. Il y en a deux raisons pensons-nous ; l’une que les plus anciens édifices bâlis de pierre dure, de marbre et de ciments dans les climats secs, résistent à la destruction plus que les nouveaux ; l’autre que les tombeaux avec l’inscription « Diis MAnibus » que les indigènes n’entendent point ne les révoltent guère, taudis que la vue des symboles du christianisme a malheureusement bien des fois excité leur fureur.

Lorsque à côté de ces débris gigantesques on considère l’économie de l’art moderne, il parait que la structure colossale des monuments est toujours en raison de l’espace de temps qui nous en sépare. Aux premiers jours de la création l’homme lutte avec la nature ; il cherche a égaler matériellement ce qu’il ne peut comprendre. Ses efforts changent de but avec le progrès des siècles ; au fur et à mesure que l’esprit grandit, les monuments diminuent. L’homme sent assez son impuissance pour ne plus dépenser ses forces dans des structures colossales ; il les met dans sa pensée.

Après avoir été une province florissante du vaste empire romain, elle fut occupée pendant près d’un siècle par les Vandales, réunie ensuite par les complètes de Hélisaire à l’Empire Greco-Romain de Constantinople, incorporée enfin au VIIe siècle de l’ère chrétienne à celui des Califes. Plus tard vous voyez. Charles-Quint donnez un roi à cet Étal et le rendre tributaire de l’Espagne ; don Juin le reprendre encore sur les Maures avec le même succès que Charles-Quint son père ; puis l’amiral de Sélim III remettre Tunis sous la domination mahométane et y exterminer tous les Chrétiens trois ans après cette fameuse bataille de Lépante qui couvrit de gloire don Juan et les Vénitiens. D’un long sommeil ce pays se réveille dès les premières années du XLV siècle sous l’impulsion de Hamouda-Pacha, un des plus grands princes qui ait régné à Tunis et secoué le joug des Turcs. Il regagne son indépendance M’aide de l’habileté de ceux qui le gouvernent, et à l’exemple du Maroc, décline la suzeraineté «le la Porte, A part le point de vue religieux, l’autorité du Grand Seigneur disparait peu à peu comme une ombre. Son droit se borne a faire battre monnaie en son nom et proclamer ses hautes vertus, chaque jour, à midi par un héraut, devant un fauteuil qui représente son trône.

Si telle fut la fertilité de ce pays qu’on le dota dans les temps anciens du surnom de « grenier de Rome » n’est-il-pas intéressant d’interroger aujourd’hui ses richesses et leur progression possible sous l’influence d’un prince qui s’inspire, dans tous les actes de son gouvernement, de la politique la plus morale et la plus civilisatrice ? Essayons donc ce travail pour l’honneur du bey et la tranquillité de ceux qui sont intéressés spécialement à la prospérité de la Régence.

La ville de Tunis, capitale de la Régence, est bâtie sur la rampe d’un coteau au fond du lac de Tunis. Tunis appelée par les Romains Tenis ou Teinta située à 5 lieues de remplacement de Carthage, le dispute par son industrie et sa population aux villes les plus florissantes de l’Afrique. Au temps des Croisades, enrichie déjà du produit d’un commerce immense et largement munie de tours et de remparts, elle vil mourir sous ses murailles Louis IX, les comtes de Vendôme et de la Marche, les seigneurs do Montmorency, de Piennes et de Brissac.

Le canal de la Goulet le qui est le port de Tunis, tend un bras au lac, le second à la mer et les met en communication. Ce canal, creusé de main d’homme, est sans « toute l’œuvre des Carthaginois ; puisque Tunis est bâtie sur les ruines de l’antique Carthage.

La Tunisie est le centre d’un grand mouvement commercial. Ses caravanes nombreuses, qu’on pourrait appeler les vaisseaux de l’Afrique, sillonnent les contrées orientales et pratiquent sur une grande échelle l’exportation et l’importation. S’il est certain que les sujets du Bey pourraient tirer un meilleur parti des richesses naturelles que la Providence a prodiguées à ce beau pays, nous remarquerons cependant, que grâce à l’impulsion du souverain, plusieurs branches de l’agriculte ont fait de sensibles progrès, et que l’industrie a brisé les liens étroits de la routine et conquis les féconds procédés dus à noire génie occidental. Cette sage imitation permet au commerce tunisien de charger des caravanes de draps, de mousseline, d’étoffes de soie, d’armes : riches produits qui vont réveiller l’admiration «tans l’intérieur de l’Afrique.

La fécondité de la Tunisie est proverbiale. Le sol que l’on gratte à peine est tellement imprégné «le particules salines qu’il donne toujours «te bonnes récoltes. Quelle que soit sa nature, argileuse ou calcaire, sèche ou humide, la terre reste maniable, facile de culture. Les plaines immenses qui sont incultes pourraient épancher des fruits merveilleux dans les mains de populations laborieuses et instruites.

Ce pays aux belles et fraîches oasis distribue magnifiquement, à l’homme, le froment, le maïs, le millet, tous les légumes, les oranges, les citrons, les figues, les grenades, les raisins, les amandes, des fruits plein de suc et de parfum ; les fleurs, les roses surtout ont d’incomparables senteurs, les œillets, les tulipes et les narcisses croissent spontanément et donnent les célèbres essences de Tunis. Le gros bétail y est abondant. On y rencontre de nombreux troupeaux de moutons chargés d’une laine qui rivalise de finesse avec la soie. Chaque partie de cet Eden parait avoir sa richesse spéciale.

Les campagnes voisines de la mer sont couvertes d’oliviers. L’olivier se plaît sur cette terre d’Afrique il y acquiert l’élévation et le développement les plus grands arbres de l’Europe ; sa durée est de plusieurs siècles. C’est une des plus lucratives productions de la Régence Un homme peut défricher, le terrain et planter cent oliviers par an. Après cinq ans d’attente l’olivier rapporte, après six ans il fournit une pleine récolte.

Sur les nombreux lacs qui abondent dans la partie méridionale, de longues bandes de flamands se livrent à 1a pèche. La nuit, ils reposent sur le bord de la sebkha et s’endorment aux légers murmures de l’eau, figurant de loin une armée rangée en bataille. Le jour, ils en parcourent rapidement la surface, ou fendent à lire d’aile les régions supérieures en projetant sur les lacs une ombre fugitive comme leur vol.

On rencontre dans le Sahara des oasis dont la richesse jointe a une grande beauté de décors jette l’homme dans une admiration qui ne tarit point. Le soleil ne s’y tait pas, selon la parole du Dante. Des sources les parcourent et s’épanchent au sein de petits canaux qui déversent leurs eaux fécondantes selon les besoins de l’agriculture. L’imagination des poètes, le pinceau des peintres, n’ont jamais enfanté de si délicieux bocages. I1 semble que la belle nature avant de s’anéantir dans l’océan de sable des grands déserts, ai rassemblé ses forces et amoncelé toutes ses richesses.

Les voyageurs vantent surtout l’oasis de Gabès et ses jardins comparables à ceux de ta vieille Babylone, en tant que l’art peut souffrir une comparaison avec les bienfaits de la nature. Qu’on se figure à droite et à gauche de l’Oued-Gabès une suite de vergers merveilleusement fertiles. L’Oued se divise en deux bras et nourrit plusieurs canaux qui alimentent à leur tour une multitude de rigoles : les eaux qui s’en échappent répandent la fraîcheur et la fécondité.

Les jardins séparés par des haies de cactus, ou des murs en terre battue sur lesquels se hérissent des branches de palmier sont eux-mêmes partagés eu un grand nombre de compartiments autour desquels circulent à certaines heures et en vertu de conventions réciproques des ruisseaux vivifiants. Les terrains compris dans ces compartiments sont semés de blé, d’orge, de légumes. A l’entour croissent des figuiers, des amandiers, des citronniers, des grenadiers, des orangers et bien au-dessus de ces arbres planent confusément plantés de superbes dattiers à la tige svelte et élancée qui dressent dans les airs leurs panaches verdoyants, La vigne est aussi un des plus gracieux ornements de ces jardins ; ces ceps puissants s’enroulent et grimpent autour des palmiers comme le lierre entoure, dans nos forêts, le tronc vigoureux des chênes.

Quand elle est parvenue à une certaine hauteur, la vigne court en légers lestons d’un palmier à l’autre dessinant, sur les eaux qui la baignent, les plus gracieuses arabesques.

Autrefois, les mûriers étaient nombreux à Gabès, et chacun de ces arbres nourrissait plus de vers à soie que ne font cinq mûriers dans tout autre pays. La soie de Gabès était fort renommée pour sa finesse. Aujourd’hui, la culture du mûrier est presque délaissée, mais tout porte à croire que le boy dont la sollicitude embrasse tous les intérêts du royaume, fera renaître celte précieuse branche de l’agriculture tunisienne par une diminution sensible des impôts qui pèsent sur la soie. Le Djerid est le pays des palmes ; vingt-deux variétés s’y disputent la fécondité. Cet arbre produit trois à quatre quintaux de dattes. Des incisions profondes font couler la sève de l’arbre, qui, recueillie avec soin, devient une boisson agréable connue eu Europe sous le nom de vin de palme.

Bien qu’elle produise l’ivresse, les Musulmans ne la considèrent point comme défendue par la loi religieuse. Le palmier est un arbre dioïque c’est-à-dire d’après le système de Linné, un arbre dont les fleurs males sont sur un pied et les fleurs femelles sur un autre. Fontanus a composé un ingénieux poème sur les amours de cet arbre aussi poétique que précieux. Les individus maies peuvent féconder la femelle à une grande distance ; car le pollen vient sur les ailes du vont ou peut-être à l’aide d’une mystérieuse attraction. Mais les cultivateurs ne confient pas leurs espérances de récolte aux simples lois de la nature : ils insèrent au milieu des fleurs femelles les fleurs mâles détachées de l’arbre. Ce procédé de fécondation qui ne laisse rien au hasard a l’avantage de réserver aux dattiers femelles, qui portent les fruits, la plus grande partie du terrain. On a reconnu que par la fécondation artificielle, un mâle suffisait pour vingt-cinq femelles.

Parmi les tribus qui habitent ces fertiles régions, les unes sont sé«lentaire3 et ne quittent jamais l’oasis les autres désertent leurs maisons aux toitures de palmier, après la saison des fruits, et semblables aux patriarches bibliques, vivent «tans la tente et mènent paître leurs troupeaux dans les plaines; leurs courses continuelles, leur vie nécessairement frugale, peu de repos goûté en passant sous une tente ou sur la terre en font des générations d’hommes robustes et endurcis à la fatigue,

Ces peuples tiennent encore de leurs ancêtres un goût pour la liberté et la vie errante qui leur fait toujours regarder les villes comme les prisons ou les rois, disent-ils, tiennent leurs esclaves. Pour rendre à ce territoire l’éclatante prospérité dont il jouissait dans les siècles passés, il ne manque que la volonté de l’homme.

Le voyageur qui séjourne dans ces contrées de l’Orient éprouve quelque chose du sentiment de la patrie. C’est là que nous sommes nés, et sous les plis de ce sol oublié dorment les dépouilles de nos ancêtres. Là, fut noire berceau la terre natale de l’humanité. Dans ces campagnes labourées par les siècles, dans ces plaines où gisent selon l’élégante expression de Cicéron, les cadavres de tant de cités, on croit rencontrer quelques monuments primitifs de Dieu, cl déchiffrer l’origine de l’homme.

Extrait du livre “La Tunisie : son passé, son avenir et la question financière”. Auteur: Henry Pontet de Fonvent – 1872

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