Caractère d’un paysan tunisien selon un colon français – 1887

  • 26 décembre 2018
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Un agriculteur tunisien laboure la terre entre les oliviers avec une charrue et deux ânes.
26 Déc

Sur les bords de la Medjerdah, à deux lieues des ruines d’Utique, se trouve l’enchir (le mot Enchir en Tunisie s’applique aux propriétés particulières) de Magroun, exploité par un fellah arabe, Amor Ben Ali, qui en est le fermier. Le propriétaire, Hadj Ali Ben Ouiba, habite Tunis et ne vient à Magroun que pour surveiller les semailles et les moissons.

L’enchir, limité par la rivière d’un côté, par les collines du Djebel l’Ahmar (la montagne rouge), de l’autre, couvre une superficie de trente hectares.

Les rives du fleuve sont sans arbres, les collines sans verdure ; l’enchir est sans jardin. Le petit douar (village), hameau de trois gourbis (petite maison) est au sommet d’un coteau. Il domine la plaine ; l’on y aperçoit la mer, et la ville arabe de Porto-Farina, près de laquelle est l’embouchure de la Medjerdah.

Amor laboure, sème et moissonne. En retour de son travail annuel, Ali Ben Ouiba, qui fournit les animaux, la charrue et la semence, lui abandonne le cinquième (Khammès en arabe) de la récolte.

Les premières pluies arrivent généralement en automne, après la Cyprienne[1], ainsi nommée par les anciens, à cause du coup de vent qui se lève régulièrement à la mi-septembre, vers la fête de Saint Cyprien, ancien évêque de Carthage.

Le fellah effectue alors un premier labour. Pour cette petite exploitation deux charrues sont nécessaires : l’une conduite par Amor, l’autre par son fils aîné, Ibrahim ; chacune d’elles suffit pour une méchia (La méchia est le bétail du pays). La troisième méchia est laissée en jachère.

Comme engin de travail, une sorte de gros clou attaché au bout d’une longue pièce de bois, tenue en l’air par un support et traîné par une paire de bœufs. Cette charrue, des plus primitives, ne fait que gratter le sol ; elle ne pénètre pas à plus de six centimètres et ne trace que des sillons inégaux et contournés.

Le fellah sème ensuite à la volée un caffiz (le caffiz de Tunis comprend 16 ouibas de 40 litres et correspond à 6 hectolitres 1/2 environ) de blé, et quelques jours après un caffiz et quart d’orge par méchia; il fait un second labour dans les mêmes conditions. La herse et le rouleau sont inconnus. Les plantes parasites, jujubier sauvage, lentisque, palmier-nain, asphodèles, sont respectées avec soin. Aussi, se développant avec rapidité, elles absorbent bientôt une bonne portion du champ.

La semence étant mal recouverte, les oiseaux du ciel en dérobent une partie, les rats une autre. Le fellah laisse toujours travailler la même couche de surface. Il ne restitue jamais au sol les engrais réparateurs nécessaires. Il ne pratique point d’assolements. Aussi ces terre s, malgré leur richesse naturelle, et la profondeur de la couche végétale qui atteint sept mètres en quelques points, s’épuisent à la longue et ne donnent que de faibles rendements.

Si les pluies d’hiver, et surtout celles de mars, tombent à temps, l’henchir donne un revenu moyen de cinq pour un pour le blé, de onze pour un pour l’orge.

monnaies-tunisiennes-1887
La monnaie tunisienne 1887

Si les pluies font défaut, le blé en levant est brûlé par le soleil, la récolte est nulle, les moissons sont mangées sur pied par les bestiaux, Amor est forcé d’emprunter à son propriétaire 300 piastres (La piastre de Tunis vaut environ 0 fr. 60, elle est divisée en 16 caroubes) pour nourrir sa famille ; à partir de ce jour, il ne peut plus quitter son maître avant de s’être acquitté.

Si les pluies sont abondantes, Amor a de l’argent ; il ne pense ni à payer sa dette ni à augmenter son troupeau ; il organise aussitôt une fantasia, paie la poudre aux cavaliers des environs, et s’empresse d’aller acheter à Tunis pour la circonstance des pantoufles d’occasion pour sa fille, un burnous fin et un beau cheval pour lui-même.

L’exploitation comprend toujours un carré de fèves, légumineuses qui, ne contenant pas le gluten des céréales, fatiguent moins le sol, puisant surtout dans l’atmosphère les principes utiles à leur développement.

Les fèves (les fèves cuites avec de l’huile et de l’ail forment la nourriture du fellah au printemps) et les blés viennent particulièrement bien dans les terres fortes et argileuses. L’orge préfère les sols légers et sablonneux.

Le fellah sème aussi du lin, des lentilles, des pois-chiches. Il ne plante pas la pomme de terre, qui pourtant réussit très bien en Tunisie. Il n’emploie pas l’avoine, car elle irrite les chevaux.

Une Noria traditionnelle
La noria tunisienne consiste en deux grandes bourses en cuir, munies d’ajutages en cuir également. Ces bourses, d’une capacité de 40 litres, sont attachées à de longues cordes qui passent sur une poulie établie au sommet du puit, et qui sont tirées par des bœufs. Elle n’élève que fort peu d’eau, mais elle est avantageusement employée à cause de la facilité et de la simplicité de son installation dans le cas de puits très-profonds

S’il a de l’eau à sa disposition, comme à Magroun où Amor a établi une noria arabe pour élever l’eau de la Medjerdah, il fait en avril des plantations de maïs, de droh (millet blanc), de melons, de pastèques.

Au printemps, le géomètre du Gouvernement beylical, l’Amin, inspecte les moissons du fellah, à l’effet de prélever pour le Bey la dîme ou achour, qui devrait être le dixième de la récolte. Si le fellah est riche, il donne de l’argent à l’amin, l’achour est faible. S’il est pauvre, il ne peut que lui offrir des poules, l’achour devient considérable.

Le fellah est sujet encore à d’autres impôts : La medjba, ou capitation, 45 piastres par homme au-dessus de 18 ans ; la kanoun, taxe d’un quart de piastre par pied d’olivier et de deux piastres par palmier-dattier.

En mai, le fellah moissonne sous l’œil vigila.tt du maître ; il est aidé dans ce travail par sa femme et par des ouvriers de passage, Gabésiens pour la plupart, que le propriétaire de l’henchir paie un franc par jour et nourrit.

Les tiges sont coupées près de l’épi avec la faucille. Le dépiquage s’opère avec le chariot égyptien, planche armée de silex, monté par le fellah et traîné sur l’aire par des chevaux.

La brise du soir effectue le vannage. La paille obtenue, hachée, peu abondante, de qualité inférieure, est mise en meule près des gourbis ; elle servira à la nourriture des bœufs. Les grains, blé et orge mêlés, couverts de terre, sont déposés tels quels, sans être nettoyés au préalable, dans des silos, réservoirs en maçonnerie sous terre, où ils se conservent indéfiniment.

Le blé est dur ; il forme à l’état de couscous la base de l’alimentation du fellah. Le surplus est vendu à Tunis pour l’exportation. L’orge est donnée aux chevaux ou livrée au commerce. L’orge de Tunisie est assez estimée sur les marchés.

Au printemps l’herbe pousse en abondance dans le garaa (prairie naturelle dans les parties basses du domaine), le fellah ne la fauche point et ne fait pas de provision de foin pour l’automne. Aussi les bestiaux d’Amor, mal nourris, maigrissent et ne se développent pas. Ils sont sans étables, comme les moutons. La race bovine, rustique, tardive, dépérit, donne peu de viande. Les vaches donnent peu de lait. Les toisons des brebis fournissent une laine abondante mais de qualité inférieure.

Dans un gourbi établi en pisé, terre et paille détrempées et battues, couvert en chaume, vit la famille du fellah. Cette hutte grossière, composée d’une pièce unique, étroite, est percée au levant d’une seule ouverture, qui tient lieu de porte et de fenêtre. Elle sert de chambre et de salon au fellah, d’abri pour les veaux et les agneaux, de magasin pour les semences et les charrues.

Le sol n’y est point pavé. Les murs sont sans enduit. Aucun tableau, aucune image pour réjouir la vue ; pas de table ni de lit. Une simple natte et un sac pour les objets usuels constituent le mobilier. Point de linge, pas de vêtements de rechange, pas de miroir, et, le dirai-je, pas de savon.

La femme du fellah a trente ans, elle en parait cinquante. Elle n’a qu’une robe en toile bleue, unie, qu’elle porte en toute saison. Elle a mis au monde neuf enfants ; sept sont morts, ayant été abandonnés en bas âge, à peu près nus, aux fraîcheurs des matinées et aux intempéries des saisons. La petite fille n’a qu’une chemise, le fils aîné n’a qu’un burnous.

Le chef de famille est paresseux ; il laisse travailler sa femme, qui moud le blé, fabrique l’huile et le beurre, prépare le couscous, va chercher l’eau à la rivière et le combustible dans les champs. Le fellah, lui, se repose ; il observe les astres, et pense à l’étoile polaire (En arabe, l’étoile polaire se dit : Outed, mot à mot : le piquet) qui le frappe par sa fixité.

Café maure , Tunisie 1887
Café maure , Tunisie 1887

Sans instruction, sans connaissances, sans morale, le fellah est une machine. Il suit la routine, il ne fait que ce que faisait son père, rien. Il ne se préoccupe pas d’améliorer sa situation. Son gourbi est pour lui un palais ; il trouve inutile de se bâtir une maison en pierre plus confortable et plus sûre. La terre nue lui parait suffisamment belle, et il considère comme superflu de dessiner un jardin autour de sa demeure, de tracer une avenue d’arbres auprès de son village, d’établir un potager pour avoir des légumes.

Les sentiments élevés, faute d’une religion qui s’adresse aux parties supérieures de l’homme, faute de l’éducation maternelle du foyer, sont éteints dans le cœur du fellah. L’amour chez lui n’est que bestial ; l’affection filiale n’est que la crainte du père. L’amour maternel dure peu, c’est une affection de nourrice. La religion du fellah est dure, sèche.

Ignorant l’histoire et la géographie, ne sachant ni lire ni écrire, Amor croit qu’avant Mahomet, il n’y avait que des Juifs. Il connait comme grands hommes Abraham et Alexandre ; en fait de noms de villes, la Mecque et Stamboul. La Medjerdah, à ses yeux, vient du Nil.

Le fellah est sans idée de médecine et sans la moindre notion d’hygiène ; quand il éprouve le bared, le iroid de la maladie, il va aussitôt trouver un Français du voisinage, colon ou commerçant, qui représente à ses yeux le Tébib (médecin), et lui demande une prompte guérison. Le Tébib improvisé l’ausculte et lui fournit un remède approprié à ses maux. Le fellah part satisfait, et tout d’abord jette au ruisseau le remède en question, pensant que la vue seule du médecin doit guérir et que son remède est sans valeur.

Si le bared augmente, le fellah vase plonger dans les piscines de Hammam l’Enf ou de Korbès (Hammam l’Enf et Korbès, localités situées près Tunis). Souvent ces eaux thermales, qui jouissent de propriétés très actives, le remettent sur pied.

Dans le cas contraire, le fellah meurt sans murmurer. Mektoub, c’était écrit. Et ce même mektoub tarit dans leur source les larmes de la femme ou des fils. L’enfance est sans pudeur comme l’indique son langage.

A douze ans, la fille est mariée ou plutôt vendue à un autre fellah, pour de l’argent si elle est belle, pour du blé si elle est dépourvue de charmes.

Amor me disait un jour qu’il avait acheté sa vache 300 piastres, son cheval 500; sa femme ne lui avait coûté que 50 piastres. Il espérait vendre sa fille davantage. Cette absence de tendresse dans le cœur du fellah se fait sentir chez les animaux du gourbi.

Le cheval, enfant gâté du fellah, n’est qu’orgueilleux. Le chien n’est qu’un cerbère, qui mord souvent, qui aboie toujours, mais qui ne pleure jamais. Le chameau n’est qu’un stoïcien à bosse. Pour désigner la richesse d’un Tunisien, on parle du nombre de chameaux qu’il possède. Amor en vaut un.

chameau de Magroun - Tunisie 1887
Chameau de Magroun – Tunisie 1887

Le chameau de Magroun est doué d’une énergie rare ; il est de bonne composition ; livré à lui-même dès sa tendre enfance, il est habitué à maîtriser ses sentiments les plus chers et n’est maussade qu’au printemps, quand la nature se réveille. Dans les autres saisons son caractère est parfait.

Il mange les jours ordinaires des feuilles de cactus chargées d’épines, et se régale le vendredi d’un chardon. Si son maître impitoyable lui refuse jusqu’à ces modestes aliments ; sans murmurer, sans se plaindre, il gravit le coteau et s’accroupit au sommet de la colline ; il contemple le mirage de la plaine où il croit revoir les palmiers de l’oasis natale, et il se nourrit de sa bosse pendant trois jours. Il perd, après, le ventre et les jambes ; la fille d’Amor lui apporte alors un peu d’orge, et il reprend bientôt ses forces.

Le chameau hoche la tête quand on lui parle des progrès modernes. Il a vu passer les Numides, il en verra passer d’autres.

Source : La Tunisie française – Ludovic Campou, 20 mai 1887

[1] Tissot. (Géographie comparée de l’Afrique du Nord,).

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