La sympathie des israélites de Tunisie envers le protectorat français

  • 29 décembre 2018
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le Bey de Tunis lors d'une réunion beylicale le 12.8.1926
29 Déc

Ceux d’entre les Israélites qui parvenaient, par un moyen quelconque, à se soustraire à la juridiction du gouvernement local, en se plaçant sous la protection d’un des consuls accrédités auprès du bey, et surtout ceux qui, grâce à leur origine européenne, se trouvaient naturellement dans ce cas, s’efforçaient, par tous les moyens, de se distinguer de leurs coreligionnaires par des signes extérieurs dans le costume, afin de n’être pas en butte, aux mauvais traitements des agents de l’autorité et de la populace. Cette circonstance a donné lieu à un épisode caractéristique, qu’on a désigné vulgairement sous la dénomination de « l’affaire du chapeau ».

Les Israélites européens avaient conservé le costume et la coiffure de leurs pays d’origine ; quelques-uns parmi les indigènes, qui avaient passé quelque temps on Europe, avaient également adopté le même costume et le même chapeau. Le bey Mahmoud, choqué le cette liberté prise par quelques Israélites, ordonna, dans les premiers jours de l’année 1823, que tous les Juifs habitant la Tunisie, quelle que fut leur nationalité, devraient se coiffer du bonnet noir et revêtir le costume que l’usage leur avaient assigné depuis des siècles[1].

Les agents de l’autorité, chargés de surveiller l’exécution de cet ordre, arrêtèrent un Israélite anglais, originaire de Gibraltar, qui avait refusé de s’y conformer. L’Israélite leur échappa et se réfugia chez le consul d’Angleterre, qui se rendit ; aussitôt auprès du bey demander réparation de l’injure faite à un sujet de S. M. Britannique par un agent de l’autorité. Le bey Mahmoud, irascible par nature, et furieux de voir le représentant d’une grande puissance crier si fort pour une insulte faite à un Juif, répondit sèchement qu’il entendait que son ordre fût exécuté, et que celui qui refuserait de s’y conformer serait expulsé de ses Etats.

Le consul quitta le bey en le menaçant de demander l’appui de son gouvernement et de faire venir à la Goulette, pour obtenir réparation, l’escadre que Lord Exmouth commandait alors dans la Méditerranée. Mais le bey, après réflexion, lui dépêcha un des plus hauts dignitaires de sa cour pour lui faire des excuses et l’informer que, désormais, les Israélites étrangers seraient libres de porter tels habillements et telle coiffure que bon leur semblerait[2].

L’interdiction de porter le chapeau, levée en faveur des Israélites étrangers, ne fut que plus strictement observée vis-à-vis de leurs coreligionnaires indigènes. Les Israélites qui formaient la communauté grana obtinrent comme une faveur spéciale, et au prix de grandes sommes d’argent, l’autorisation de remplacer le bonnet noir traditionnel par un bonnet blanc en coton. Quelques-uns d’entre eux, dont les parents étaient originaires de Toscane, manifestèrent des velléités de garder le chapeau ; ils furent emprisonnés et soumis au supplice de la bastonnade. Il ne fallut pas moins, pour les faire élargir que l’intervention énergique de M. Nyssen, consul général de Hollande et d’Autriche, et qui avait été naguère chargé de négocier un traité entre le bey de Tunis et le grand doc de Toscane[3].

La projection efficace que trouvaient, auprès des représentants des puissances, les Israélites originaires d’Europe, dont l’ensemble constituait, en grande partie, la communauté grana, et le despotisme avec lequel le caïd exerçait son influence sur toutes les affaires du judaïsme tunisien, inspirèrent aux Israélites livournais l’idée de s’affranchir totalement de l’autorité du caïd. Ils possédaient déjà leurs temples, leurs rabbins, leurs boucheries et leurs administrations ; la suprématie et les prépotences du caïd leur pesaient, et ils employèrent pour s’en affranchir complètement tous les moyens en leur pouvoir. Après s’ètre imposé des sacrifices considérables, après avoir soudoyé bey, ministres, hauts fonctionnaires, ils obtinrent enfin, en 1824, du bey Hussein, à l’occasion de l’inauguration d’une citerne bâtie ou restaurée par les Juifs de corvée auprès de la ville, dans le voisinage de la porte dite Bab Sidi Abd Es Salem, la reconnaissance de l’autonomie de leur communauté et la nomination d’un caïd spécial choisi parmi eux par l’autorité, mais qui n’eut jamais ni les prérogatives, ni les attributions, ni l’influence de son collègue de la communauté indigène.

Le long règne d’Ahmed bey a été pour les Juifs de Tunisie une période de repos et de prospérité. Le bey aimait à imiter les institutions et les usages européens ; il visita la France et manifesta, à son retour, le désir d’introduire, dans l’administration de son pays, les règles de justice et d’équité dont il venait d’admirer les effets. Il avait à son service des intendants, des médecins, des fonctionnaires Israélites, et ces influences diverses procuraient quelque bien-être aux Juifs tunisiens. Les rapports fréquents avec les pays civilisés, l’ascendant croissant des consuls, produisaient des effets heureux, et la situation des Juifs s’améliorait sensiblement.

D’ailleurs Ahmed bey ne les oubliait jamais dans ses aumônes, et, dans les aimées de mauvaises récoltes, il leur disait souvent distribuer plusieurs caffiz de blé.

LES ISRAÉLITES SOUS MOHAMMED BEY, LA CONSTITUTION TUNISIENNE

Le successeur d’Ahmed, Mohammed bey, inaugura son règne par une mesure fort heureux en faveur des Israélites. Le bey avait eu l’occasion de connaître et d’apprécier le caïd Joseph Schmama qui, en qualité de payeur, suivait son armée alors qu’il n’était que bey du camp. Grâce à l’influence qu’exerçait sur lui le caïd des Israélites, il supprima, lors de son avènement au trône beylical, en l855, les corvées qui étaient imposées aux Israélites, ainsi que la surtaxe que leurs marchandises payaient à l’entrée, et la responsabilité collective de tous les Israélites pour les impôts de chacun d’eux. Désormais l’Israélite entra dans le droit commun, et aucune différence fiscale ne fut plus admise entre lui et son concitoyen mahométan.

L’affaire Batto Sfez

Ce prince était toutefois fort attaché à la religion musulmane, et la même année de son avènement, 1855, un Israélite de Tunis, nommé Batto Sfez, accusé d’avoir blasphémé la religion mahométane, fut déféré par lui à la justice du Scharâa (tribunal religieux du cadi), où il fut condamné à mort. Les Israélites et les chrétiens[4], indignés de la rigueur et de la cruauté de celle sentence, et se sentant tous menacés par ce jugement inqualifiable, s’unirent dans un même effort et firent des démarches pressantes et énergiques auprès des autorités locales et consulaires pour en empêcher l’exécution. Les représentants des puissances firent, à la suite de ces démarches, de sévères remontrances au bey, qui leur promit d’épargner la vie du malheureux Sfez. Malgré cette promesse, répétée à une députation d’Israélites qui s’étaient rendus auprès de Mohammed bey pour implorer sa clémence en faveur du condamné, malgré l’argent répandu à flots par les Juifs pour sauver la vie de leur coreligionnaire, malgré les supplications des princesses qui, à la prière des femmes juives, intercédèrent en faveur du condamné, le bey fui inflexible et Sfez fut exécuté.

Aussitôt les Israélites et les chrétiens se réunirent de nouveau, et décidèrent d’envoyer auprès de Napoléon III une députation chargée de lui présenter un mémoire lui relatant le meurtre commis, et de lui demander aide et protection en faveur des non-musulmans, qui ne se sentaient plus en sûreté dans le pays. Une commission composée de trois membres, MM. Fabre, Foa et Carcassonne, ces deux derniers Israélites français, fut chargée de rédiger le mémoire et de se rendre à Paris pour le présenter à l’empereur. Quelque temps après, alors que le bey croyait le meurtre de Sfez oublié, il vit, de son balcon de la Marsa, arriver en rade de la Goulette une escadre française. L’amiral qui la commandait ne tarda pas à se présenter au palais, accompagné de M. Léon Roches, consul général de France, et imposa au bey, au nom de son gouvernement, d’octroyer promptement à ses sujets une charte reconnaissant l’égalité absolue de tous les Tunisiens, sans distinction de religion, et l’exercice libre et sans entrave de tous les cultes en Tunisie. Devant une attitude aussi formelle et aussi catégorique, le bey céda et tint parole.

La constitution de 1857

La Constitution, octroyée et promulguée au mois de septembre 1857, abolissait toutes les prérogatives que les lois et les usages avaient établies en faveur des musulmans, et toutes les lois d’exception contre les Juifs. L’égalité la plus parfaite était établie entre tous les sujets du bey, quelle que fût leur croyance, et la liberté la plus absolue était accordée à la pratique de tous les cultes en Tunisie. Voici les articles de ce rescrit qui se rapportaient plus spécialement aux Israélites, ou qui leur accordaient l’égalité devant la loi[5] :

« Déclaration préalable, — Persuadé qu’il faut suivre les prescriptions de Dieu en ce qui concerne toutes ses créatures, je suis décidé à ne plus laisser peser sur celles qui sont confiées à mes soins ni l’injustice ni le mépris. Je ne négligerai rien pour les mettre en pleine possession de leurs droits…, J’ai déjà commencé, comme on le sait, à alléger les taxes qui pesaient sur mes sujets[6]

Pacte fondamental. — ART. 1. — Une complète sécurité est garantie formellement à tous nos sujets, à tous les habitants de nos Etats, quelles que soient leur religion, leur nationalité ou leur race. Cette sécurité s’étendra à leur personne (qui sera) respectée, à leurs biens sacrés, à leur réputation honorée…

ART. 2. — Les musulmans et les autres habitants du pays seront égaux devant la loi…

ABT. 4. — Nos sujets israélites ne subiront aucune contrainte pour changer de religion, et ne seront point empêchés dans l’exercice de leur culte. Leurs synagogues seront respectées et à l’abri de toute insulte…

ART. 6. — Lorsque le tribunal criminel aura à se prononcer sur la pénalité encourue par un Israélite, il sera adjoint audit tribunal des assesseurs également Israélites. La loi religieuse (musulmane) les rend d’ailleurs l’objet de recommandations bienveillantes…

ART. 8, — Tous nos sujets, musulmans et autres, seront soumis également aux règlements et usages en vigueur dans le pays ; aucun d’eux ne jouira à cet égard de privilège sur un autre….

Commentaires sur le pacte fondamental

CHAPITRE Ier — Nous nous engageons devant Dieu, envers tous nos sujets, de quelque religion qu’ils soient, à leur faciliter, par tous les moyens en notre pouvoir, le sûr et libre exercice de leur culte…. Pour ce qui regarde leur sûreté et liberté religieuse, nos sujets non musulmans ne seront jamais ni contraints à changer de religion, ni empêchés de le faire…. Ainsi il y aura égalité parfaite devant la loi, sans distinction de religion.

CHAPITRE II — Nous promotions formellement à chacun de nos sujets la jouissance de toute sûreté personnelle, morale et matérielle….

CHAPITRE III — Nous promenons formellement à tout propriétaire parmi nos sujets, et sans distinction de religion, une sûreté complète de ses biens, meubles et immeubles…. Tous nos sujets, quelle que soit leur religion, pourront posséder des biens immeubles…, …Le gouvernement ne forcera jamais aucun ouvrier ni aucun artiste à travailler pour lui contre son gré…

CHAPITRE IV — Nous renouvelons à nos sujets, à quelque religion qu’ils appartiennent, l’assurance que leur honneur sera respecté, qu’aucune peine infamante ne sera prononcée contre eux pour le seul fait d’une accusation, quelque haute que soit la position de l’accusateur, car tous les hommes sont égaux devant la loi[7].

Lois organiques —……. ART. 78. — Tout sujet tunisien, à quelque religion qu’il appartienne, qui n’aura pas été condamné à une peine infamante, pourra arriver à tous les emplois du pays, s’il en est capable, et participer à tous les avantages offerts par le gouvernement à ses sujets…

ART. 86. —Tous les sujets du royaume tunisien, à quelque religion qu’ils appartiennent, ont droit à une sécurité complète quant à leur personne, leurs biens et leur honneur, ainsi qu’il est dit à l’article Ier du pacte fondamental…

ART. 88. — TOUS les sujets du royaume, à quelque religion qu’ils appartiennent, sont égaux devant la loi….

ART. 91. — Tout Tunisien, né dans le royaume, lorsqu’il aura atteint l’Age de 18 ans, doit servir son pays pendant le temps fixé pour le service militaire…

ART. 94. —-Tous les Tunisiens non musulmans qui changeront de religion continueront à être sujets tunisiens et soumis à la juridiction du pays[8] ».

En même temps que le bey promulguait une Constitution aussi libérale, il instituait un Conseil d’Etat, auquel il donnait le litre de « Conseil suprême », et qui avait à la fois pour mission d’être le gardien des lois constitutionnelles et de constituer la haute Cour de justice de l’Etat. Un certain nombre démembres de ce Conseil suprême étaient nommés par le bey, d’autres par les notables. Dans une des premières séances de ce Conseil, une discussion fut engagée parmi deux des membres les plus influents, Hauts dignitaires de l’Etat, sur la question de savoir s’il ne serait pas juste que l’élément israélite fût représenté au Conseil suprême. Le parti hostile à la représentation des Juifs se trouva en majorité, et la porte du Conseil resta fermée à l’élément juif.

Tels sont les articles établissant l’affranchissement des Juifs tunisiens, dans cette charte, octroyée par un bey fanatique, Mohammed bey, sous la pression de la France, à la suite d’un acte odieux de cruauté et de barbarie, qui avait soulevé l’indignation de l’Europe. Les Israélites avaient payé du sang d’un des leurs l’égalité devant la loi, pour laquelle ils avaient combattu depuis des siècles. La Constitution de 1857 la leur accordait officiellement, pleine et entière. En outre, ils l’obtenaient grâce à l’intervention énergique de la France, de cette nation généreuse qu’on est sûr de trouver toujours, on l’a dit et on ne saurait trop le répéter, « partout où il y a une cause juste à défendre, et la civilisation à faire prévaloir. »

Cette charte n’eut qu’une durée éphémère, et a dû être rapportée à la suite de la sanglante révolution qui éclata en Tunisie en 1864. Aussitôt qu’il parvint à apaiser cette révolution, qui faillit coûter au bey Mohammed es-Sadok son trône et sa vie, ce souverain s’empressa de rapporter la Constitution octroyée par son prédécesseur, et qui s’accordait mal avec les mœurs et les goûts autoritaires du bey et des hauts dignitaires de la cour. Il est juste d’ajouter que la grande majorité de la population n’était pas encore prête à jouir des lois libérales, qui menaçaient de devenir des instruments dangereux entre les mains de quelques intrigants ambitieux.

Mais si la Constitution fut retirée, les abus qu’elle avait été appelée à réprimer n’en disparurent pas moins. Si l’arbitraire était quelquefois exercé, des peines corporelles appliquées, des confiscations pratiquées, c’était indifféremment à toute la population, aux musulmans aussi bien qu’aux Juifs. On pourrait même dire que les Juifs y étaient moins exposés que les Arabes, car à la suite du meurtre de Sfez, les gouvernements européens les avaient recommandés à la bienveillance de leurs représentants à Tunis, et ceux-ci ne se faisaient pas faute de les protéger toutes les fois qu’ils faisaient appel à leur appui.

LES ISRAÉLITES SOUS LE BEY SADOK

Une des manifestations éclatantes de l’appui que les Israélites trouvaient auprès des représentants des puissances, surtout auprès du consul général de France, fut donnée en 1875. — Un musulman avait, en plein midi, assassiné un Israélite dans une des rues les plus fréquentées de Tunis, puis s’était réfugié dans une zaouia (mosquée), d’où les usages musulmans défendent de faire sortir un criminel, sous quelque prétexte que ce soit. Les Israélites, certains de ne pas obtenir justice en s’adressant à l’autorité locale, fermèrent tous, comme un seul homme, leurs magasins, et transportèrent le cadavre de la victime devant la porte des consulats, demandant justice du meurtre commis. — Le consul général de France provoqua une réunion du corps consulaire, qui se réunit sous la présidence de son doyen, M. Wood, consul d’Angleterre, et se rendit en corps auprès du bey pour lui demander justice immédiate.

Malgré tous les usages qui s’y opposaient, l’assassin, qui appartenait à une famille de schérifs (descendants du prophète), fut retiré de la zaouia et exécuté. Cet acte de justice calma aussitôt la population juive. Les Israélites indigènes restaient soumis, comme les Arabes d’ailleurs, au supplice de la bastonnade. Le gouverneur de la ville ne se faisait pas faute d’appliquer cette peine pour les contraventions les plus futiles. Ce fut au mois de décembre 1877 que, grâce aux démarches du comité tunisien de l’Alliance israélite[9], des ordres furent donnés au gouverneur de la ville pour que ce châtiment ne fût plus infligé, à l’avenir, aux Israélites de Tunis[10].

Pendant la révolution qui éclata en Tunisie en 1864, les Israélites de plusieurs villes de la Régence ont eu cruellement à souffrir des fureurs de la populace. Ceux de Sfax, en particulier, où un musulman, Ben Gdahem, excitait ses coreligionnaires à la guerre sainte, ont dû, ainsi que les chrétiens, quitter la ville et chercher un refuge, les uns à Tripoli, les autres à Malte ou à Tunis. Pendant leur absence, leur quartier fut pillé, leurs maisons saccagées, leurs magasins incendiés. Lorsque plus tard l’ordre fut rétabli dans la ville, le gouvernement du bey fil accorder aux Israélites ainsi qu’aux Européens, des indemnités pour les pertes qu’ils avaient subies à la suite de la révolte.

Les années 1866. 1867 et 1868 furent calamiteuses pour la Tunisie. La famine, le typhus, le choléra ravagèrent tour à tour la Régence tunisienne et lui enlevèrent le tiers de sa population. Les Israélites, dans leurs angoisses firent appel à leurs frères d’Europe l’Alliance Israélite de Paris ouvrit en leur faveur une souscription et leur fit parvenir des sommes considérables. Le board of deputies de Londres en fil autant et la population juive fut ainsi soulagée et relativement épargnée.

En 1874, une querelle intestine éclata entre les Israélites de Tunis, à propos d’une question d’administration des écoles rabbiniques. La nécessité de réformes se faisait sentir ; mais le parti du progrès trouvait obstacle auprès de celui de la réaction, et la querelle, fort envenimée à un moment donné, se termina par une transaction.

En 1876, une autre querelle intestine éclata parmi les Israélites tunisiens. Cette fois, le prétexte était l’administration de la boucherie. Un groupe d’Israélites, pour la plupart protégés français à litre d’originaires d’Algérie, mécontents de la façon dont les administrateurs de la communauté en géraient les revenus, manifestèrent l’intention de se séparer de leurs coreligionnaires et de former une communauté distincte. M. Rouston, alors représentant de la France, avait pris fait et cause pour le groupe de ses administrés, tandis que le général Khair-Eddine, alors premier ministre du bey, défendait l’ancienne communauté.

La sympathie des israélites de Tunisie envers le protectorat français

Après plusieurs conférences entre le premier ministre, le consul général de France et les chefs des deux groupes en litige, on parvint à établir un accord, d’après lequel l’administration de la communauté, et principalement la branche se rapportant à l’exploitation du monopole de la boucherie, serait exercée par cinq notables israélites, dont trois parmi les sujets du bey et deux parmi ceux placés sous la juridiction de la France. Le caïd des Israélites était le président de ce conseil d’administration, qui devait être renouvelé tous les ans. Cet accord fut sanctionné par un décret beylical (Amar bey) daté du 23 schaban 1293 (11 septembre 1876), et dont une copie a été adressée au caïd des Israélites, et une autre au consul général de France[11].

Le besoin des réformes se faisait partout sentir. Il était naturel que l’attention des Israélites tunisiens fût appelée sur la situation de l’enfance et sur l’éducation et l’instruction de la jeunesse indigente[12].

De tout temps, il avait existé à Tunis, comme dans tous les centres juifs du monde entier, des établissements où les enfants, surtout les fils des pauvres, étaient, sous la surveillance de quelques rabbins, réunis dans des locaux spéciaux. Ces écoles, où l’on n’enseignait que la lecture de la Bible et du Talmud, et que l’on désignait sous le nom de Talmud-Torah (enseignement de la Bible), avaient, nous l’avons vu, depuis longtemps des revenus spéciaux, gérés par des administrateurs particuliers. Il existait à Tunis deux de ces établissements, un à la charge et pour les enfants indigents de chaque communauté[13]. A plusieurs reprises, des esprits généreux se sont préoccupes de ces établissements et ont essayé d’en améliorer la situation. Mais la tâche était lourde, les besoins grands et les ressources trop faibles. Les petits remèdes devaient fatalement échouer. Depuis plusieurs années, l’Alliance israélite de Paris et l’Anglo-Jewish Association de Londres s’étaient préoccupées de la question. Ce n’est qu’à la fin de l’année 1877 que le projet d’une réorganisation scolaire radicale fut sérieusement étudié.

Le comité régional de l’Alliance israélite venait d’être reconstitué ; les membres qui le composèrent reçurent de leurs électeurs le mandat formel de s’occuper surtout de la question scolaire. Le nouveau comité ne faillit pas à sa mission, et, d’accord avec les chefs des deux communautés, aborda courageusement l’élude de la fondation d’une vaste école pour la jeunesse israélite de Tunis. Il fut convenu que l’Alliance Israélite serait désormais chargée de l’éducation et de l’instruction de la jeunesse ; qu’à cet effet on confierait à son comité de Tunis l’administration de tous les revenus et de tous les immeubles des deux Talmud-Torah, dont les enfants seraient versés dans le nouvel établissement projeté.

Pour faire face aux nouveaux besoins qu’exigeait l’entreprise, les Israélites de Tunis consentaient à créer un nouvel impôt, consistant en une majoration du prix de la viande, dont chaque livre serait augmentée d’une caroube. Ce nouvel impôt serait perçu au profil de l’école de l’Alliance. Ces stipulations furent consignées dans des documents qui furent revêtus des signatures de tous les rabbins et de tous les notables des deux communautés israélites. Le nouvel impôt fut sanctionné par un décret beylical, daté du 24 Rebia-el-Aouel 1295 (8 mars 1878)[14].

La nouvelle école, largement subventionnée par l’Alliance israélite de Paris et par l’Anglo-Jewish Association de Londres, fut inaugurée au mois de Juillet 1878, et l’inauguration fut précédée d’une fête à laquelle assistaient les ministres du bey et tous les représentants des puissances européennes. Ajoutons que le consul général de France avait prêté au comité de l’Alliance Israélite un concours empressé pour la réussite de l’œuvre, et qu’il avait ouvert, parmi ses nationaux israélites, une souscription destinée à subvenir aux frais de premier établissement.

En 1879, le bey Mohammcd es-Sadok donna un nouveau témoignage de sympathie aux Israélites de Tunis, en leur accordant gratuitement un terrain d’une superficie de 1,000 mètres carrés, situé dans une des plus belles rues de la ville, dans le but d’y ériger une synagogue.

Mais si dans la ville de Tunis les Juifs jouissaient de la plus grande tranquillité, il n’en était pas de même dans les villes de l’intérieur. On a eu à enregistrer, dans les années 1878,1879 et 1880, plusieurs assassinats d’Israélites au Kef, à Sfax, à Djerba, à Gafsa, etc. Il faut dire que l’autorité locale supérieure faisait toujours bon accueil aux plaintes des Israélites et que les consuls généraux, surtout ceux de France et d’Angleterre, n’hésitaient pas à prendre leur défense et à appuyer leurs réclamations auprès du gouvernement du bey.

Enfin le protectorat de la France en Tunisie, proclamé le 12 mai 1881, vint mettre définitivement un terme aux dernières inégalités religieuses dans la Régence.

Nous arrêtons ici notre récit. Grâce à l’administration juste, honnête et libérale que le gouvernement français a entrepris d’établir en Tunisie, la situation des Israélites va s’améliorer. Ils vont acquérir tous leurs droits, avoir leur place et leur influence dans les affaires de leur pays, et relever, sous la protection bienveillante du gouvernement, leur situation matérielle, morale et intellectuelle.


[1] Voir Timis, par Léon Michel. Paris 1857.

[2] Voir Annales tunisiennes, par Alph. Rousseau, p. 347 et suiv.

[3] Voir Annales tunisiennes, par Alph. Rousseau, p. 349 et suiv. Voir également Journal de la Jeunesse, n° 427, du 5 février 1881.

[4] Constatons encore avec joie l’union que nous trouvons toujours à Tunis entre Israélites et Chrétiens toutes les fois qu’un danger vient menacer les uns ou les autres.

[5] Cette Constitution, datée du 20 moharrem 1274 de l’Hégire (10 septembre 1857), est divisée en trois tarties : 1° le pacte fondamental 2° les explications ou commentaires au pacte fondamental, et 3° la loi organique.

[6] Allusion à la suppression de la corvée et des autres taxes spéciales qui pesaient sur les Juifs, et que le bey Mohammed venait de supprimer lors de son avènement au trône.

[7] On reconnaîtra facilement l’allusion assez, transparente à l’accusation portée contre Balto Sfez, et au terrible châtiment qui l’a suivie.

[8] Cet article fait allusion aux individus que parvenaient à convertir les missionnaires Catholiques et protestants, en leur offrant comme appât la protection d’une puissance étrangère et, par-là, l’affranchissement du paiement des impôts.

[9] Un Comité de l’Alliance Israélite s’était formé à Tunis depuis 1863. Ce comité venait d’être réorganisé sur des bases solides au mois d’octobre 1877.

[10] Voir le Bulletin de l’Alliance Israélite du mois de décembre 1877, p. 248.

[11] Ce décret n’a pas été abrogé et a eu force de loi jusqu’au 13 juillet 1888, où le monopole a été remplacé par une taxe. À ce titre, nous croyons utile de le reproduire. On en trouvera la traduction au n° IV de l’appendice.

[12] Les Israélites riches faisaient instruire leurs enfants dans les diverses écoles de la ville ; quelques-uns les envoyaient compléter leur éducation en France où en Italie.

[13] Il ne serait pas déplacé de faire connaître l’état où se trouvaient ces établissements et la situation à laquelle il s’agissait de porter remède. Dans ce but, nous donnons au n° V de l’appendice quelques extraits d’un rapport adressé au comité central de l’Alliance Israélite, au mois de février 1878, sur l’état du Talmud-Torah entretenu par la communauté tunisienne.

[14] On trouvera au n° VI de l’appendice, la traduction de la lettre adressée par le premier ministre du bey, Mohammed Khaznadar, au caïd des Israélites, lui annonçant la sanction accordée par le bey à la perception de la nouvelle taxe au profil de l’école de l’Alliance israélite. Un décret du 13 juillet 1883 vient de donner une nouvelle sanction officielle à cette disposition.


Extrait du livre: “Essai sur l’histoire des Israélites de Tunisie depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’établissement du protectorat de la France en Tunisie”. Auteur : David Cazès (1851-1913). Éditeur : A. Durlacher (Paris). Date d’édition : 1887

Les israélites de Tunisie au 18ème siècle

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