La Tunisie à l’époque de la Constitution de 1861

  • 26 décembre 2018
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Pendant des siècles, ce beau pays de la Tunisie labouré par des invasions nombreuses resta stationnaire, disputant à peine à la sauvagerie ses plus belles oasis, et laissant tomber en ruines les magnifiques travaux agricoles de l’époque romaine. Mais, après 1830, des circonstances providentielles se réunirent pour le rappeler à la vie. La première mit l’établissement des Fraudais dans l’Algérie ; il unit la Tunisie en contact immédiat avec l’Occident, et balança l’omnipotence de Constantinople, regardée jusqu’alors comme ta capitale de toutes les régions africaines.

Constantinople, il est vrai, semble par sa situation faite pour commander. Elle a l’Asie devant elle, l’Europe derrière. Son port, aussi sûr que vaste, ouvre et ferme l’entrée de la mer Noire à l’Orient et de la Méditerranée à l’Occident. Si cette position merveilleuse explique le passé, ses avantages disparaissent devant les progrès de la science et les conquêtes de l’Occident. La seconde fut l’avènement au trône d’une série de princes dont le génie planant au-dessus des étroits préjugés orientaux conçut le glorieux dessein de faire fleurir en Afrique ta civilisation française. Si le climat influe sur le caractère des hommes, le gouvernement a plus d’influence encore que le climat. Le premier de ces princes dont l’Afrique conservera le nom fut Ahmed-Bey. Les Tunisiens ont trouvé dans Ahmed Bey le régénérateur de leur vieille province d’Afrique. Pénétré de l’esprit européen, il lut l’apôtre de la civilisation en Orient. La plus belle page de son règne est écrite dans la circulaire qu’il adressa en 1816 aux consuls étrangers. Il leur écrivait :

« La propriété sur les êtres humains est injuste et contraire à nos sentiments. Elle nous a occupé pendant toutes les années durant lesquelles nous nous sommes efforcés d’y mettre un terme. Nous sommes heureux de pouvoir vous déclarer maintenant que nous abolissons dans toute « notre domination la propriété des esclaves. Dorénavant tout esclave de notre régence sera considéré comme libre. »

Cette mesure était d’un grand politique, elle augmentait le commerce, l’agriculture et ta population. Il est certain en effet, que le possesseur d’un terrain cultivera beaucoup mieux son héritage que celui d’autrui. L’esprit de propriété double la force de l’homme. On travaille pour soi et pour sa famille avec plus de vigueur et de plaisir que pour un maître, L’esclave qui est dans la puissance d’un autre a peu d’inclination pour le mariage. Il craint souvent même de faire des esclaves comme lui. Son industrie est étouffée, son âme abrutie. Ses forces ne s’exercent jamais dans toute leur élasticité. Le possesseur, au contraire, désire une femme qui partage son bonheur et des enfants qui l’aident dans son travail. Son épouse et ses fils font ses richesses.

Le terrain de ce cultivateur devient dix fois plus fertile sous les mains d’une famille laborieuse. Le commerce général est augmenté, le trésor du prince en profile, et la campagne fournit plus de soldats.

Une si grande révolution retentit jusque dans l’Occident et le poète s’écrie : « Ecoulons… jusqu’au ciel un grand bruit est monté. Hourra ! l’Afrique pousse un cri de liberté. Le sultan de Tunis abolit l’esclavage, Le pied du nègre est libre en touchant le rivage, Que le Dieu Tout-Puissant le couvre de son aile. Que l’Europe à ses rois, l’impose pour modèle Que son glorieux nom éternise mes vers Sur un cap africain, dominateur des mers Avec les fers brisés de la traite abattue Que l’Europe chrétienne érige une statue Ou la philanthropie écrive de sa main : Ahmed, bey de Tunis, ami du genre humain. »

Ahmed, avait en effet pour son peuple une affection, un dévouement que ni ta puissance, ni l’or, ni la pourpre ne pouvaient altérer. Il n’était point de ces politiques disciples de Machiavel : « Ouvriers de succès, artistes plus ou moins habiles que la morale ne regarde pas ; qui pétrissent les faits et manient l’argile des choses humaines s’embarrassant peu de salir leurs doigts ou d’ensanglanter l’atelier. »

En 1816, il vient, roi philosophe, étudier nos institutions politiques et visiter nos établissements pour en doter son pays. Il puise en France et en Angleterre de précieux renseignements, et ses études lui tracent la route des améliorations à entreprendre dans l’intérêt de la Tunisie. Mais 1a mort le surprit au milieu de ses projets de régénération politique. Il avait ouvert l’ère des grandeurs et marqué le premier pas de la civilisation.

Mohammed son cousin, lui succède et marche sur ces traces glorieuses. Il entreprit aussi l’œuvre héroïque et divine d’aider son peuple à s’élever d’un degré inférieur à un degré supérieur. Pénétré des caractères de la civilisation qui sont l’amour, la tolérance, la justice, la prévoyance, l’activité, la générosité, il octroie au mois de juin de l’année 1837, une charte constitutionnelle qui porte le nom de pacte fondamental. La charte contenait en germe les institutions les plus libérales et devait recevoir son application dans un code politique et administratif, mais il ne lui était pas donné non plus de jouir de son œuvre. La mort en la laissant inachevée, délégua au prince Mohamed-el-Sadok son frère, le soin de mener à sa bonne fin celte vaste entreprise dont la partie la plus ardue et la plus laborieuse restait à formuler.

Cher à la population tunisienne qui avait déjà su apprécier les qualités de son cœur et de son esprit, Mohammed-el Sadok donnait, par son élévation suprême, un gage nouveau que la réforme commencée aurait son cours. On ne se trompait pas : à peine a-t-il pris les rênes du Gouvernement que fidèle à sa mission, il travaille sans relâche au monument législatif qui sera l’honneur de son règne. Puissamment secondé par le zèle et la capacité de son premier ministre, il rédige les promesses inscrites dans le Pacte Fondamental et promulgue le nouveau Code civil, politique et administratif qu’il met de suite en vigueur dans toute l’étendue de ses Etats.

Le 23 avril 1861, le code est solennellement remis par le souverain de Tunis, aux grands dignitaires de l’état, aux membres du conseil suprême et aux présidents des tribunaux en présence des représentants des puissances étrangères qui saluent avec bonheur le premier rayon de ces sages réformes.

Les fêles de l’inauguration eurent lieu le 24 et le 25 août au palais du Bardo, où se trouvaient réunis dans la salle du Trône, autour du Bey, les oulémas, le3 ministres, les principaux officiers de l’armée et les membres du corps consulaire. En présence de cet imposant cortège, le bey reçut le serment de tous les membres de sa famille et des plus hauts fonctionnaires civils et militaires d’après une formule récitée à haute voix par le grand-maître des cérémonies. Ce fut un spectacle magnifique où régnaient avec l’esprit français, la dignité et la distinction orientales. Le lendemain le bey inaugurait avec la même solennité l’ouverture des tribunaux tunisiens constitués d’après le nouveau code de procédure civile et criminelle.

Voici quelles étaient les principales dispositions du nouveau code : « La loi organique garantit la sécurité des biens des personnes et de l’honneur aux sujets et habitants du royaume quelles que soient leur religion, leur race et leur nationalité. Les sujets paient les impôts proportionnellement à leur fortune. Tous les habitants sont égaux devant la loi. Le service militaire est requis d’après le tirage au sort et pour un temps limité. La liberté du commerce est proclamée pour tous ; les étrangers peuvent exercer toutes industries, à la condition de se soumettre au droit commun, lis peuvent acquérir comme les nationaux. Le commerce d’importation et d’exportation est libre pour tous. Tout individu arrêté par la police reçoit dans les 18 heures notification des motifs de sou arrestation. Il y a des tribunaux de première instance et des tribunaux de révision. La magistrature est inamovible. Le droit de pétition est reconnu.

Enfin la clef de voûte de l’édifice politique est dans l’institution d’un conseil supérieur composé de 60 membres dont le tiers est pris parmi les ministres et les hauts fonctionnaires et les deux autres tiers parmi les notables du pays. Ce conseil suprême cumule les attributions dévolues en France, au Sénat, au conseil d’État, à la cour de cassation et à 1a cour des comptes. »

Celte constitution avait le défaut d’être trop parfaite et de s’élever trop ci-dessus du niveau intellectuel et social du peuple auquel elle était destinée. Il y a dans la vie des nations comme dans celle des individus une loi de pondération et d’équilibre qui après un mouvement extrême, surtout lorsqu’il est contre les tendances innées, et le caractère propre de ce peuple, ramène véritablement une réaction en sens inverse qui se développe, en proportion même de la force et de l’étendue du mouvement précédent. Dans celle sorte d’oscillation vitale, l’aiguille en courant d’un pôle à l’autre, se fixe en fin au point qui est le véritable centre de gravité de sa nature réelle.

Ainsi l’unité nationale allait être ébranlée au moment où les lois et les institutions touchaient à leur glorieux couronnement. On travaillait depuis nombre d’années à la réorganisation complète, uniforme et méthodique de l’Etat. Cette œuvre était conduite par des hommes d’une expérience consommée et exécutée parties fonctionnaires habiles. Les dispositions les plus prévoyantes étaient prises pour établir partout l’ordre et la sécurité et l’on arrivait vers celle unité de lois et d’institution depuis si longtemps poursuivie. Néanmoins chose étrange, tas ressorts de l’Etat s’allièrent, la nationalité ébranlée cherche son point d’appui, l’inquiétude parait, le peuple asservi par la force de l’habitude considère celte réorganisation comme la ruine de la patrie, les tribus se soulèvent, prennent tas armes, refusent de payer l’impôt et demandent l’abolition du pacte fondamental.

La révolte de 1864 présentait plusieurs raisons :

Les fanatiques musulmans étaient irrités de voir leurs chefs céder au courant des coutumes chrétiennes et civilisées le aux dépens de l’islam. L’Angleterre et la Turquie nourrissaient des trames contre bey el attisaient l’insurrection.

Les populations qui refusaient de payer l’impôt et décriaient la pénurie du Trésor ne mettaient pas en ligue de compte les dépenses excessives faites pour les constructions d’édifices, d’aqueducs, de routes soit à Tunis, soit dans les pays environnants.

Pour essayer les arts, il faut des secours, des mains qui vous aillent, des entendements assez ouverts pour vous comprendre et assez dociles pour vous obéir ; il faut être de son époque, tout en la dépassant, de son pays tout en le précédant.

L’action populaire, sociale et gouvernementale ne marchait plus dans la direction d’une même croyance. Les lois, les institutions et tes mœurs générales de la nation n’étaient plus empreintes du même esprit. Le prince avait ouvert un horizon nouveau, mais les sujets indolents et routiniers se fermaient les yeux des deux mains. Quel que soit le mode de gouvernement qui régit un pays, si bon, si honorable, si juste que soit le mode, il aura toujours nui aux intérêts d’un ou de plusieurs partis, et en satisfaisant à de nobles ambitions, reculé des convoitises honteuses. Il y aura donc toujours des mécontenta qui feront des partis ; car les partis ne sont pas autre chose qui l’alliance de plusieurs mécontents autour d’un seul.

Quoiqu’il en soit, le bey sut encore, à force de persévérance et d’habilité, amener les révoltés à demander l’aman, c’est à-dire la paix (1861). Celle paix était le triomphe et le signe du génie.

Quels dieux répandent ces bienfaits ?  C’est un seul homme !… et le vulgaire. Méconnaît les biens qu’il a faits. Le peuple en son erreur grossière. Ferme les yeux à la lumière, il n’en peut supporter l’éclat. Ne recherchons point ses suffrages. Quand il souffre il s’en prend aux sages. Est-il heureux, il est ingrat.

Extrait du livre “La Tunisie : son passé, son avenir et la question financière”. Auteur: Henry Pontet de Fonvent – 1872

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