Les israélites de Tunis du XIIe au XIIIe siècle

  • 26 décembre 2018
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Haret lihoud Bab Suika Tunis Tunisie 1899
26 Déc

A l’époque où le rabbin Duran était venu à Alger, la communauté juive de Tunis était composée d’une partie sédentaire, faisant son commerce dans la ville même, et d’une autre partie dont les affaires étaient au dehors et qui quittaient la ville le dimanche pour n’y rentrer que le vendredi. Elle ne faisait qu’ébaucher une organisation du culte. Nous avons vu que les études religieuses étaient presque totalement abandonnées, et que rien ne rappelait les vastes lumières de la communauté de Kairouan, ni de celle de Kalaa Hamad, Les rabbins étaient devenus fort rares; à un moment même il n’y en avait pas du tout. Ainsi nous trouvons plusieurs lettres de Duran adressées à Tunis aux fidèles (ou aux notables) qui y habitent. La plupart des lettres qu’il adresse à Tunis, aussi bien que celles écrites par son fils Salomon, sont adressées à des rabbins orientaux ou algériens de passage à Tunis. C’est ainsi que nous trouvons un rabbin Hakkim, un rabbin Sasportès, que la communauté de Tunis lâchait de retenir auprès d’elle le plus longtemps possible, pour suppléer à l’absence totale des rabbins indigènes.

On sait que dans les pays musulmans, la justice a toujours été considérée comme faisant partie du culte, et administrée par les chefs religieux ; aussi les gouvernements ont-ils toujours laissé aux chefs des communautés israélites le soin de rendre la justice à leurs coreligionnaires. Cette justice se rendait, naturellement d’après les principes de la loi juive. C’étaient généralement les rabbins, là où il y en avait, qui étaient chargés de prononcer les jugements et de rendre les sentences. Or, les docteurs de la loi avaient disparu à Tunis. On y organisa un conseil de vieillards, qui menait comme il le pouvait les affaires de la communauté. Il se réunissait à la synagogue, et les plaideurs se présentaient devant lui et exposaient leur cause. C’était une sorte de tribunal arbitral, devant les décisions duquel tout le monde s’inclinait. Les anciens rendaient la justice selon leur conscience, d’après ce qu’ils croyaient juste et utile dans l’intérêt de la communauté naissante.

Mais le rendement de la justice n’était pas la fonction la plus importante du conseil des anciens. Son rôle principal était de s’occuper des intérêts généraux de la communauté ; c’est dans ce but qu’il prit certaines dispositions et établit des règles en vue de l’intérêt général, au sujet des mariages, des divorces, des décès, des successions, etc., ainsi qu’au sujet des revenus de la communauté, dont il confiait l’administration matérielle à une commission de sept membres choisis dans son sein et qu’on désignait sous la dénomination de sept notables de la ville (…).

Nous venons de voir que les études hébraïques étaient totalement négligées en Tunisie ; les connaissances bibliques étaient complètement oubliées ; celle du Talmud l’était encore davantage, Nous voyons, d’après les questions qu’elles posent aux rabbins d’Alger, à quel point les communautés, autrefois si florissantes, étaient dans l’ignorance des choses les plus élémentaires de la loi juive. On y ignorait jusqu’au formulaire du rituel, et on n’était pas au courent des changements qu’il fallait y faire à l’occasion des fêtes, On n’avait qu’une idée fort vague de l’importance relative des fêtes, des jeûnes, etc., ni de ce qu’il était permis ou prohibé de faire pendant les jours consacrés au repos. Ceux qui étaient chargés d’abattre les bestiaux étaient loin d’être familiers avec les lois de la …, et avaient besoin de s’adresser à l’étranger pour des cas excessivement simples et élémentaires, Ou ignorait même les chose qu’il était permis ou prohiba aux Israélites de manger.

Les rares rabbins qui se trouvaient, de temps à autre, de passage à Tunis, étaient assaillis de demandes litigieuses ou de questions sur des difficultés religieuses ou liturgiques ; les Israélites faisaient des efforts ou s’imposaient des sacrifices pour retenir parmi eux ces rabbins voyageurs. Pondant plusieurs siècles, nous ne trouvons pas trace d’un seul rabbin instruit originaire de Tunisie. Tout ceux dont il est fait mention dans les consultations de l’époque, et qui paraissent posséder quelques connaissances, sont originaires de l’Orient ou de l’Algérie.

C’est sans doute à cette absence presque absolue de chefs religieux qu’il faut attribuer la foi chancelante et les croyances peu sûres qu’on constate à cette époque chez les Israélites de Tunisie. Les bases en étaient si peu solides que dans des circonstances où ils étaient embarrassés, ils n’hésitaient pas, lorsqu’ils ignoraient les précédents ou les usages établis par la loi juive, à se conformer à la loi musulmane. Dans une demande faite par les notables de la ville, ils citent la loi musulmane, à l’appui de leur dire.

La situation que faisaient aux Israélites les musulmans maîtres de la ville était lamentable. Pour les mahométans, les Juifs étaient des êtres inférieurs, faits pour les servir. Aussi, ils les tuaient avec, une grande facilité. Les meurtres étaient tellement fréquents que les israélites eux-mêmes finissaient parue presque plus s’en émouvoir et par considérer presque avec indifférence ces assassinats occasionnés par le fanatisme et la haine. Ils étaient tellement exposés à être dépouillés que des dispositions spéciales ont dû être adoptées à ce sujet, afin de régler les responsabilités.

Ils ne trouvaient d’ailleurs aucune protection auprès du gouvernement local, qui les traitait au contraire avec beaucoup de dureté, et qui portait à leur commerce des entraves de plus d’une sorte. Non seulement il les obligeait à porter un costume spécial et distinctif[1], mais encore il les accablait d’impôts de tout genre et les rendait collectivement responsables des sommes dont chacun d’eux était imposé.

Voici les impôts auxquels étaient soumis les Israélites de Tunisie :

1° L’impôt collectif : — Le gouvernement exigeait de chaque communauté, en bloc, une somme dont l’importance variait chaque année suivant l’état du commerce du pays, disait-on, ou suivant les bénéfices présumés ; en réalité, suivant les besoins du trésor et le degré de pénurie des finances, et le goût plus ou moins dispendieux des gouvernant. Trois préposés (…), nommés par le conseil des vieillards pour un temps déterminé, généralement pour une année, étaient chargés d’en faire la répartition et la perception, et d’en effectuer le versement dans les caisses de l’Etat. A l’expiration de leur mandat, les préposés rendaient compte de leur gestion devant une assemblée composée de rabbins (…) et du conseil des vieillards[2].

2° L’impôt personnel ou de capitation : — Cet impôt, nous l’avons vu, a été établi, sous le nom de Kharadj, dès les premières années de la conquête musulmane, tous ceux des habitants du pays qui ne professaient pas la religion mahométane y étaient soumis. Il était payé individuellement et les agents du fisc, étaient chargés de le percevoir directement. Ils en opéraient la rentrée avec un attirait extraordinaire de punitions et de vexation. Personne n’était dispensé d’acquitter cet impôt ; riches ou pauvres, sains ou infirmes, tous devaient l’acquitter. Naturellement les riches s’ingénièrent pour venir à ce sujet en aide à leurs coreligionnaires indigents. C’est dans ce but surtout que l’administration de la communauté s’empara du monopole de la vente de la viande de boucherie, que l’on vendait avec majoration de prix et dont les bénéfices servaient à payer l’impôt du Kharadj des pauvres. Nous aurons à revenir sur cette importante institution du monopole de la boucherie, dont l’origine remonte, on le voit, au XIIe ou au XIIIe siècle.

3° La corvée, ou prestation en nature : —Tous les travaux d’utilité publique, tels que citernes, ponts, etc., les habillements, les chaussures et les tentes des armées, etc., etc., devaient être faits par les Israélites, à qui le gouvernement allouait quelquefois pour ces travaux un salaire dérisoire[3]. Lorsqu’on était obligé de s’adresser, pour la construction des palais, à des ouvriers spéciaux venus de l’étranger, les Israélites servaient d’hommes de peine. On les obligeait même de récurer et de laver les habitations des beys et des chefs, et d’en frotter les marbres à la pierre ponce. Le caïd des Israélites, fonctionnaire dont il sera question plus loin, était chargé de désigner les hommes de corvée et de les envoyer aux endroits indiqués. L’on s’imagine combien ce système était fécond en abus de toutes sortes.

En dehors de ces trois impôts, qui s’appliquaient à tous les Israélites sans exception, les industriels et les négociants étaient tenus de payer aux amin (chefs des corporations) une somme en rapport avec les bénéfices qu’ils réalisaient. Les négociants israélites payaient, pour leurs marchandises, importées ou exportées, des droits plus forts que ceux que l’on exigeait des Chrétiens[4]; les cafetiers, les restaurateurs, etc., étaient taxés ; les musiciens eux-mêmes étaient obligés de verser au fisc une partie de leur recette[5].

Le gouvernement central et les divers fonctionnaires de l’Etat accueillaient favorablement et encourageaient même les délateurs (…). Ceux-ci s’étaient tellement multipliés, grâce à ces encouragements, que des mesures ont été prises peur mettre un frein à ce qui devenait une industrie. II fut décidé de réciter contre eux une imprécation nouvelle, plus terrible que celle qui existait antérieurement et qu’on avait insérée dans les prières quotidiennes. On avait môme la précaution de réciter en arabe les passages les plus importants de celle imprécation, afin de les rendre compréhensibles à la partie de la population, peu versée dans la langue hébraïque, qui se livrait à la délation. L’imprécation avait été composée lors de l’arrivée du rabbin Duran à Alger, où elle était lue au temple par l’officiant. Lorsque le nombre des délateurs s’accrut à Tunis, les Israélites de cette ville s’adressèrent au fils de Duran, qui leur en envoya une copie.

Les conversions à l’islamisme étaient encouragées et favorisées non seulement par les chefs religieux et par les particuliers, mais encore par le gouvernement lui-même, qui établit des lois en faveur des Juifs convertis. D’après la teneur de ces lois, tout Juif devenu musulman héritait (le plus souvent à exclusion des autres), de la fortune de ses parents restés Juifs, tandis que les membres israélites de la famille d’un renégat n’avaient aucune part à son héritage.

Malgré toutes ces exactions et ces lois d’exception, le gouvernement ne pouvait pas s’empêcher d’avoir recours aux Israélites pour tous les emplois difficiles ou de confiance ; il les chargeait de préférence de la perception de ses impôts, de la gestion de ses finances et de l’administration de ses revenus.

Ils avaient également entre les mains tous les monopoles et toutes les fournitures de l’Etat. C’est ainsi que, depuis un temps immémorial, le receveur général de la Régence a été un Israélite. Le gouvernement vendait volontiers aux Juifs ses impôts, ses douanes, le droit exclusif de pêche dans les divers lacs du pays, ses fermages de poids public, de tannerie, d’extraction de cire, de vente de sel, de fabrication de divers objets. Toutes les fois qu’un monopole était créé dans la Régence, un Juif en devenait l’adjudicataire.

La population musulmane était d’ailleurs animée du même esprit que le gouvernement ; elle n’était pas tendre pour les Juifs, et loin de leur témoigner de la sympathie ou delà bienveillance, elle s’appliquait au contraire à leur montrer son mépris et à chercher toutes les occasions de leur manifester sa haine. Néanmoins elle était forcée de s’adresser à eux pour tout ce qui se rapportait aux transactions, au commerce, aux échanges de toute sorte.

A cette époque, leur commerce pareil déjà bien développé ; ils faisaient des affaires avec l’Espagne, la France, l’Italie, l’Egypte, l’Orient, et surtout avec l’Algérie, et faisaient déjà usage de la lettre de change pour faciliter leurs transactions.

Les principaux articles qui faisaient l’objet de leur commerce étaient la laine et les draps, les peaux et les cuirs, les blés, les orges, les huiles, la cire, l’indigo, la cochenille, la pourpre, les métaux précieux. Ils obtenaient, auprès des Arabes et des chrétiens, de la ville ou de l’étranger, des crédits d’une certaine importance. Ils exerçaient les métiers de tanneurs, de cordonniers, de tailleurs, de fabricants de bonnets rouges, surtout celui de bijoutiers et d’orfèvres, auxquels ils s’adonnaient volontiers, comme les métiers les plus riches et les plus lucratifs[6].

C’est surtout les questions immobilières qui donnent lieu au plus grand nombre de transactions et de procès. Les Israélites de Tunis avaient largement mis à profit l’autorisation qui venait de leur être accordée de s’établir dans un quartier de la ville et d’y devenir propriétaires fonciers. Chacun voulut avoir sa maison. Les uns bâtissaient, les autres achetaient des immeubles tout prêts. Ces genres d’affaires donnèrent lieu à d’innombrables questions sur les achats, ventes, mitoyennetés, héritages, partages, baux, etc., etc., dont nous trouvons les traces à chaque pas en parcourant les innombrables consultations (…) de l’époque. On voit que c’était, là la grande préoccupation des Israélites de Tunis.

Leurs affaires matérielles ne leur faisaient pas négliger toutefois les intérêts moraux de la communauté. Ils avaient adopté un certain nombre de dispositions dans le but de consolider l’union de la famille, de protéger les mineurs et les incapables, enfin de donner à leur société une organisation solide et fonctionnant régulièrement.

C’est dans ce but qu’on a établi, que tout contrat ; de mariage devait, pour être valable, obtenir la sanction du conseil des anciens ; que la femme conservait des droits sur sa dot et sur son apport dans la famille, afin qu’en cas de veuvage elle ne se trouvât pas exposée à être dépouillée par les héritiers directs ; et que des tuteurs étaient, d’office, constitués par le conseil des vieillards pour sauvegarder les intérêts des mineurs.

Le divorce existait chez eux, mais il était soumis à des restrictions sévères. Il n’était permis de divorcer que dans le cas de flagrant délit d’adultère ou de maladie incurable chez la femme constatée avant le mariage, et dont l’époux n’aurait pas été prévenu avant l’union. La polygamie, quoique permise, était très rare et n’était guère pratiquée que dans le cas de stérilité de la première femme.

C’est à cette époque reculée, dans le courant du XIIe ou du XIIIe siècle, que doit se placer l’établissement de trois institutions qui ont joué, à des litres divers, un bien grand rôle dans la société juive de Tunis, et qui forment, aujourd’hui encore, la base de l’organisation de la communauté de la capitale. Nous voulons parler de l’institution du caïdat, de la Hazzaka et du monopole de la vente de la viande de boucherie.

1° Institution du caïdat : —Le gouvernement tunisien a eu, de tout temps, recours à un Israélite pour gérer ses finances. Le receveur général du bey a toujours été, nous l’avons vu, un Israélite. Celui-ci était, en même temps, chargé de désigner les Juifs corvéables. Grâce à l’influence qu’il acquérait par l’exercice de ces fonctions multiples, le caïd (c’est le titre qu’il portait et qu’il porte encore) devenait l’intermédiaire naturel entre le souverain et les Israélites. Peu à peu il devint un fonctionnaire public, dont la mission consistait à représenter l’autorité locale auprès de la communauté, et d’être le mandataire de cette dernière auprès du gouvernement du bey. Il propose à l’Etat ou nomme directement les grands rabbins (Dayanim), les sept notables, les préposés aux diverses administrations, les notoires et scribes. Sa signature figure la première sur les documents publics, avant même celle du grand rabbin, et tout document public ou privé doit, pour être valable, porter la signature du caïd ou la mention qu’il a été dressé avec son autorisation. Rien ne peut se faire dans la communauté sans son consentement, il a droit de veto sur toutes les décisions des rabbins, des sept notables et des administrateurs de la communauté. On lui donne, devant la Torah, le litre de …, et il exerce la juridiction parmi les Israélites, à qui il peut infliger des amendes, la bastonnade ou prison. Les autorités de la ville sont tenues de prêter main forte; le chef de la police exécute ses sentences.

2° Institution de la Hazzakà : — A l’époque où les Israélites de Tunis furent autorisés, grâce à la puissante et bienveillante intervention de Sidi Mehrez, à s’établir dans le quartier de la Hara, et avant que chacun eût le temps de s’assurer, par des acquisitions immobilières, une habitation lui appartenant, il se produisit une telle demande de locaux, que les loyers augmentaient tous les jours, ce qui rendait la vie de tous plus difficile. En outre, il arrivait souvent qu’un individu s’efforçait, par des moyens divers, d’obtenir en location du propriétaire — musulman — la maison occupée par son prochain. Pour mettre fin à cette concurrence effrénée, et afin d’arrêter cette augmentation excessive des loyers, le conseil des anciens, les rabbins et les administrateurs de la communauté instituèrent le droit de Hazzakà (préemption) ou droit de premier occupant. Voici en quoi il consiste : Tout Israélite qui loue, le premier, un immeuble appartenant à un non israélite, acquiert sur cet immeuble un droit de préemption que tous ses coreligionnaires sont tenus de reconnaître et de respecter.

Les chefs de la communauté ont réglementé ce droit, en ont rédigé des titres le constituant, et il devint ainsi une espèce de rente ou de taxe dont les propriétés musulmanes étaient grevées. Ou éprouva, naturellement, le besoin de l’estimer, il fut primitivement fixé, pour la vente, a 30% de la valeur de la propriété ; de façon que si un Israélite achetait à un Arabe une maison frappée de Hazzakà, il était tenu soit de payer au propriétaire de cette taxe 30% de ce qu’il avait payé l’immeuble, soit de lui en servir la rente annuelle. Plus lard, d’autres rabbins modifièrent cette proportion, et la réglèrent même par rapport aux loyers et aux réparations.

la suite de cette réglementation, tout individu ayant loué le premier un immeuble à un non-israélite devenait ainsi, sans bourse délier, en partie propriétaire de l’immeuble. Si un autre Israélite louait un immeuble grevé de Hazzakà, il devait au propriétaire de ce droit un second loyer, dont la proportion a varié, selon les époques, de 30 à 50% du loyer principal. Le plus extraordinaire dans cette combinaison est que les musulmans propriétaires finirent par reconnaître le droit de Hazzakà et par s’y conformer. Bien plus, ils ont fait payer au propriétaire de ta Hazzakà, le tiers des dépenses de réparation ou d’entretien des immeubles ainsi grevés. Ce droit, comme d’ailleurs tous ceux qui ont été établis par les Israélites de l’époque, s’étend à toute la Tunisie, et s’applique même aux immeubles appartenant à l’Etat. Toutes ces considérations font supposer, avec assez de vraisemblance, que ce droit n’a été établi qu’avec le consentement de l’autorité locale[7].

Institution du monopole delà vente delà viande de boucherie : — Une des premières et des plus pressantes préoccupations des chefs de la communauté naissante a été de se créer des ressources en vue d’en alimenter le budget. Les besoins étaient grands, en effet. Non seulement il fallait bâtir et entretenir des temples, acheter des terrains pour en faire des cimetières, fournir aux indigents décédés linceul et sépulture, secourir les pauvres, les malades, les infirmes, entretenir les écoles dont on avait tant besoin et encourager les études religieuses si négligées jusque-là, secourir les voyageurs pauvres qui visitaient la ville et envoyer des subsides en Palestine, mais il fallait surtout faire face aux exigences du gouvernement, payer les impôts collectifs et l’impôt personnel ou Kharadj des pauvre. On s’est vite aperçu que les offrandes volontaires, spontanées ou sollicitées, ne pouvaient pas suffire à faite face à tant de besoins, et il fallut chercher autre chose.

On ne pouvait pas songer à frapper les Israélites d’un nouvel impôt ; d’abord les exigences de l’Etat étaient trop grandes et on ne pouvait pas les augmenter, ensuite si une imposition nouvelle était établie, l’Etat s’en serait emparé. Force fut donc aux chefs de la communauté d’avoir recours aux impôts indirects. La viande Cascher était, grâce à la Schehita, la matière sur laquelle ils avaient le plus facilement prise. C’est à cette substance qu’ils s’attachèrent. L’administration de la communauté s’adjugea donc le monopole, de la vente de la viande, dont elle fixa le prix selon ses besoins. En règle générale, la majoration était de 50% sur les prix fixés par les Amin aux bouchers arabes[8].

C’est au moyen des bénéfices ainsi réalisés que la communauté pouvait faire face à tous les services du culte, de la bienfaisance et de l’instruction, et satisfaire aux exigences chaque jour plus grandes des autorités locales. C’est du produit de la boucherie que la plus grande partie des dépenses de la communauté sont payées encore de nos jours[9].

Les études religieuses étaient à cette époque, nous l’avons vu, fort négligées à Tunis. On était contraint d’y retenir comme rabbins ceux qui y venaient de passage, principalement ceux qui arrivaient de Palestine pour recueillir, des offrandes en faveur des Israélites de la Terre Sainte. Nous avons déjà eu l’occasion de constater que tous les rabbins habitant Tunis, dont il est fait mention dans les ouvrages de l’époque, n’y sont que de passage, ou bien ce sont des étrangers qui se sont fixés à Tunis. Ceux originaires de Tunisie se font remarquer par leur ignorance dans la série des questions qu’ils posent aux rabbins d’Alger. Cette ignorance est si notoire que les rabbins de la famille Duran ne se gênent pas pour en parler, et qu’un rabbin étranger, de passage à Tunis, demanda si l’on ne devait pas défendre de rendre la justice à un Dayan notoirement ignorant.

Leur vie morale était fort correcte et le sentiment de famille très développé parmi eux. La prostitution était très rare, et les femmes de mauvaise vie étaient vouées au mépris public. Ils contractaient des alliances à l’étranger, surtout en Algérie, pays avec lequel ils étaient en rapports constants d’affaires.

Les livres étaient fort rares parmi eux ; ils mettaient en gage, comme objet précieux, un rituel de prières, et la vente ou l’engagement des livres donnaient lieu à des procès importants.

Extrait du livre: “Essai sur l’histoire des Israélites de Tunisie depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’établissement du protectorat de la France en Tunisie”. Auteur : David Cazès (1851-1913). Éditeur : A. Durlacher (Paris). Date d’édition : 1887


[1] Voir a, ce sujet Alph. Rousseau, Annales tunisienne, p. 347 ; voir aussi Léon Michel, Tunis, p. 104 et suiv. Le signe distinctif du costume des Juifs tunisiens consistait plutôt dans la couleur que dans la foi-mode l’habillement. Ainsi ils ne pouvaient porter de turbans verts ni blancs, les premiers destinés aux descendants du prophète, les seconds aux autres musulmans ; leurs souliers devaient être noir. Tandis que ceux des Arabes étaient généralement jaunes ou rouges, leurs burnous dévoient être bleus ou noirs, les couleurs claires et voyantes étant l’apanage des musulmans. Ces interdictions durèrent jusqu’à la proclamation de 1a constitution de 1857, Il sera question plus loin du curieux incident dit l’Affaire du chapeau, qui a failli occasionner l’intervention armée de l’Angleterre dans le pays.

[2] Voir …, 2ème vol., dem. 33, p. 76 b. On voit par ce qui précède que l’absurde prétention des administrateurs de la communauté de ne pas rendre compte de leur gestion est d’invention moderne.

[3] Certains auteurs croient que des esclaves chrétiens étaient quelquefois adjoints aux Israélites pour la confection de quelques-uns de ces travaux.

[4] Voir …, lettre …, dem. 85, p. 180 b. Cette différence de droits (qui était de 3% ad valorem pour les Chrétiens et de 10% pour les Juifs) a été réduite à 8% au commencement de ce siècle, à la suite des démarches du consul de Toscane, et supprimée totalement lors de l’avènement au trône de Mohammed Bey, en 1855.

[5] Ces divers droits existent encore de nos jours. Les musiciens ont encore un chef (ou caïd) spécial, chargé de percevoir la part du fisc sur la recette de chaque séance et d’en faire le versement dans la caisse du receveur général de la Régence.

[6] Voir …, dem. 105, p. 20 b. … 2° vol., dem. 17, p. 62 6. On sait que l’industrie de la fabrication des bonnets rouges, aujourd’hui exercée exclusivement par les musulmans, est une industrie importée d’Espagne. On n’y emploie que la laine provenant des moutons dits mérinos. Tous les outils en usage dans cette industrie portent encore aujourd’hui des noms espagnols, les diverses opérations auxquelles elle donne lieu sont, actuellement, désignées sous des dénominations espagnoles.

[7] Le même système a été adopté dans la ville de Tétuan (Maroc), lorsque les Israélites ont dû changer de quartier vers la fin du siècle dernier. — On n’est pas bien d’accord sur l’origine première de la Hazzakà ; les uns en attribuent la création à un pape, qui l’aurait fait établir dans le Ghetto de Rome; d’autres en placent l’origine en Palestine; d’autres enfin croient que c’est en Tunisie que ce droit a été établi pour la première fois, et que partout où on l’a trouva il y a été importé de Tunisie.

[8] La communauté Israélite obtint-elle l’autorisation de l’Etat pour s’emparer de ce monopole ? II ne nous a été conservé aucun document de l’époque qui l’affirme d’une façon positive. II est toutefois une circonstance qui permet de le supposer : c’est que les Amin qui, pour toutes tes autres denrées, fixaient les prix aussi bien pour les Israélites que pour les autres habitants de la ville, n’exerçaient pas leur autorité sur les bouchers israélites, tandis que les bouchers musulmans y étaient soumis. Nous verrons plus tard qu’à deux reprises différentes, en 1876 et en 1878, le gouvernement du bey a reconnu ce monopole.

[9] Voir …, lettre …, dem,112, p. 103a. Voici quelques passages de cette curieuse …, sur laquelle nous aurons d’ailleurs à revenir.

Tunisie: établissement des israélites dans les villes

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