Tunisie: Les israélites pendant la conquête musulmane

  • 26 décembre 2018
  • 0
  • 169 Views
26 Déc

Lors de la première invasion des Arabes sous la conduite d’Okba, et lors de la fondation de Kaïrouan (en 665), un certain nombre d’Israélites de l’Arabie, de l’Egypte et de la Cyrénaïque, suivirent les hordes envahissantes, et s’établirent dans la nouvelle cité et dans les villes conquises à la domination musulmane[1]. C’est donc de J’époque même de la fondation de la ville que datent les premiers fondements de la communauté juive de Kaïrouan, qui fut si florissante à l’époque des Ghéonim (גאונים).

Ces nouveaux émigrants servaient de trait d’union entre leurs coreligionnaires, qu’ils avaient trouvés dans le pays, et les nouveaux conquérants. Les Israélites voyaient sans doute dans les sectateurs de Mahomet des amis venus, comme eux, de l’Orient ; parlant une langue presque identique à la leur; proclamant comme eux l’idée d’un Dieu unique; dont les temples, dépourvus d’images et de symboles, contrastaient singulièrement avec les églises des anciens maîtres du pays. Il n’est donc pas étonnant qu’un grand nombre d’entre eux se soient attachés aux nouveaux arrivants. Les anciens maîtres du pays gardèrent aux Israélites rancune de cette sympathie pour les envahisseurs, et la leur firent payer bien cher[2].

Un nouveau flot d’émigration vint, à la fin du septième siècle, augmenter le nombre des Juifs de l’Afrique du nord, surtout ceux de Kaïrouan. Les historiens arabes racontent que le calife Abdel Malek ben Marouan demanda à son frère Abd Aziz, gouverneur de l’Egypte, d’envoyer à Kaïrouan 1,000 familles coptes ou juives. Cette émigration se fit sous la conduite du même Hassen ben Naaman qui combattit el vainquit Kahina à Thysdrus, et qui fit la conquête de Carthage[3].

C’est ce même Hassen qui établit eu Tunisie, en 701, l’impôt dû par les étrangers, désigné sous le nom de Kharaj, et qui était payé par tous les non musulmans indistinctement. Cet impôt, dont furent dispensés les chrétiens à des époques diverses, à la suite de négociations avec les Puissances, « toujours été payé par les Juifs, jusqu’au jour de l’avènement au trône du Bey Mohammed, successeur d’Ahmed-hey, en 1855[4].

Le gouvernement du Maghreb fut, dans la suite, confié à Ahou-Djafar, descendant de la famille des Abbassides. Les Israélites, plus encore que les Maures et les Berbères, ont eu à se plaindre des concussions de ce gouverneur, mais ils ne paraissent avoir pris aucune part au complot ourdi contre lui à l’instigation de Mohammed ben Abou Taleb. Malgré la guerre prolongée entre Djafar et Mohammed, et entre le fils du premier, Mahdi, et le plus jeune frère du second, Imam Edris[5].

Les Israélites restèrent fidèles à leur chef et combattirent, sous ses ordres, contre son adversaire.

Imam Kdris essaya de détacher les Israélites de la cause de son ennemi Mahdi, il délégua, dans ce but, auprès d’eux des messagers ayant mission de les attirer dans son parti. Mais ces démarches n’ayant pas abouti, il eut recours à la ruse, tactique assez fréquente chez les Arabes. Il soudoya quelques Grecs qui calomnièrent les Juifs auprès de Mahdi, les accusant d’infidélité à leur chef Imam Edris espérait que la sévérité des châtiments infligés par Mahdi détacherait de sa cause les Israélites, qu’il gagnerait ainsi facilement. Mais les Juifs restèrent fidèles au fils de Djafar, malgré les tortures que ce dernier leur avait fait subir, et malgré les châtiments que leur infligea Mahdi lui-même, à la suite des calomnies et sous les instigations perfides des émissaires grecs d’Imam Edris. Ils supportèrent même avec courage, et résignation les injures d’un chef subalterne, nommé Abondafia, dont ils s’étaient fait m ennemi[6].

Ils n’avaient nullement d’ailleurs à espérer, de la part d’Imam Edris, une amélioration, de leur sort ; ils savaient très bien ce qui les attendait, d’un côté comme de l’autre. Il s’est produit, à la suite d’une de ces batailles entre Mahdi et Imam Edris, un fait qu’il est intéressant de signaler, non seulement parce qu’il nous fait connaître la manière dont les Israélites étaient traités par les conquérants, mais aussi parce qu’il donne la preuve évidente que, sans connaître le Talmud, leurs chefs en possédaient l’esprit tout casuistique.

A un moment où les hasards du combat avaient donné la victoire à Imam Kdris, celui-ci exigea des Israélites de mettre à sa disposition dix de leurs femmes, dont la réputation de beauté était générale. Les dix femmes furent choisies par la voie du sort parmi les plus belles Juives de la tribu. Imam Kdris les garda quelque temps dans son harem, puis les renvoya dans leurs familles.

Il s’éleva alors à leur sujet une discussion parmi les plus notables de la tribu, dont tes uns soutenaient que ces femmes devaient être considérées comme violentées (התעללו) et, comme telles, permises pour leurs maris, et dont les autres prétendaient, au contraire, que le choix par le sort écartait toute idée de violence, puisque le tyran n’avait pas désigné ces fémurs par leurs noms, ce qui serait indispensable pour les faire bénéficier de la situation de התעללו. Ce sont ct>s derniers qui ont eu gain de cause[7].

La fidélité des Juifs à la cause de Mahdi ne fut cependant pas générale ; ceux du Fezzan et de la Mauritanie orientale (Tunisie), lassés par les cruautés de ce chef-barbare, ne tardèrent pas à l’abandonner et à se jeter dans les bras d’Imam Edris. Il se réunirent en armés sous la conduite de leur chef Benjamin, fils de Josué, fils d’Eliézer, dans la vallée de Tassut (aujourd’hui Testour, à environ 30 km au S.-O. de Tunis, et que traverse l’ancienne route romaine allant de Carthage à Hippone), et là ils réalisèrent leur jonction avec l’armée d’Imam Edris et se battirent sous ses ordres contre celle de leur ancien chef Mahdi.

Le choc fut terrible entre les deux armées, et le combat long et pénible. Les troupes de Mahdi fuyaient vers l’ouest, et finirent par se réfugier à Milianah (Algérie), L’armée d’Imam Kdris, qui les poursuivait, entreprit le siège de cette ville. Mahdi, reconnaissant aux premiers rangs des belligérants les tribus juives naguère sous ses ordres, employa, pour se sauver, un stratagème souvent mis on pratique, et toujours avec succès. Il fit mettre en avant, sur les murailles de la ville assiégée, d’autres Israélites, parmi ceux qui lui étaient restés fidèles, dans l’espoir que ceux-ci seraient épargnés par leurs frères, C’est à la réussite de ce stratagème que Milianah dut son salut[8].

Est-ce pour punir les Juifs de celte action qu’Imam Edris, à partir de ce moment, redoubla de cruauté envers eux, ou bien faut-il attribuer celle recrudescence de sévices à la défaite de ce prince, ou bien encore à son caractère ? Toujours est-il que les Juifs n’ont pas eu à se louer de leur nouveau chef, qui ne respectait ni leurs biens ni leurs familles. C’est ainsi qu’à un moment il viola la femme du chef d’une des tribus israélites nommé Obeïd-Allah (Obadia). A la suite, de cet acte, toute cette tribu l’abandonna el retourna sur ses pas vers l’est[9].

Cependant la guerre recommença el la victoire resta à Imam Edris Maïs au lieu de se montrer clément pour les Israélites, à qui il devait une bonne partie de ses succès, il devint, vis-à-vis d’eux, d’une cruauté extraordinaire, et leur imposa des conditions très dures. Il voulut surtout les forcer à embrasser l’islamisme el à assister, dans les mosquées, aux prières foi tes au nom du prophète Mahomet. Les Juifs, qui s’étaient soumis à toutes les exigences du vainqueur, se révoltèrent dès qu’on voulut porter atteinte à leur religion, et refusèrent à Edris l’obéissance, dont ils lui avaient prodigué tant de preuves. La révolte devînt générale, el la guerre éclata, acharnée el terrible, avec des péripéties de défaites cl de victoires pour les Juifs et les musulmans. Ces derniers, mieux préparés, plus aguerris et plus nombreux, finirent par remporter une victoire éclatante sur les Juifs, dont la conversion à l’islamisme fut ordonnée. Mais sur ces entrefaites, Imam Kdris fut assassiné par les ordres d’Haroun El-Rachid (783), et sa semence contre les Juifs ne fut pas exécutée. Les Israélites virent, dans cette mort violente d’Edris, une punition céleste, dirigée contre celui qui voulait porter atteinte à leur religion.

Un historien arabe généralement exact, El Kaïrouani, dit que le calife Haroun-el-Rachid envoya à son lieutenant Ibrahim lien Aghlab, gouverneur de Kaïrouan, l’ordre de faire empoisonner Imam Edris, et que cet ordre fut mis à exécution par un nommé Salomon Schemma, médecin d’Aghlab. La famille Schemma a fourni, en effet, à la Tunisie une pléiade de savants et d’écrivains célèbres, et le même El Kaïrouani cite à plusieurs reprises un historien nommé Ben Esch-Schemma[10].

Malgré cette défaite, les Israélites continuaient à avoir dans le pays une certaine influence, et les autres habitants continuaient à les estimer. La ville de-Bizerte garda longtemps ses gouverneurs Juifs, et leur administration était si sage et si habile que les habitants s’en montraient très fiers[11].

A partir du jour de cette défaite, les Juifs renoncèrent à jouer dans le pays un rôle politique. Plusieurs tribus embrassèrent l’islamisme et se mêlèrent au reste de la population, il n’est pas impossible qu’il y en eût parmi elles qui, tout en embrassant publiquement l’islamisme, continuèrent, pendant longtemps encore, à exercer en secret la religion mosaïque[12]. D’autres, fuyant la persécution, se sont décidées à quitter le pays et à émigrer vers le sud ; un grand nombre enfin se décidèrent à s’établir dans les villes et à y exercer le commerce, notamment à Kaïrouan et à Kalaa. Lorsque plus tard, en l’an 911 J-C., El Mehdi fonda la ville de Mehdia[13] et El Mansour celle de Mansoura, près de Kaïrouan[14], les Juifs ne lardèrent pas à s’y établir également.

Extrait du livre: “Essai sur l’histoire des Israélites de Tunisie depuis les temps les plus reculés jusqu’à l’établissement du protectorat de la France en Tunisie”. Auteur : David Cazès (1851-1913). Éditeur : A. Durlacher (Paris). Date d’édition : 1887


[1] Journal l’Arabie (collection de l’Univers pittoresque).

[2] Plusieurs auteurs, et parmi eux Ibn Khaldoun et son commentateur Mercier, prétendent que l’héroïne berbère Kahina, qui tint pendant onze ans (de 697 à 708) si vaillamment tête aux envahisseurs musulmans conduits par Hassan Ibn Naaman, et dont la défense, à Thysdrus EI Dem), est restée célèbre, était Juive ou d’origine juive. Ibn Khaldoun prétend d’ailleurs, nous l’avons vu, qu’une grande partie des peuplades Berbères, les Zennètes ou Iznaten, étaient d’origine juive, venus dans le pays à la suite du Pharaon Tabraka (ou Nechao), en 712 avant J.-C. Le nom de Kahina, qui rappelle bien celui de … ou …, est fait pour donner à celte assertion un air de vraisemblance.

Mats si Kahina et sa tribu étaient d’origine juive, cette communauté d’origine ne lui a pas fait épargner les Israélites du pays, car il existe en Algérie et en Tunisie une tradition vague et fort ancienne, conservés dans une vieille complainte en langue arabe, et dont quelques couplets m’ont été communiqués par un Israélite des plus érudits de Constantine. La chanson fait mention des cruautés exercées sur les Israélites par Kahina et les siens. — Voici, vers par vers, une traduction des deux strophes et du refrain, les seules part us de cette complainte qu’il m’ait été possible de me procurer :

O fils de Yeschouroun N’oubliez pas vos persécuteurs ? tes Chaldéens, César, et Adrien, et Kahiya Cette maudite femme, plus cruelle que tous les autres réunis.

Elle, donnait nos vierges à ses guerriers ; Elle se lavait les pieds dans le sang de nos enfants ; Dieu l’avait créée pour nous faire expier nos péchés.

Mais Dieu hait ceux qui font souffrir son peuple. Et le refrain : Rends-moi mes enfants Pour qu’ils me pleurent (à ma mort). — Je les ai laissés. Entre les mains de Kahiya.

[3] L’historien El Kaïrouani, qui rapporte ce fait, le donne sur la foi d’un autre historien arabe plus ancien que lui, El Bakri.

[4] Kl Kaïrouani, loc. cit. Voir également Sédillot, Histoire des Arabes (collection Duruy).

[5] On sait que les noms de Mahadi (qui a donné naissance à la famille des Almohades) et d’Imam Edris (d’où sont issus les Edrissites) sont très célèbres parmi les Arabes, et que les historiens donnent souvent ces noms à un descendant de ces familles qui s’est distingué par une action d’éclat. De cette habitude peut naître une certaine conclusion contre laquelle il faut se mettre en garde. L’Imam Kdris dont il est question dans ce passage est Edris I, chassé de l’Arabie à la suite d’une tentative de révolte, qui régna a Oualili (ancienne Volubilis) et A Tlemcen (788-791), et qui mourut empoisonné par un émissaire du calife de Bagdad, Haroun el Rachid.

[6] Marcus Fischer, loc. cit. passim. Il n’est pas impossible que les Israélites du Maghreb aient eu connaissance de la conduite cruelle d’Imam Edris A l’égard de leurs frères d’Arabie, et que le souvenir do celte cruauté ait contribué à les maintenir dans la fidélité sous tes ordres de Mahdi.

[7] Marcus Fischer, loc cit., p. 17 et suiv.

[8] Marcus Fischer, foc. cit., p. 26.

[9] La tradition veut que tes Israélites de l’Ile de Djerba soient, en partie, les descendants de cette tribu, qui s’y serait réfugiée en quittant l’armée d’Imam Edris. Le nom d’Obeïd Allah (ou Abdallah, ou Obadia) est 1res fréquent, même de nos jours, parmi les Israélites de cette Ile. C’est d’ailleurs de Djerba que se déclarent originaires Ici fa nulles israélites les plus anciennes de Tunis. C’est encore â Djerba que l’on trouve le plus fréquemment des noms de famille israélites, dont l’origine n’est ni hébreu, ni arabe.

[10] Et Kaïrouani, loc. cit. p. 170 et passim. Il n’est pas impossible que la famille Schemama, l’une des plus anciennes et des plus répandues en Tunisie, descendre des anciens Esch-Schemma.

[11] El Kaïrouani, loc. cit. p. 42. Voici d’ailleurs le passage de l’histoire d’El Kaïrouani qui est assez curieux, et qui mérite d’être cité. On y verra que, dès cette époque reculée, on employait contre les Juifs un système qui a été, de nos jours, mis en pratique par certaines puissances de l’est de l’Europe, qui n’en ont même pas le mérite de l’invention. « J’ai entendu dire que les Juifs avaient jadis commandé à Bizerte. Plus tard, lorsque cette ville a été réduite sous le joug, les habitants des environs, pour la punir de l’insolence qu’elle avait montrée au temps de sa prospérité, choisirent le samedi pour jour de marché, afin que les citadins ne puissent pas y faire leurs approvisionnements ».

[12] On m’a assuré que, jusqu’en ces derniers temps, les habitants musulmans de Hammamet, ville dont le séjour était défendu aux Juifs jusqu’en 1881, avaient l’habitude de fermer leurs boutiques le samedi, et que toutes les femmes, le vendredi après-midi, lavaient et blanchissaient leurs maisons et le dehors de leurs portes.

[13] La ville de Mendia fut bâtie en l’an 300 de l’Hégire, sur l’emplacement de l’ancienne Zella, par l’émir El Mehdi, qui lui donna son nom. En faubourg de Mehdia, connu de nos jours sous le nom de Zouila, rappelle encore le nom de l’ancienne cité phénicienne Jemma (ג’מה) dont les Romains firent Zella, La petite communauté juive de Mehdia y resta jusqu’à la prise de cette ville par les Espagnols, en 1530. A cette époque, les Juifs de Mehdia se réfugièrent à Moknine, où ils sont encore de nos jours. (Voir El Kaïrouani, p. 95.).

[14] La ville de Mansoura fut fondée, dans le voisinage de Kaïrouan, par le calife Kl Mansour, en l’an 338 de l’Hégire. (Voir, à ce sujet, El Kaïrouani, p. 106.).

Introduction du livre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.