Ce que la Tunisie demande à la France: l’opinion tunisienne en 1921

  • 31 décembre 2018
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Tunisie la Martyre
31 Déc

Le phénomène le plus considérable par quoi la période d’après-guerre ait été marquée en Tunisie est assurément la création et le développement d’une opinion publique indigène qui a fini par se cristalliser en une formule politique simple d’apparence, en réalité assez complexe : la constitution. La constitution ! Le mot est dans la presse arabe ; il revient quotidiennement sous la plume des journalistes tunisiens. La chose est dans les esprits. Elle est le fond de toutes les préoccupations indigènes. Elle sert de base aux discussions souvent très âpres qui se déroulent dans les différents cercles de la Régence. Elle est le pôle vers lequel convergent tous les plans de réforme, tous les programmes de revendications. Elle est le flambeau qui allume les espoirs, éclaire l’avenir. Et la chose et le mot, sans que l’on se soit encore bien entendu sur leur valeur propre et les réalités futures qu’ils renferment, sont dans tous les cas, à l’heure actuelle, les ferments certains d’une agitation à la fois intellectuelle, et morale dans l’esprit de tous les Tunisiens.

Ce bouillonnement s’est manifesté de la manière la plus évidente, et la plus loyale, par l’envoi à Paris, de délégations successives chargées d’intéresser la Presse, le Parlement, le Gouvernement français à la refonte de l’administration du Protectorat. Tel est le fait. En présence de ces manifestations nombre de nos compatriotes se sont effrayés. Ils ont réagi en attaquant avec violence le parti jeune tunisien, en dénonçant le caractère gallophobe du mouvement constitutionnaliste, et ont provoqué le Gouvernement du Protectorat à prendre des mesures répressives contre les tendances affirmées par ce mouvement et contre leurs auteurs[1]. La plupart des Français de la Régence se désintéressent du problème, estimant sans doute que le Protectorat durera bien aussi longtemps qu’eux. Et il est remarquable, sans que cela puisse nous étonner, que la question tunisienne soit à certains égards beaucoup plus étudiée et plus sérieusement traitée dans les environs des grands boulevards parisiens que dans les cénacles philosophiques ou littéraires et surtout dans les salles de café de notre colonie française.

C’est à la fois pour lutter contre cette coupable indifférence des uns, et contre la dangereuse interprétation des autres qu’il me semble utile, sans parti pris, n’ayant pas de situation acquise à défendre, mais ne voulant négliger aucun problème humain, surtout quand ce problème nous tient de près, de démêler pour le grand public ce que paraît avoir de complexe, de contradictoire, d’inquiétant la solution du problème tunisien.

Et si les Français de la Régence estiment qu’une question de droit, de justice n’est pas de nature à les passionner, s’ils prétendent continuer à ignorer l’âme tunisienne, ses besoins, ses aspirations pour s’isoler splendidement dans leur situation prépondérante de coloniaux conquérants et se contenter de réclamer pour eux-mêmes de nouveaux droits et de plus amples libertés, qu’ils nous permettent de leur dire qu’ils se livrent là au calcul le plus maladroit.

Ils peuvent bourrer d’ouate leur conscience pour ne pas entendre le cri d’appel des indigènes ; ils peuvent faire table rase de tous les principes sociaux qu’ils ont appris de leurs maîtres, les fondateurs de la République ; ils peuvent vouloir rester égoïstement entre eux, entre Français.

Au nom même de leur égoïsme ils se doivent de prêter un esprit attentif à l’agitation qui se produit autour d’eux. Non pas qu’elle les menace directement, immédiatement dans leurs privilèges et leur prépondérance égoïste. Mais parce qu’il n’y a pas pour eux d’autres moyens d’améliorer leur propre sort.

La France, et ceux qui, en France, dirigent l’opinion, restent fidèles, du moins officiellement, aux vieux principes de notre démocratie. Ils n’ont pas ressuscité, comme tant de coloniaux le font, la stupide distinction des races supérieures et des races inférieures.

Aux yeux des Français de France, ce ne sont pas les coloniaux qui sont intéressants, ce sont les indigènes. Et lorsqu’il s’agit de pratiquer des réformes, les Français de France se préoccupent de faire ces réformes en faveur des indigènes. Ne risquent-ils pas alors de les réaliser contre les coloniaux ?

Ce sera contre nous si ce n’est avec nous.

La plus simple prudence exige donc de notre part un effort pour sortir de notre tour d’ivoire et pour nous entendre avec les indigènes sur les revendications à présenter à Paris, sur la modalité des réformes que réclame notre intérêt commun. Au seuil de cette étude il faut insister sur ce point, enfoncer cette vérité comme un coin dans la tête de nos compatriotes de Tunisie : les intérêts des Français de la Régence et ceux des Tunisiens sont solidaires. Ce que nous réclamons pour nous, réclamons-le en même temps pour eux. En dehors de cette union de vues il n’y a ni pour eux ni pour nous, encore moins pour nous que pour eux, aucune chance de succès.

Certains regretteront de me voir recourir à un langage pareillement utilitaire qui risque de jeter un certain discrédit sur une politique que seuls devraient commander le soin de l’amitié et le souci de la justice. Ne nous attardons pas à ces regrets. Prenons le monde comme il est. L’essentiel aujourd’hui est d’agir.

[1] Il suffit de se reporter aux collections de la Tunisie française, journal quotidien de Tunis et du Colon français, journal hebdomadaire du parti agrarien, pour constater l’appel fréquent à la répression formulé contre ce que ces deux organes dénoncent comme : « le péril Jeune-Tunisien ».

Préfaces de Marius Moutet, député du Rhône, et d’Ahmed Essafi, avocat au barreau de Tunis, secrétaire général du parti libéral constitutionnel

Auteur : Duran-Angliviel, André
Date d’édition : 1921

Salah Farhat Ahmed Safi
Ahmad Al-Safi (assis au centre) avec Saleh Farhat (assis à gauche), Ahmed Tawfiq Al-Madani (debout) et Tayeb Al-Jamil (assis à droite) à Paris en 1924.

LES ORIGINES DU MOUVEMENT TUNISIEN

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