Conclusion de Marc Fournel et ses recommandations pour la conquête de la Tunisie

  • 15 octobre 2020
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sortie du Palais de la Tunisie, Albert Sarraut et Lucien Dior en 1922
15 Oct

Parler de l’Afrique septentrionale à la fin du XIXe siècle sans parler de Mgr Lavigerie, serait montrer qu’on ne connaît pas la question. L’archevêque de Carthage et d’Alger est un homme d’une telle valeur, qu’il a su s’attirer non-seulement la vénération des catholiques, non-seulement le profond respect des musulmans, mais la considération des républicains français et des colons algériens. Ce que nous avons dit au sujet de ces derniers nous permet de présenter ce résultat comme absolument remarquable.

Se considérant comme le représentant du christianisme dans l’Afrique septentrionale, le cardinal Lavigerie a étudié les conditions de la lutte engagée, et avec sa haute intelligence et aussi avec les renseignements précis et complets que pouvaient lui donner les missionnaires, il a promptement compris que, comme nous le disions plus haut, il n’y avait que deux moyens pour la France chrétienne de se maintenir en Afrique, c’était le refoulement des musulmans ou l’assimilation des populations.

Seulement, sachant très bien que l’assimilation était chose difficile, sinon impossible dans les territoires colonisés où la comparaison qu’ils pouvaient faire d’eux-mêmes avec les européens, n’engagerait guère les indigènes à se convertir, l’éminent prélat a voulu tenter l’assimilation des peuplades de l’intérieur, de ces noirs parmi lesquels les musulmans font depuis cinquante ans une propagande religieuse à outrance, propagande qui, nous devons le reconnaître, leur a donné jusqu’à présent des résultats vraiment extraordinaires.

l’archevêque de Carthage le cardinal Lavegerie
l’archevêque de Carthage le cardinal Lavegerie

Pour arriver à son but, le cardinal Lavigerie a pensé qu’il fallait combiner la prédication, c’est-à-dire la propagande par la parole et par l’exemple des préceptes do l’Evangile avec la propagande pour ainsi dire matérielle, c’est-à-dire la diffusion des bienfaits de la morale et de la science pratique dirigée par l’esprit chrétien.

Les Pères-Blancs

Les Pères Blancs, ainsi nommés à cause de la couleur de leur costume, couleur qui n’a point d’ailleurs été choisie sans dessein, sont des missionnaires qui se consacrent particulièrement à l’apostolat dans l’intérieur de l’Afrique.

Leur centre est à Saint-Louis-des-Français, auprès du tombeau du roi de France qui succomba devant Tunis. Une grande construction élevée au milieu de ce qui reste des ruines des cités qui recouvrent le sol où fut Carthage, s’élève en face de la mer et à une faible distance de La Marsa, où est installé le cardinal Lavigerie.

Dans cette retraite, les Pères prient et étudient. Quand ils se sentent assez fortifiés par la prière et quand ils sont suffisamment instruits des divers idiomes, suffisamment au courant des mœurs et des coutumes des peuples qu’ils doivent visiter, ils partent le bâton à la main comme les derviches musulmans et vont prêcher la parole du Christ, bien loin, dans le sud, au milieu de ces peuples aux noms barbares, aux mœurs plus barbares encore, et qu’ils connaissent déjà aussi bien, souvent mieux, que les explorateurs officiels envoyés par les gouvernements européens.

Leur mission est périlleuse, car ils n’ont pas à lutter seulement avec les difficultés matérielles. Les dangers du désert, les privations, les maladies, les bêtes féroces ne sont rien à côté de la haine que les musulmans et particulièrement les Snoussya portent à eux et à leur œuvre.

Actuellement le danger pour eux est bien moindre de circuler parmi les Niams-Niams ou les Momboutton, que l’on assure pourtant être anthropophages, que de traverser -oette partie de l’Afrique qui sépare les plateaux intérieurs de la côte.

C’est que les Snoussya qui sont les chefs indiscutés de l’Islam en Afrique savent bien que les Pères Blancs sont plus dangereux pour eux que le gouvernement français qui les surveille en Algérie et en Tunisie, que le gouvernement anglais qui les traque en Egypte, et que le gouvernement italien qui convoite les ports do la Tripolitaine.

Ils savent parfaitement que ces hommes vêtus de blanc et coiffés de la checchia tunisienne leur enlèvent plus d’adhérents que la force parmi les populations qui ne sont pas encore soumises à leur empire.

Pour les peuplades africaines adonnées à l’islamisme, il n’y a pour ainsi dire pas de conversions à espérer. Ce n’est que sur les idolâtres que l’influence chrétienne peut sérieusement espérer réussir. Aussi, depuis quelques années, les Snoussya font-ils tout ce qu’ils peuvent pour entraver l’oeuvre des Pères Blancs. Ils ont excité contre eux les Touaregs Haggar qui ont tué les Pères, assassinés près de R’adamès. On connaît les meurtriers, on sait dans quelle partie du désert ils se sont réfugiés ; on pourra quelque jour aller les prendre et les punir ; mais qui ne pourra jamais prouver que ces misérables coupeurs de routes n’étaient que les instruments d’une haine religieuse ? C’est ce qu’aucun tribunal régulier ne saurait établir, et cependant, soit à Tripoli, soit à Benghasi, on ne saurait douter que la main des Snoussya ne fût dans cet attentat comme dans celui dirigé contre le colonel Flatters et ses compagnons.

Les Snoussya veulent garder l’Afrique à l’Islam et ils en défendront l’accès par tous les moyens en leur pouvoir. En luttant contre leur influence, le cardinal Lavigerie ne fait pas seulement oeuvre chrétienne, il agit encore en digne et bon Français.

Mais, comme nous l’avons dit, l’archevêque de Carthage et d’Alger ne compte pas seulement sur ses saints missionnaires pour aller porter au loin les bienfaits du christianisme et de la civilisation. Il a entrepris une oeuvre qui donnera certainement des résultats.

Les Touaregs et leurs incursions

Le commerce des esclaves s’exerce, comme chacun sait, dans tout l’intérieur de l’Afrique. Les Touaregs du nord sont depuis nombre d’années les pourvoyeurs des marchés du Maroc et de la Tripolitaine. De là, les cargaisons humaines passent en Egypte, en Asie Mineure et en Arabie.

Ces Touaregs sont des hommes d’une audace incroyable. Ils ne se contentent pas d’écumer le désert au sud de l’Algérie et de la Tunisie ; ils poussent encore des pointes dans l’intérieur, à des distances qu’on a peine à se figurer.

Ainsi, non seulement ils vont jusqu’à Tombouctou, mais encore bien plus loin dans le sudouest et jusque dans le pays des Bambaras.

Nous pouvons certifier ce fait qui paraîtra peu croyable, ayant vu à la Marsa un jeune esclave aoir, récemment racheté par les Pères et qu’à son langage on avait reconnu comme ayant été captivé à plus de 500 kilomètres au sud de Tombouctou.

C’est monté sur leurs infatigables hedjins dromadaires), que les Touaregs font ces incursions. Quand ils arrivent aux environs d’un village nègre, ils se cachent jusqu’à la nuit, puis, entourant les habitations, ils les envahissent de tous côtés, tuent ce qui résiste, pillent les cabanes, attachent les femmes, les enfants et les hommes qui se rendent, puis mettant le feu aux misérables huttes de leurs victimes, ils repartent ensuite, cherchant à recommencer un peu plus loin, jusqu’à ce qu’ils aient ainsi récolté une caravane assez considérable pour pouvoir la ramener avec profit jusqu’aux marchés d’esclaves.

Les malheureux captifs sont obligés de faire la route à pied ; leurs conducteurs les nourrissent cependant, car tout prisonnier qui meurt est une perte pour eux ; ils n’en arrivent pas moins décimés, et les routes que suivent les pillards peuvent se reconnaître aux ossements humains qui en marquent la trace.

Chose curieuse, une fois achetés par les musulmans, si ces esclaves si brutalement arrachés à leur pays, embrassent la religion du Prophète, ils sont aussitôt traités avec douceur, souvent même avec affection, ils finissent par faire presque partie, de la famille. Certainement le sort des esclaves des musulmans n’a jamais pu être comparé à celui des malheureux nègres qui travaillaient sous le fouet des planteurs, aux EtatsUnis, aux Antilles et au Brésil.

Les Orphelins

Mais laissons ce sujet qui nous entraînerait trop loin et revenons à nos malheureux nègres. Suivant les ressources que le cardinal Lavigerie obtient de la charité publique, car le gouvernement de la République française se garderait bien de l’aider dans sa tâche, il fait racheter par les Pères Blancs ouleurs amis ce qu’il peut de ces pauvres enfants. On les envoie à Tunis, et là, ils sont d’abord soignés, remis sur pied, et on leur donne les premiers éléments de l’instruction.

Puis, selon leurs dispositions et leurs aptitudes, le cardinal fait un triage. Il prend les moins intelligents pour les travaux agricoles et l’élite est envoyée à l’université de Malte où, autant que possible, on pousse ces jeunes gens à l’étude de la médecine. Pendant la durée de leurs travaux scientifiques, on achève leur instruction religieuse pour en faire non pas des missionnaires, mais seulement des chrétiens convaincus.

Quand ces nègres auxquels on a soigneusement conservé l’habitude de leur langue maternelle ont fini leurs études et conquis leurs diplômes, le cardinal les renvoie dans leur pays, y exercer leur art, venir en aide à ceux qui souffrent et donner des soins au corps en même temps que de bons exemples aux esprits. Il est bien certain que pour ces populations primitives cette propagande purement morale s’appuyant sur des services évidents préparera la route aux missionnaires et permettra de lutter contre l’envahissement musulman. Voilà l’œuvre colonisatrice de Mgr Lavigerie.

Nous n’entrerons pas dans le détail de ses autres œuvres religieuses parce que l’énumération de ce qu’il a fait nous entraînerait trop loin ; mais nous le demandons à tout esprit impartial, croit-on que ce grand archevêque que nous avons entendu qualifier de grand Français par des juifs de Tunis, ne fait pas plus pour son pays que le gouvernement actuel et même que ceux qui l’ont précédé ?

CONCLUSION

Mettre des conclusions à un recueil de notes de voyage, d’impressions personnelles et de renseignements peut paraître une prétention. C’est cependant parce que les lignes qui précèdent ne sont pas autre chose que ce que nous venons de dire qu’elles ont besoin, croyons-nous, d’être résumées en quelques mots.

Nous avons dit ce que nous avions vu et appris en Tunisie. Nous avons pu y voir et y apprendre parce que personne n’avait intérêt à nous cacher la vérité. Reçu partout et par tous avec une affabilité à laquelle nous sommes heureux de rendre hommage, nous n’avons accepté comme vrai que ce qui nous était affirmé par trois personnes sérieuses à même d’être bien renseignées.

Si nous avions voulu raconter tout ce qui se dit là-bas, notre travail eût été infiniment plus pittoresque, mais personne n’eût voulu nous croire. Il vaut mieux pouvoir affirmer que ce que Ton dit est la simple vérité.

La Tunisie est un pays qui peut devenir très riche et très prospère. Il lui suffira pour cela de posséder une bonne administration.

Le Protectorat doit être maintenu pour les raisons que nous avons exposées et aussi parce que ce ne serait pas favoriser l’essor de la Tunisie que de lui donner le régime grâce auquel l’Algérie ne marche qu’à pas de tortue dans la voie de la prospérité alors qu’elle devait y filer à toute vapeur aussi vite, sinon plus, que les colonies australiennes et les Etats du Far-West américain.

En ce qui concerne la lutte entre le Christianisme et l’Islam dans l’Afrique septentrionale, c’est-à-dire entre la France et les musulmans, car quoi que fassent les gouvernements de notre pays, ils n’empêcheront jamais la France d’être le premier soldat du christianisme, nous considérons la situation comme très sérieuse. L’influence toujours croissante des Snoussya, les triomphes des musulmans du Soudan amèneront dans un temps peut être prochain une guerre dans le nord de l’Afrique. Le jour où cette guerre se déclarera nous aurons contre nous tous les musulmans sans exception ou à peu près, car nous n’en avons pas converti un à nos idées depuis 1830. Ce qui se passe en Égypte doit nous faire réfléchir et nous empêcher de traiter nos adversaires comme des ennemis sans valeur.

Les confréries musulmanes sont un danger pour nous, un danger tel qu’il faut si nous voulons avoir la paix supprimer toutes les zaouia des congrégations et en interdire la réouverture.

L’occupation complète de la Tunisie et de l’Algérie doit s’étendre jusqu’à l’extrême sud. Il faut aller jusqu’au bout, l’annoncer d’avance et l’exécuter sans hésiter à mesure que les occasions se présenteront.

Il ne faut à aucun prix recommencer les erreurs de la politique que nous avons suivie jusqu’à ce jour. On ignore généralement en France qu’en faisant l’expédition d’Alger le gouvernement de la Restauration n’avait pas du tout l’intention de créer une colonie française de l’autre côté de la Méditerranée.

C’est le 5 juillet 1830 que nos troupes entrèrent à Alger et si nous nous en rapportons à un historien de talent dont les sympathies pour le gouvernement de Charles X ne sont pas discutables, M. Alfred Nettement, ce ne fut que le 20 juillet suivant que le gouvernement français prit la résolution définitive de conserver Alger[1].

Ce n’est que peu à peu, par suite des hasards de la guerre, que nous nous sommes avancés dans les terres et sur le littoral ; l’empereur Napoléon III lui-même ne se prononçait-il pas en 1866 pour l’occupation restreinte !

Or l’occupation restreinte est une erreur et une impossibilité. Si la France veut rester en Algérie et en Tunisie elle doit le déclarer haut et ferme et pousser ses frontières jusqu’au Soudan. Si elle ne le fait pas maintenant elle sera forcée do le faire demain. Si elle voulait ne pas le faire demain, autant vaudrait évacuer le pays tout de suite.

Pour les musulmans, nous l’avons dit, il faut les éliminer ou les assimiler. Nous avons exposé les motifs pour lesquels l’assimilation était impossible avant des changements dans la mère-patrie dont il n’est pas possible de prévoir la date. L’élimination n’est guère plus praticable, nous devons donc nous contenter de supprimer toutes les zaouia des confréries religieuses et n’admettre que le clergé régulier pour le service des cultes. Nous aurons ainsi paré au plus pressant besoin.

Pour l’avenir, il n’y a qu’à laisser faire le cardinal Lavigerie, ses Pères Blancs et ses missionnaires laïques nègres. Ils font plus de besogne que de gros bataillons, et l’avenir prouvera qu’on conquiert plus vite et plus solidement en prêchant la paix et la charité qu’avec les canons et les fusils perfectionnés.

En attendant, que Dieu protège la France d’Europe et la France d’Afrique, car les deux pauvres sœurs ont plus que jamais besoin de son aide.

Auteur: Marc Fournel
Extrait de son livre: La Tunisie – le christianisme & l’Islam dans l’Afrique septentrionale – 1880

Source: https://gallica.bnf.fr – Bibliothèque nationale de France


[1] Histoire de la conquête d’Alger, par Alfred Nettement

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