La Tunisie française: la ville de tunis

  • 11 janvier 2019
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Tunisie , place Bab Souika 1912
11 Jan

Tunis la blanche, Tunis la sainte, type encore intact de la ville arabe du Moyen Age. Elle s’étend sur le penchant doux d’une colline dont la tête est couronnée par la Kasbah (Forteresse). Elle montre ses remparts édifiés par les esclaves, ses fortifications qui remontent à Charles-Quint. Elle sort de son manteau blanc ses minarets bruns, élancés, fins et gracieux. Elle a ses labyrinthes inextricables, ses bazars séparés, ses palais mystérieux.

On pénètre dans la cité musulmane par la rue Sidi Morgiani. Sur les côtés de cette rue, quelques boutiques de marchands européens, la petite église des Franciscains italiens ; en haut, le collège Sadiki.

Ce collège fondé par le général Kheir Eddine pour le développement de l’instruction chez les Tunisiens, est aujourd’hui sous la haute et habile direction d’un Français, arabisant distingué, M. Machuel. Un savant modeste, excellent professeur de mathématiques, M. Eymon, me le fit visiter en détail. Les élèves sont tous musulmans, l’instruction y est donnée gratuitement ; Kheir Eddine ayant eu le soin d’affecter à l’entretien du collège les revenus de plusieurs biens religieux.

Tous les Arabes y apprennent la langue française, qu’ils parlent avec beaucoup d’élégance, l’histoire de la France et de la Régence, la géographie, le Coran et les sciences exactes. C’est dans ce dernier genre d’études qu’ils excellent, et plusieurs d’entre eux continuent leur éducation scientifique pour arriver aux Écoles de Paris.

D’ailleurs, riche ou pauvre, qu’il ait passé ou non par l’école, le Tunisien est calculateur. J’ai entendu souvent les meskins (Pauvres) de Tunis récapituler dans la soirée les principaux chefs de dépense de leur journée : deux sous d’huile, quatre de pain ou l’inverse suivant leurs besoins.

Le meskin de Tunis est un hamel (Portefaix), homme de peine, manœuvre ; il gagne sa vie comme il peut. Il est sobre : un verre d’eau en se réveillant, un peu de galette d’orge cuite sous la cendre à midi, un peu de couscous le soir, forment sa nourriture. Il mange de la viande une fois par an pour la fête, du mouton. Les légumes lui sont inconnus. Quand il fait chaud il prend pour une caroube (Quatre centimes) deux douzaines de figues d’Inde. S’il est gourmet, il achète de l’huile ; s’il est gourmand un gâteau. Pour fêter un ami ou lui faire une politesse, il le mène à la maison dorée du meskin, « au loukanda Couscous » où on leur sert pour vingt-cinq centimes une grande assiette de couscous perfectionné, poivré et pimenté.

Le meskin dépense peu pour sa nourriture ; il ne dépense rien pour son logement et son habillement. En été, il a pour tout vêtement une chemise blanche, un pantalon bleu; il dort sur la place publique. En hiver, il se drape dans un burnous grossier et couche dans un hangar sur une natte.

Le meskin a une idée fixe. Il aspire à devenir employé à gages (trente ou quarante francs par mois) comme marmiton, chez les européens, comme concierge chez les puissants de l’Islam.

Ses revenus augmentant, le meskin devient alors plus exigeant, plus amoureux du confortable ; il demande un lit à son maître et, n’en connaissant pas l’usage, il place le traversin sous ses pieds ; il achète un poignard, une ceinture de flanelle, un saindouk, petite caisse en bois avec gros cadenas pour y serrer ses vêtements de rechange ; il arbore le turban, met quelques poivrons de plus dans son couscous, boit un verre d’huile à chaque repas et fait l’acquisition de boléras, pantoufles jaunes, qu’il a bien soin de porter sous son bras et de ne jamais chausser, de peur de les user.

Les meskins sont fréquents à Tunis ; les employés y sont plus rares.

Dès la rue Sidi Morgiani commencent les bazars de la ville. Il y a le bazar des étoffes, celui des parfums, celui des armes. Tous les magasins renfermant le même article sont réunis dans un même quartier.

Ces rues étroites, tortueuses, couvertes d’une toiture légère, sont bordées à droite et à gauche d’échoppes microscopiques tenues par les Maures.

Les marchands de Tunis descendent des Andalous ; ils sont bien vêtus, doux, gras, efféminés, fort habiles pour la vente. Ils n’ont pas de devanture éclatante et ignorent la réclame ; ils se tiennent gravement dans leur boutique, se contentant d’étaler, dans un espace fort étroit, leurs riches tissus et leurs beaux tapis. Les tapis seuls ont du mérite et sont du pays. Les armes de luxe, les cuivres ouvrés, les burnous mêmes, sont souvent de provenance étrangère.

Un de mes amis, fraîchement débarqué, voulut envoyer à sa famille quelques souvenirs de Tunis ; il fit l’acquisition d’une épée, d’un brûle-parfum et d’un burnous.

L’épée venait de Beyrouth ; le brûle-parfum de Perse ; le burnous de Lyon.

Cependant le Tunisien est artiste et il a instinctivement le talent de manier les couleurs. Il mélange le rouge, le blanc, le vert, le noir, les nuances les plus vives, les plus tranchées, les plus dissemblables avec un goût très sûr, sans jamais heurter l’œil.

On peut constater cette remarquable aptitude dans leurs étoffes, dans leur pavage en mosaïques, dans leur habillement. II est regrettable que la religion leur défende de figurer l’homme ou les animaux dans leurs dessins, car ils seraient devenus des peintres de mérite. Cette défense a amené chez le Tunisien un engourdissement de l’œil bizarre. Quand on lui montre un tableau, une photographie, il ne reconnait jamais le sujet, il le regarde en sens contraire, et demande si c’est un lion quand c’est un homme, une femme quand c’est un paysage.

Les habitants du Sud de la Régence, qui ont toujours passé pour hérétiques, enfreignent le Coran et peignent le chameau sur leurs couvertures de laine. Un triangle représente la bosse, deux barres les jambes, un losange la tête, le tout en rouge; un fond de laine blanche signifie les pâturages de l’oasis.

C’est le matin vers les dix heures que règne dans les bazars la plus grande animation ; le riche y coudoie le meskin ; le campagnard qui arrive de l’intérieur, le teint brûlé, la tête couverte d’un immense chapeau de paille, se rend au marché des selles ; le Marocain de passage va acheter un cierge pour l’apporter, en souvenir de son pèlerinage, sur la tombe d’un saint vénéré ; le citadin se rend au bazar des parfums ; le dellali (Crieur public), s’avance annonçant le dernier prix des enchères; le juif au turban noir (Le Juif n’a pas le droit de porter au turban les couleurs du Prophète : le vert qui est consacré aux Shériffs ou descendants de Mahomet, le blanc qui est réservé aux simples Musulmans), à la longue barbe négligée, jette un coup d’œil sur les objets de bonne prise. Quelques servantes voilées font les provisions de bouche. A midi, les rues sont vides, les magasins fermés.

Comme au temps de Léon l’Africain, les parfumeurs sont les derniers à fermer boutique ; il se trouve toujours, en effet, quelque mari galant en retard qui désire apporter un flacon d’essence de rose ou de jasmin à la pauvre recluse du logis. Les parfumeurs, plus calmes encore que les autres marchands, sont assis gravement au milieu de leurs extraits, la figure pâle, jaunet prenant le ton blafard des cierges qui les encadrent. Si on n’entendait quelques chiffres de piastres sortir par moments de leurs bouches impassibles, on les prendrait facilement pour des momies embaumées. Seuls, l’après-midi, les selliers, les tanneurs et les cordonniers continuent leurs travaux ainsi que les menuisiers.

Les selles de Tunis jouissent d’une grande réputation. Les étriers larges sont souvent en argent massif; le pommeau de la selle en saillie allongée est recouvert, ainsi que le corps de la selle, de riches tapis. Les selliers de Tunis sont de haute lignée et, loin de déroger, en s’occupant de ces travaux manuels, ils y gagnent gloire et profit.

Près des bazars, dans des ruelles courbes et étroites, se trouvent les palais des grands seigneurs tunisiens, les logements des bourgeois et des riches marchands musulmans.

Les rues n’ont pas de nom, les maisons sont privées de numéros. Les indications que l’on vous donne pour y parvenir sont toujours des plus vagues. J’avais à voir Si Abd-Ed-Selem qui habite le cœur de la cité arabe ; je demandai mon chemin aux passants ; ils me répondaient : « Continue dans cette direction, dans quelques minutes tu tourneras à droite, puis à gauche ; tu te trouveras en face d’une porte verte où il y a un nègre, c’est la demeure de Si Abd-Ed-Selem. » Après bien des tâtonnements, après avoir frappé à bien des portes vertes et avoir interpellé bien des nègres, je trouvai la maison du personnage.

L’extérieur du palais était sévère ; aucune fenêtre sur la rue ; les apparences étaient modestes ; j’ai été agréablement surpris en voyant les beautés de l’intérieur.

L’antichambre, où se tiennent debout les domestiques, donne accès dans une cour où prennent jour les salons et les chambres. La cour est carrée, elle est pavée en marbre. Les murailles sont recouvertes, jusqu’à la corniche, de carreaux vernissés, ornés de dessins anciens. Sur les côtés, de belles colonnes en marbre blanc supportent des arcades mauresques, grâcieuses et légères. A une extrémité, une fontaine encadrée de pierres en mosaïques.

A droite, l’appartement des femmes ; en face, le logement du chef de famille, composé d’une grande salle, allongée, étroite, dont les murs sont chargés d’arabesques fines et dentelées, et dont le plafond est formé par des solives apparentes peintes à l’arabe.

L’ameublement est simple : quelques divans, des tapis anciens, de petites glaces qui ornent le tour de la pièce, plusieurs pendules à sujets différents, mais toujours arrêtées.

Les pièces sont fraîches, grâce au mode de construction, au petit nombre d’ouvertures, à l’épaisseur des murailles, et, malgré la chaleur de l’été, malgré le sirocco, la température y est toujours supportable.

Abd-ed-Selem est le petit-fils du Khaznadar, autrefois vizir des Beys, et a hérité de ses biens.

Il se lève à l’aube, court la ville la matinée entière pour récolter les nouvelles politiques et scandaleuses du lieu, rentre à onze heures chez lui ; il déjeûne seul, jamais avec ses femmes, toujours ayant ses fils ; il déjeûne copieusement, car à l’inverse du meskin, Abd-ed-Selem mange souvent et beaucoup : du mouton à toutes les sauces, des poulets de diverses façons, le couscous avec ses nombreux apprêts.

Il passe l’après-midi accroupi sur un sofa, la tête entre les mains, le front plissé, l’œil fixe et inquiet, les nerfs tendus ; vous croyez qu’Abd-el-Selem médite; non, il digère.

Puissant ou misérable, riche ou pauvre, Abd-el-Selem ou meskin, le Tunisien a ses qualités.

Aimable, doux, d’une politesse exquise, propre, toujours convenablement vêtu, le Tunisien est éloquent. Est-ce un talent naturel ? Est-ce une disposition à mentir ? une rouerie instinctive ? Toujours est-il qu’il mêle le vrai et le faux avec une facilité surprenante ; il n’a jamais d’avocat, il plaide lui-même sa cause et il la plaide bien, il parle longtemps, avec vie et correction. Il a le geste voulu, l’expression du visage désirée, une mimique surprenante, une puissance d’images incomparable, le mot juste, et toutes les apparences de la conviction. Il vous prouvera, avec des arguments empruntés au Coran et à l’Histoire, qu’il fait nuit en plein midi, qu’il fait froid en plein été, et il le démontrera avec le génie de Démosthène.

Au demeurant, ses distractions sont nulles. Le Tunisien n’aime ni la chasse, à cause de la fatigue qu’elle occasionne, ni la pêche, à cause des rhumatismes qu’elle entraîne ; s’il a une longue course à faire, il prend une voiture, ou monte une mule.

La musique du pays est dans l’enfance ; le théâtre est grossier ; les danses sont obscènes, les poésies érotiques.

Les habitants mangent avec les doigts. Néanmoins, placez le Tunisien chez l’Européen le plus raffiné, le plus civilisé, qu’il soit de haute ou basse caste, qu’il ait un palais ou une chaumière, il gardera toujours sa place ; il mangera proprement et ne fera aucune observation choquante ; il sera aimable avec les femmes, courtois avec les hommes ; il aura le trait au moment voulu; il ne s’étonnera de rien, il ne sera jamais provincial; ignorant, en général, il ne dira point de sottise ; il aura toujours un tact parfait et une dignité surprenante.

Sa grâce instinctive le fait draper avec élégance dans un kaïk de luxe, comme dans un grossier burnous. Il possède, en un mot, à un haut degré, deux qualités qui en résument bien d’autres : il n’est jamais banal et il a du naturel.

Quoique calculateur, le Tunisien n’est point précis. Les mesures du pays en sont la preuve. L’unité de longueur est le draa, la coudée, environ un demi-mètre ; si le marchand est plus ou moins grand, il vous donne, pour le même prix, plus ou moins d’aunes d’étoffes, suivant son bras.

L’unité de volume est le caffis pour les grains, le métal pour les huiles ; mais, il y a un caffis à Tunis, un autre tout différent à Béja, de même pour le métal.

L’unité de distance est le mille ; mais il y a le mille Marin, le mille Romain, le mille Anglais ; je n’ai jamais su le mille adopté, le Tunisien non plus. Il y a trois distances : grib, près, depuis une minute jusqu’à une heure de marche ; chouia baïd, un peu éloigné, depuis une heure jusqu’à un jour; baïd bezzaf, depuis un jour jusqu’à un an.

Il y a aussi trois âges ; si le Tunisien est jeune, s’il n’a pas de barbe, il est serir, petit; quant les moustaches ont poussé, il est l’ejel, homme; quand la barbe gri- • sonne il est clleïb, vieux. Ils sont souvent vieux à quarante ans. Ils ne savent jamais d’ailleurs la date de leur naissance; ce qui ne les empêche pas de vieillir.

Le voyageur Peyssonnel raconte qu’il avait vu en Tunisie un voiturier qui était né sous le Bey Hussin ; Peyssonnel fit le calcul. Le voiturier avait 108 ans, il allait à pied pour laisser reposer dans sa charrette son petit-fils, autre vieillard âgé seulement de 70 ans.

Leurs prénoms sont peu variés. Ils s’appellent tous Ahmed, Mohamed, Ibrahim; s’ils s’enrichissent, s’ils deviennent propriétaires, s’ils sont munis d’une charge honorifique, ils embellissent et arrondissent le nom primitif, et y ajoutent le nom du père et du grand-père ; s’ils sont Turcs d’origine, ils prennent un grade de l’armée; s’ils remontent aux Andalous, on est forcé de tourner la page pour désigner les titres et les noms des ancêtres, qu’ils ont soin de couper d’adjectifs louangeurs et de noms d’arbres productifs: l’olivier ou l’oranger.

N’étant pas de quelqu’un, ils veulent au moins être de quelque chose.

Leurs salutations sont compliquées. Il y a une formule en usage le matin, une différente à midi, deux autres après le déjeuner. J’errais un matin dans les bazars, j’entends des cris, je me retourne : deux fellahs poussaient des exclamations ; ils se saisissaient les bras ; se regardaient avec fureur ; je voulais les séparer pensant qu’ils allaient se battre : ils se disaient bonjour.

La Cité arabe est tranquille la nuit ; les sergents de ville dorment comme les voleurs, et l’on peut impunément parcourir le quartier musulman à toute heure de la nuit sans armes et sans bâton. Mais il faut avoir un fanal. On m’a dit que la sécurité régnait à Tunis depuis qu’on y avait peint dans les carrefours dangereux une main rouge, fétiche dont les cinq doigts pénètrent dans les yeux de celui qui voudrait faire le mal.

Le Tunisien est religieux et spiritualiste. Tous n’exécutent pas les prescriptions du Coran à la lettre ; mais tous croient à l’existence d’un Dieu créateur et à l’immortalité de l’âme. Leur paradis futur est sensuel ; il existe dans leur esprit, sous une forme grossière, il est vrai, mais réelle. Malgré toute l’imagination dont ils sont doués, ils se refusent à penser que les hommes comme les chiens entreront après leur mort dans le néant.

Il y a d’ailleurs la religion des villes et celle des campagnes. A Tunis les fidèles vont souvent à la mosquée, ils font les ablutions réglementaires, mais ils sont plus coulants pour le vin et les viandes défendues. Dans les campagnes, on est moins dévot, on va moins à la Kobba, on fait moins de génuflexions, mais on ne mange pas de porc et on ne boit pas d’alcool.

J’assistais à un grand diner officiel où se trouvaient un haut fonctionnaire musulman du gouvernement tunisien et un riche fellah. Le fonctionnaire revint à tous les plats ; il prit trois fois du jambon, sous prétexte que l’animal producteur de cette denrée avait des ailes; il but deux bouteilles de champagne prétendant que le Prophète n’avait prohibé que les vins rouges.

Le fellah ne toucha qu’au melon, il fit cuire deux œufs et porta la santé de la France avec de l’eau fraîche.

Tous indistinctement font le Ramadan, le carême des musulmans ; et si quelques grands personnages prennent en cachette le bitter de midi, c’est l’exception. Le Ramadan n’incommode pas le riche qui fait du jour la nuit et de la nuit le jour en ce mois d’abstinence ; mais il est dur pour le meskin qui malgré la chaleur est forcé de travailler sans manger, ni boire, ni fumer de la journée entière ; aussi attend-t-il impatiemment le bruit du canon qui annonce le coucher du soleil pour se précipiter à la fontaine voisine ou sur un morceau de pain (la viande du meskin). Le petit fils des Turs en profite pour allumer sa cigarette.

Tunis, dans les diverses phases de l’époque musulmane, a toujours été renommée pour ses fortes études de jurisprudence. Si elle n’a pas d’avocats, si elle n’a plus de médecins ni d’architectes arabes, elle ne manque pas de juges et de notaires. L’un de ces derniers, SiMoktar, qui jouit d’une parfaite réputation dans la Régence, m’expliquait un jour la loi de la Cheffaa : Je désire acheter une terre, le prix est fixé à dix mille piastres ; au moment de signer le contrat, un voisin se présente et veut exercer le droit de Cheffaa, devenir maître à ma place de la terre en question au même prix. Il a la préséance parce qu’il est limitrophe.

Mais à côté de la Cheffaa il y a comme correctif la main de la Cheffaa et si le vendeur a eu le soin d’exclure de la vente autour du domaine une bande de la largeur de la main, le voisin, faute d’une main, n’étant plus rigoureusement limitrophe, ne peut plus exercer le droit de Cheffaa ; ses prétentions ne sont plus justifiées, je deviens alors possesseur légal du territoire désiré. L’ancien propriétaire garde la jouissance de la bande qu’il peut à son gré couvrir d’eucalyptus ou de faux poivriers.

Toutes ces subtilités de la loi tunisienne, toutes ces roueries légales, me paraissent descendre en droite ligne de la foi punique.

Que de mélanges en effet dans le san g des Tunisiens ! Que de changements ont subis Tunis et la Régence, habitées primitivement par les Berbères, occupées successivement par les Phéniciens, les Carthaginois, les Romains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes, les Turcs et les Algériens !

Toutes ces races se sont mélangées, fondues, et il serait difficile de trouver à un de ses habitants une origine nette et un sang de race pure.

Ces civilisations ont laissé des traces dans les lois et des souvenirs dans les maisons, La plupart des constructions de Tunis ont été édifiées, en effet, avec les matériaux de Carthage, et il n’est pas rare de voir dans une voûte, dans un soubassement, dans une muraille, des inscriptions latines ou des chapiteaux phéniciens.

Tunis a plusieurs belles mosquées ; celle de Sidi Mahrès avec ses cinq coupoles blanches, celle des Oliviers avec ses portiques et ses arcades élégantes. Leur entrée est encore aujourd’hui interdite aux Chrétiens.

Tunis est encore la ville la plus importante des Régences et du Maroc ; elle a hérité de la fortune de Carthage, Sa situation sur le Golfe, sa proximité de l’Europe, sa position centrale sur la Méditerranée, en font une cité vivante et grandiose. Moins vaste que les villes de Fez et de Maroc (Fez et Maroc sont les deux Capitales de l’Empire du Maroc), elle est beaucoup plus peuplée que ces dernières et elle ne contient pas moins de 125,000 habitants, dont 100,000 Musulmans environ.

Aux pieds de la Cité arabe s’étendent le Quartier franc, les faubourgs Bab Dzira et Bab Souika, habités par les Maltais, les Italiens et les Juifs.

Les Maltais sont depuis longtemps à Tunis. Chaque année il leur arrive de nouveaux frères qui abandonnent leur île inculte. Ils sont tous très religieux et ont des familles fort nombreuses. Leur langue dérive à la fois de l’italien et de l’arabe, ce qui leur permet de comprendre les divers idiomes parlés à Tunis. Ils s’entendent d’ailleurs fort bien avec les Musulmans et sont très honnêtes dans les rapports commerciaux.

Ceux de la classe inférieure sont charretiers dans leur jeunesse; après avoir parcouru les grandes routes de la Régence avec leurs arabas, charrettes grossières à deux roues, qui, grâce à leur rusticité, peuvent gravir les rampes les plus escarpées et franchir les torrents les plus rapides, ils viennent, hommes mûra et expérimentés, prendre leur retraite comme cochers à Tunis où en gens mieux élevés ils conduisent dans les carrosses les riches Tunisiens.

Les Maltais de bonne famille sont courtiers en bestiaux et savent apprécier avec beaucoup d’exactitude le poids mort ou vif d’un animal. D’autres sont propriétaires aux environs de la ville et se livrent à la culture maraîchère.

La population italienne est considérable à Tunis ; elle comprend des banquiers et des négociants, des cultivateurs et des ouvriers.

La plupart de ces derniers sont Siciliens.

Sobre, le Sicilien donne une grande somme de travail; peu exigeant pour la nourriture, il vit avec huit sous par jour: quatre de pain, un d’oignon, trois de fromage ; il boit du vin quand on lui en offre et prend seulement chaque dimanche, au sortir de la messe, du raki (Liqueur obtenue par la distillation des figues). Il économise et, après plusieurs années de labeurs,

il s’établit fermier dans la Régence ou retourne dans ses montagnes de Palerme et y achète une vigne.

Le Sicilien a pour distraction la musique ; il se repose le soir des fatigues de la journée en chantant quelque mélopée du pays, en s’accompagnant sur une mandoline grossière. Il est beau hâbleur, a une puissante faconde, ne parle pas l’arabe, ce qui ne l’empêche point de tenir de grands discours dans sa langue natale aux Musulmans.

Les Juifs, au nombre de vingt mille à Tunis, sont petits banquiers, changeurs, usuriers, marchands d’antiquités récentes, courtiers, intermédiaires dans les affaires entre les Musulmans et les Chrétiens ; ils parlent tous la langue arabe et écrivent indifféremment en hébreu ou en arabe. Ils sont moins doués pour les travaux agricoles, et sont surtout aptes au maniement de l’argent. Ils ne sont point honnis et méprisés comme au Maroc ; ils vivent en bonne intelligence avec les Européens et les Musulmans. Leurs familles sont nombreuses. Leurs femmes ont beaucoup d’embonpoint, elles sont fort belles en général; le type a conservé la pureté des filles d’Israël, mais la vie lui fait défaut. Les Juifs suivent fort religieusement les prescriptions de leur culte ; ils ne mangent que des viandes orthodoxes, dépensent peu, gagent sur tout et font rapidement fortune. Leurs rabbins jouissent d’une grande influence. Malgré leur goût pour les affaires, les Juifs s’abstiennent le samedi de tout travail manuel ou de comptabilité ; ils se refusent même à recevoir l’argent et passent la journée à la synagogue, chez eux ou au café, exerçant leur activité intellectuelle au jeu d’échecs.

Il y a trois dimanches à Tunis : le vendredi des Musulmans, le samedi des Juifs et le dimanche des Chrétiens.

Les citadins vont les jours fériés au Bardo, palais des Beys, Versailles des Louis XIV au petit pied de la Régence, aux jardins d’orangers de la Manouba où beaucoup de Musulmans ont leur maison de campagne, au village de l’Ariana sur la route de Carthage. Les uns vont en voiture, ce sont les riches ; les autres à pied, ce sont les meskins ; d’autres se contentent de faire le tour des remparts et d’aller admirer le coucher du soleil, ce sont les artistes.

En dehors de l’enceinte de la vieille Tunis se développe la nouvelle ville française, divisée par une grande artère, l’avenue de la Marine, qui s’étend depuis Bab Bahr, la porte de la Cité arabe, jusqu’aux bâtiments de la douane construits près du lac El Bahira. La ville est saine, et la présence du lac ne donne lieu à aucun miasme ; l’air y est pur et la brise du golfe vient le soir, en été, rafraîchir les habitants. Les rues sont larges, bien pavées, bien entretenues. Les maisons sont hautes, grandes et bien bâties. Depuis l’occupation le terrain y a acquis une grande valeur et chaque jour on construit de nouveaux édifices. L’initiative française s’est donnée jour ; elle a élevé un beau marché, des hôtels confortables pour les voyageurs, de grandes maisons de crédit ; elle a tracé de nombreux jardins et des squares. L’ancien aqueduc, dit d’Antonin, qui allait capter les eaux des sources du Zaghouan et du Dj oukar a plus de soixante lieues de la cité, a été rétabli par des ingénieurs habiles à l’effet de fournir à la ville une eau fraîche et abondante.

Les communications régulières et fréquentes, par Bateaux à vapeur, ont été établies avec la Métropole ; le service des Postes et Télégraphes a été organisé, de grands magasins ont été montés, et la nouvelle Tunis présente tous les avantages et tous les agréments d’une ville européenne.

Au milieu de l’avenue de la Marine on aperçoit deux grandes constructions récentes : la Cathédrale .et la Résidence, ce sont les deux maisons de la France.

Ludovic Campou – Paris, 20 mai 1887.
DU MÊME AUTEUR : “Un Empire qui croule” (le Maroc contemporain) 1886.

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