Nabeul, Dar-Châban, Béni-Khiar et El-Mâamoura le 5 août 1882

  • 17 janvier 2019
  • 0
  • 400 Views
tunis en 1897
17 Jan

Voici le récit d’une visite organisée par des colons français entre le 5-8 août 1882, qui correspond le 20-23 ramadan 1299 H, décrivant les villages de Nabeul, Dar-Châaban, Béni-Khiar, Mâamoura et Hammamet.

Nous descendons devant la porte pendant que nos chasseurs et nos muletiers dévorent les restes de notre diffa, que le khalifat leur fait servir. Le khalifat, le consul français et quelques notables viennent s’asseoir autour de nous. Une lanterne est posée sur un piquet et, à sa clarté, nous reprenons un moka à l’eau de rose que le khalifat fait apporter par le kahouadji du coin.

Un troupeau de chameaux venant à passer, M. Montaigu me cite un proverbe arabe « Quiconque sera allaité par une chamelle, sera un homme pervers et méchant ». Pendant que nous fumons nos pipes en absorbant notre café, un tambour arabe passe devant nous. M. Montaigu, depuis longtemps au courant des us et coutumes arabes, me dit que ce tambour est destiné à marquer l’heure de la nuit où, pendant le Ramadan, les Arabes peuvent manger. Pendant ce temps, l’Arabe parcourt la ville en frappant sur son instrument et tape à toutes les portes, pour indiquer qu’il est l’heure de manger.

Après avoir laissé errer nos regards sur les figures plus ou moins placides de nos hôtes et nous être enveloppés plusieurs fois des nuages odorants de nos pipes, nous nous décidons à battre en retraite devant l’attaque intrépide de plusieurs bataillons de moustiques.

Pour ne pas avoir l’air de lâcher prise devant l’ennemi, nous inscrivons sur nos notes que nous nous couchons à neuf heures et demie, à cause de notre départ matinal du lendemain.

Quatre Arabes de garde veillent sur notre sommeil. Qu’Allah nous protège !

Le samedi 5 août 1882, sous partons à cinq heures un quart pour Dar-Châaban. Notre cortège arabe est là qui nous attend comme d’habitude. Ce village n’est guère qu’à 1,200 mètres de Nabeul ; le chemin serpente à travers les jardins bordés de haies de figuiers de Barbarie, destinées à protéger les cultures oliviers, orangers, citronniers, vigne, maïs, sorgho, etc.

Après avoir franchi l’Oued-Nabeul, dont le lit, très large et peu profond, est sans eau, nous arrivons à Dar-Châaban. La Djemmâa nous attend à l’entrée du village et nous accompagne dans notre promenade à travers les rues, pendant que l’on ouvre le Dar-el-Bey.

Le village de Chaban comprend deux groupes Dar Chaban et la Zaouiet-Féhri. Des bornes dans les rues marquent les limites des deux groupes, qui ont leur mosquée particulière et leur cheikh particulier, tout en étant sous la coupe du même khalifat.

Un agriculteur tunisien laboure la terre entre les oliviers avec une charrue et deux ânes.
Un agriculteur tunisien laboure la terre entre les oliviers avec une charrue et deux ânes.

Ce village est ‘aime bien construit ; la propreté et la blancheur des murs et le bon entretien des rues font un singulier contraste avec la saleté habituelle des villages arabes.

Pendant que M. Montaigu écoute les plaintes et les doléances des habitants, dans la salle du Dar-el-Bey, je prends un croquis de la Djemmâa, au milieu d’un immense concours de populaire, à tel point que je suis obligé de’ me servir de ma canne pour éloigner quelques indigènes peu transparents qui bornaient ma vue.

A sept heures et demie, nous reprenons notre route à travers les jardins et les oliviers et nous arrivons à Mâamoura, à 4 kilomètres environ de Chaaban. Ce village, situé à peu de distance de la mer, est très pauvre et sale; mais son cimetière, établi à l’entrée, est très vaste.

Mâamoura est construit sur l’emplacement d’une ville romaine qui devait s’étendre jusqu’à la mer et dont les ruines ont presque entièrement disparu sous les sables.

Le temps me manque pour visiter les carrières de Ghiran-el-Konab et de Ghiran-bou-Salâa, où l’on me dit qu’existent d’anciens tombeaux creusés dans le tuf.

Ghiran-bou-Salâa à Mâamoura, où ils existent d'anciens tombeaux romains creusés dans le tuf
Ghiran-bou-Salâa à Mâamoura, où ils existent d’anciens tombeaux romains creusés dans le tuf

Le lit de justice se tient sur la grande place, où l’on a étendu des nattes et préparé des chaises. La séance n’est pas longue et nous repartons à huit heures trente minutes.

A Beni-Khiar, où nous arrivons vers neuf heures, notre entrée fait sensation. La Djemmâa nous promène à travers le village, qui est très important et se vante d’être la patrie du général tunisien Baccouch. On nous montre sa maison et les fondations d’un palais, dont l’intervention française a arrêté la construction.

De nombreux jardins, bien entretenus, et de belles plantations d’oliviers entourent ce village mieux bâti que la plupart de ses pareils. Nous entrons dans une maison particulière où, chose étonnante, dans la chambre où nous nous trouvons, on remarque trois pendules qui ne marchent pas.

Après une discussion d’environ une heure, aussi orageuse que criarde, tout le monde paraît d’accord et nous remontons à cheval. Tout en causant, nous marchons à travers des jardins bordés de haies de figuiers de Barbarie, et arrivons enfin à la maison de campagne où nous devons attendre le déjeuner.

Une Noria traditionnelle
Une Noria traditionnelle

Comme la diffa n’arrive pas, je prends un croquis de la noria qui amène l’eau dans un bassin destiné non-seulement au bain, mais encore à fournir l’eau d’arrosage. Une galerie environne ce bassin ; un petit jet d’eau alimenté par la noria entretient la fraîcheur dans une petite salle pavée de briques de diverses couleurs, où, étendus sur une natte, nous dégustons une pastèque fraîche et aqueuse.

Après avoir visité l’intérieur de la maison, dont les chambres ne sont guère meublées que de divans fort bas et très larges, couverts de nombreux coussins, je m’allonge paresseusement sur un divan et fais une longue sieste avant le déjeuner. Tout notre entourage en fait autant.

Enfin à midi la diffa arrive. Tout est fort mal servi et très peu varié. C’est copieux, mais préparé de la mémo façon. Petit à petit, pièce par pièce, on nous apporte couteaux, fourchettes et verres, d’un propre à faire frémir un gitano ! Malgré cela nous mangeons de bon appétit ; les piments sont délicieux, les gâteaux excellents et la pastèque fort appétissante avec sa chair rosée.

Un arabe, notre compagnon de route, me souffle quelques mots à l’oreille, dont voici la traduction : « Tu préférerais sans doute un verre de vin de Bordeaux, mais ils sont trop « mesquines » a pour en avoir, et de fait, il n’est pas agréable de bien manger sans la moindre goutte de vin.

Après le déjeuner, nouvelle sieste prolongée, pendant que M. Montaigu continue sa séance. Mes chasseurs pendant ce temps se livrent à un travail de mâchoire vraiment effrayant, tous nos restes disparaissent en un clin d’œil.

Avant de partir, je revois mon croquis de la noria et je cherche à prendre la tête d’un arabe qui est assis à côté. Voyant mes regards se porter sur lui, il se lève et vient regarder mon album et me force à effacer l’image que j’avais fait de lui. Cela ne m’étonne pas, sachant fort bien que les Arabes n’aiment pas à laisser reproduire leurs traits ; il n’y a que les mendiants et les ouled-plassa, hommes de peine, qui se laissent photographier.

Partis de Beni-Khiar à trois heures, il est environ quatre heures quand nous rentrons à Nabeul, après avoir retraversé le lit à sec et sablonneux de l’Oued-Nabeul. A cinq heures, baignade sur toute la ligne.

Sur la plage déserte, dans un costume fort primitif, nous plongeons dans l’onde amère nos corps fatigués, pendant, qu’un arabe, neveu du khalifat, nous tourne le dos par pudeur tout en gardant nos effets. Montés sur nos chevaux nus, nous avons l’air de dieux marins cherchant à aborder sur une plage hospitalière.

Notre guide nous ramène à Nabeul, en nous faisant passer près d’un marabout. Sur la rive droite de l’Oued-Sohil, et sur la plage on remarque des ruines appelées dans le pays Nalcal-Kedim ou Nabeul l’ancienne. Il ne reste plus rien des anciens monuments, ni des inscriptions que M. Guérin y a trouvées. Les blocs qui les portaient ont été ou enterrés sous les dunes de sable ou dans les terres labourées, ou bien transportés à Nabeul.

la communauté israélite tunisienne
la communauté israélite tunisienne

C’est aujourd’hui samedi, aussi tous, tous les juifs sont-ils dehors. Beaucoup d’hommes, mais pas de femmes. Leur costume ressemble à celui de nos tirailleurs algériens ; pantalon bouffant, en toile ou en drap de couleur, arrêté au genou ; gilet et petite veste, dégageant la gorge ; sur la tête une calotte entourée d’un turban noir ou gris, des bas blancs leurs couvrent les jambes ; ils ont aux pieds des souliers vernis, chaussés souvent en savates. La diversité de couleur des costumes produit un effet agréable à l’œil.

A peine descendus de cheval, nous faisons une légère toilette et parcourons à pied les rues sablonneuses de la ville. Comme nous sommes l’objet de la curiosité générale, nous pouvons enfin entrevoir quelques jolis minois.

Quoique Nabeul paraisse fort grande, le chiffre de sa population atteint à peine 4’500 habitants, dont la majeure partie est israélite. Beaucoup de maisons sont en ruines ou près de s’écrouler.

Le dîner ressemble à celui d’hier soir servi avec le même cérémonial. A la fin du dîner l’agent consulaire français et son neveu, qui parle assez bien le français, viennent nous chercher pour entendre de la musique juive et nous amènent sur une place entourée de cafés.

Assis sur de petits tabourets en rotin, devant l’un d’eux, nous buvons un verre d’orgeat, pendant que la musique commence. Quatre musiciens jouent chacun d’un instrument différent : violon, guitare, tambour basque et darbouka (peau tendue sur une des ouvertures d’un cylindre en terre cuite).

Un Caid tunisien
Un Caïd tunisien

Cette musique au rythme lent et cadencé est originale. Grâce à quelques lanternes qui jettent une douce clarté à travers les arbres, grâce aux nombreux indigènes assis à la turque sur de larges bancs de pierre, et à leur costume pittoresque, on croirait voir un décor d’opéra et l’on s’attend voir arriver les almées.

Sans se reposer les musiciens jouent pendant une heure des airs peu variés, tantôt très lents, tantôt un peu plus animés. C’est le violon qui dirige l’orchestre. On croirait en voyant ses yeux mi-clos et sa physionomie attentive, que les notes qu’il tire de son instrument rendent sa pensée intérieure ou quelque rêve qui le séduit.

En rentrant, nous trouvons rangée devant, le Dar-el-Bey, toute la Djemmâa de Nabeul, qui vient souhaiter un bon voyage à M. Montaigu. Après force salamaleks, nous sommes enfin libres de nous coucher, devant partir demain matin, dimanche, à cinq heures, pour Hammamet.

Je ne quitterai pas Nabeul sans dire quelques mots de son industrie et des productions de son territoire. J’ai déjà parlé des productions du pays : orangers, citronniers, oliviers, vigne, maïs, sorgo, orge, etc., qui sont cultivés dans les jardins et dans les champs. De magnifiques plantations d’oliviers couvrent la plaine. De nombreuses norias sont répandues dans la campagne, chaque jardin a la sienne.

Tantôt l’eau est puisée à l’aide d’une roue qui fait monter des godets attachés à une corde et les fait redescendre quand ils sont vidés ces norias ressemblent aux norias employées en France, tantôt à l’aide de peaux de bouc.

Extraire l'eau du puits avec un seau attaché aux cordes et tiré avec des animaux
Extraire l’eau du puits avec un seau attaché aux cordes et tiré avec des animaux

Supposez deux poches, dont le haut est formé par un cercle, auquel une anse est adaptée. Deux cordes attachées l’une à l’autre servant à lever la peau de bouc pleine, l’autre en bas pour diriger la poche qui va déverser l’eau, sont mises en mouvement par deux animaux, chevaux, mulets, ânes, bœufs ou chameaux. L’animal tire, et comme la corde du bas est un peu plus courte que celle du haut, elle maintient la poche fermée pendant l’ascension et la fait s’ouvrir au haut de la course. C’est un système ingénieux quoique primitif ; quelques norias n’ont qu’une seule poche, dont la contenance moyenne est de 25 à 30 litres.

Extraire l'eau du puits avec un seau attaché aux cordes et tiré avec des animaux
Une sorte de Noria: pour extraire l’eau du puits avec un seau attaché aux cordes et tiré avec des animaux

Comme industrie, la fabrication des nattes en alfa tient une première place, puis viennent les tissus de laine, haicks et couvertures ; mais la poterie tient la tête ; poterie commune ou de luxe ; dans cette dernière se trouve comprise la fabrique des lampes dont le modèle est fort ancien et le travail assez fini. Un gros bec en haut, deux petits becs sur les côtés pour une mèche et une place sur le devant pour une bougie. Cela ne manque pas d’originalité et de cachet. Les plus grandes ont une hauteur de 0,50 m à 0,55 m et coûtent 2 fr. 50 à 3 fr. à Nabeul même.

Le dimanche, 6 août, à cinq heures et demie du matin, nous mettons le pied à l’étrier et quittons Nabeul pour nous rendre à Hammamet. Le khalifat et les adjoints viennent nous saluer au départ. Le consul français et son neveu se joignent à notre escorte et nous accompagnent jusqu’à l’Oued-Sohil. Quoique juif indigène, cet homme parait honnête ; il est du reste fort poli et fort attaché à la France.

Après avoir franchi le lit desséché de l’Oued-Sohil, nous rencontrons les traces de la voiture de l’ex-lieutenant-colonel X…, passé la veille à Nabeul pour se rendre à Hammamet et Tunis. Le bruit général prétend que cet ancien officier, démissionnaire, possesseur d’une vaste propriété aux environs de Tunis, est furieux de l’occupation française. Je n’ai pas cherché le motif da sa colère ; cela m’importait peu. Tout le monde dort encore quand nous arrivons vers sept heures chez M. le capitaine Bordier, où se trouve une famille espagnole de Tunis arrivée la veille.

Après déjeuner, chacun se retire de son côté pour faire la sieste, qui tient une large place dans la vie d’Afrique, pendant les fortes chaleurs de l’été.

Vers quatre heures, nous descendons en chœur sur la plage. M. Guépratte entraîne les dames et les enfants sur un grand bateau de pêche où, malgré mon désir de voir Hammamet, je suis forcé de m’embarquer comme mousse, ces dames refusant la promenade s’il n’y avait au moins deux d’entre nous à bord, outre les deux pêcheurs. Après une petite demi-heure de navigation, notre amiral, qui dirige très bien le bateau et de la voile et du gouvernail, nous fait échouer sur le sable, juste en face la tente qui sert de cabine.

Une fille juive tunisienne
Une jeune fille juive tunisienne

Pendant que les dames se baignent, je reviens à Hammamet, dont l’intérieur ne présente rien d’intéressant. Le village est environné d’une enceinte percée de trois portes et s’appuie à la kasbah ; l’espace qu’il occupe est à peu près rectangulaire et a 300 mètres environ de longueur sur 150 mètres de large. Quelques tours carrées à demi-engagées dans le mur concourent à la défense. Le drapeau français flotte sur les murs de la kasbah, occupée par une section d’infanterie de la compagnie mixte.

Après le bain, nous rentrons en cavalcade et dînons sur la terrasse. Au premier service, le khalifat nous envoie le couscous, qui serait fort bon s’il était fortement épicé. Au dessert, quelques chanteurs de la compagnie mixte se glissent sous les orangers du jardin et nous offrent un vrai concert.

A dix heures, nous prenons congé de nos hôtes et, après les avoir remerciés de leur gracieuse et franche hospitalité, M. Montaigu et moi nous allons prendre un peu de repos, devant partir le lendemain à deux heures du matin.

A l’heure dite, le lundi 7 août 1882, par un clair de lune splendide, nous nous mettons en route. Notre escorte arabe est là qui nous attend et nous précède pour nous montrer le chemin vers quatre heures, au lever du jour, nous passons à Sidi-Djedidi. Après une halte de quelques minutes sur le bord de, l’Oued-R’mel, après avoir franchi le col du Negro, laissant notre convoi derrière, nous marchons rapidement. Nous arrivons à Zaghouan à huit heures.

Je suis on ne peut plus satisfait de ce voyage, quoique un peu fatigué par la rapidité de notre marche et nos courses; de nuit.

Source gallica.bnf.fr / Société de géographie de Toulouse

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.