La situation des juifs tunisiens et leurs revendications – 1920

  • 16 février 2021
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16 Fév

Nous publions ci-après le chapitre final d’un mémoire élaboré par un groupe de Juifs tunisiens et adressé au délégué français à la Commission des affaires juives auprès de la Conférence de la Paix. Ce chapitre résume les idées et les faits contenus dans le mémoire.

Les Israélite sont assez nombreux en Tunisie. Quel est exactement le chiffre de cette population ? Il est assez malaisé de le savoir d’une façon bien précise, faute de recensement. Certains document:? le fixent à 130.000, d’autres à 80.000. L’Administration du pays, suivant le circonstances et selon qu’elle a intérêt à représenter les Juifs comme étant peu ou trop nombreux, en fait diminuer ou augmenter le nombre. Nous croyons qu’en fixant ce chiffre à 100.000 âmes, nous sommes encore au-dessous de la réalité. La moitié environ de cette population habite la capitale, Tunis ; le reste est dispersé dans les divers centres importants de la Tunisie, notamment à Sousse. Sfax, Bizerte, Djerba, etc… Cette population augmente d’ailleurs de jour en jour en raison de la forte natalité chez les Israélites.

Malgré l’importance numérique de l’élément juif en Tunisie, le Gouvernement du Protectorat ne s’est jamais intéressé à lui, et sa politique à l’égard des Israélites tunisiens a toujours consisté à les laisser se débrouiller tout seuls, se contentant de les entraver dans leur activité et dans leurs légitimes aspirations.

Dans ce pays — qu’ils habitaient, si l’on en croit les recherches historiques, déjà avant l’occupation romaine — on ne les considère, on ne les traite même pas comme des étrangers. C’est ainsi que le Gouvernement laisse à leur charge l’instruction et l’assistance publique : qu’il les exclut, sinon en droit, du moins en fait, de tous les emplois administratifs ; qu’il leur réserve des places insignifiantes dans les assemblées publiques ; qu’il les livre à une justice n’offrant aucune garantie d’indépendance et qui est entre tes mains de l’autorité un véritable instrument de gouvernement : sans parler des obstacles opposés à leur émigration, à leur accession à la naturalisation française, à l’acquisition par eux de toute autre nationalité etc.

Les Israélites tunisiens ont toujours protesté contre la situation qui leur est ainsi faite et ils ont demandé des modifications à leur statut politique. Mais, beaucoup en raison des dispositions hostiles des fonctionnaires du Protectorat, un peu en raison de l’absence de toute organisation rationnelle chez eux, leur doléances n’ont jamais été écoutées; et toutes les fois que le Gouvernement du Protectorat, cédant à des interventions de personnalités françaises — politiques ou autres — que le sort fait aux Israélites tunisiens dans le pays de Protectorat Français a justement surpris — a apporté soi-disant des réformes, il n’a toujours été guidé que par le désir de résoudre ce que l’on peut appeler la « Question juive tunisienne ».

L’hostilité marquée des fonctionnaires du protectorat à l’égard des Juifs de Tunisie, se trouve suffisamment démontrée par ce seul fait qu’après quarante années le régime de Protectorat Français, les Israélites tunisiens n’ont obtenu aucune satisfaction réelle, même sur leurs revendications les plus légitimes; mais elle se manifeste aussi ailleurs de mille et une façons diverses, surtout depuis le passage de M. René Millet a la Résidence Générale, et il serait trop long de citer tous les faits, dans les domaines politiques, administratif, judiciaire, économique et social, qui établissent cet état d’esprit. Ah ! sans doute les vexations et les humiliations de l’ancien régime des Beys, qui trouvaient au moins leur excuse dans l’état de demi-civilisation du pays n’existent plus. Sans doute aussi l’état économique des Israélites tunisiens, en raison de la progression générale du pays, s’est relativement amélioré, mais que vaut ce bien être matériel, tout relatif, quand on sait que les droits de tout ordre en sont la rançon.

La guerre n’a fait malheureusement qu’aviver et aggraver cette hostilité, et même de passif qu’il était, l’antisémitisme est devenu actif.

En dehors, en effet, des tracasseries, vexation et injustices sans nombre dont la guerre devait servir à chaque instant de prétexte : tracasseries aux négociants, à propos de leur commerce, des bénéfices de guerre ; censure appliquée, sans ménagements d’aucune susceptibilité, à toutes les lettres dont les destinataires de Tunisie avaient un nom à consonance juive tunisienne, etc., il y eut une véritable campagne sourde contre les Juifs. Cette campagne eut pour motifs apparents d’abord le fait que les Juifs, étant exclus du service militaire en vertu des lois du pays, n’avaient pas pris volontairement à la guerre la part qu’ils y auraient prise s’ils avaient été soumis au service obligatoire, et ensuite à l’opinion aveuglément acceptée et perfidement entretenu que certains d’entre eux auraient, grâce à la guerre, réalisé de très gros bénéfices.

Et cependant combien injustes et peu fondés sont ces reproches. En ce qui concerne les gros bénéfices, c’est simplement de la légende ; sans doute beaucoup de négociants ont gagné plus qu’ils ne gagnaient en temps normal : mais tes Israélites tunisiens ont réalisé beaucoup moins de bénéfices exceptionnels que tous les autres commerçants que la guerre a placés dans les mêmes conditions qu’eux.

Quant au grief de n’avoir pas fait la guerre, il est bon de rappeler que les Juifs tunisiens ne sont pour rien dans la confection des lois du pays ; qu’ils n’ont jamais fait obstacle à leur enrôlement obligatoire ; que leur adresser dès lors ce reproche dénote peu de bonne foi : qu’en tout cas un nombre assez important d’Israélites tunisiens s’engagèrent volontairement et se; conduisirent dignement.

Quand qu’il en soit, les résultats de cette campagne ne se firent pas attendre. Ils se traduisirent par des émeutes qui eurent lieu sur tout le territoire de la Tunisie au mois d’août 1917, et où les soldats tirailleurs, musulmans, auxquels s’étaient mêlés des éléments malsains de la population musulmane, encouragée malheureusement par des Français, pillèrent et saccagèrent les magasins juifs et malmenèrent des Juifs dont quelques-uns, heureusement peu nombreux, furent tués. Ils se traduisirent enfin par la manifestation beaucoup plus grave qui eut lieu à Tunis le 12 novembre 1918, jour de l’armistice, manifestation qui dégénéra en une véritable chasse aux Juifs et qui elle — fait pénible à constater — fut dirigée et menée par des membres, et non des moindres, de la Colonie Française,

Nous n’étonnerons personne de ceux qui savent la politique que le Gouvernement du Protectorat a toujours eue à l’égard des Juifs, en disant qu’aucune satisfaction n’a été donnée aux Juifs victimes de ces événements, malgré la promesse formelle du Gouvernement de les indemniser et malgré que ces victimes se fussent adressées aux tribunaux, qui les déboulèrent.

Bien mieux, -— comme pour chercher à excuser ces événements — d’une gravité sans pareille dans un pays qu’abrite le drapeau de la France, l’administration tunisienne, répondant aux plaintes qui avaient été adressées au quai d’Orsay par divers groupements, et notamment par la Ligue des droits de l’homme, déclara que ces événements, bien que regrettables, étaient dus d’une part à un antagonisme de races séculaire — ce qui est une grosse contre-vérité, parce-que cet antagonisme n’a jamais existé que dans l’esprit des fonctionnaires du protectorat et que les Juifs et les Musulmans ont toujours fait bon ménage quand on ne les a pas excités les uns contre tes autres — et d’autre part au renchérissement de la vie, causé par des spéculateurs juifs — ce qui est encore une autre grosse contre-vérité, malgré que le gouvernement, pour justifier cette affirmation, ait poursuivi pour spéculation illicite un grand nombre de Juifs, dont beaucoup, justifiables des tribunaux français, furent acquittés, sinon par les tribunaux de Tunis, du moins par la Cour d’appel d’Alger, et dont quelques-uns, poursuivis devant la justice administrative tunisienne, furent naturellement condamnés pour la plupart.

Pour ce qui est de la manifestation de novembre 1918, des informations judiciaires furent ouvertes contre certains manifestants, non d’office, mais sur la plainte des victimes : mais, ainsi qu’il fallait s’y attendre, certains furent acquittés avec dommages-intérêts à la charge des plaignants et d’autres furent condamnés à 10 francs d’amende. Et c’est tout : le gouvernement ne prononça aucune parole, ne fit aucun geste pour flétrir ces actes.

Et cependant l’altitude des Israélites tunisiens ne mérite-t-elle pas une autre politique ? Leurs sentiments envers la France ne sont-ils pas connus de tous ? Se donnent-ils pas tous les jours des gagés de leur fidélité à la France ?

Contre cet état d’esprit, que peut-on ? Évidemment, on ne peut demander à des fonctionnaires qui sont systématiquement hostiles aux Juifs et qui font celte politique depuis quarante ans de changer du jour au lendemain. Mais il semble que le gouvernement français pourrait surveiller de plus près la politique du gouvernement du protectorat ; il apparaît surtout que toutes les fois qu’une réclamation importante lui est adressée, le gouvernement français devrait, non se contenter de demander des renseignements aux fonctionnaires responsables des actes dont la réclamation est l’objet, mais envoyer enquêter sur place et en dehors desdits fonctionnaires.

Si, du moins, les Juifs tunisiens étaient organisés pour lutter contre cet état d’esprit. Maïs, hélas ! aucune organisation n’existe chez eux. La raison en est dans cet état d’esprit lui-même. Les Juifs tunisiens ont essayé de constituer des groupements, de créer un journal, mais ces œuvres n’eurent qu’une courte vie, car toutes les fois que les Israélites critiquaient certains actes de l’administration, on les représentait comme travaillant contre les intérêts français, ci comme ils sont Tunisiens, qu’ils n’ont aucune garantie de justice indépendante, le gouvernement a la part belle pour les mater et les réduire à l’impuissance.

C’est pourquoi, au premier plan de leurs revendications, les Juifs tunisiens placent leur reconnaissance comme un groupement ethnique distinct, jouissant des mêmes droits et des mêmes garanties que tous les autres indigènes du pays. Cette reconnaissance leur facilitera la crémation de diverses organisations économiques et sociales qui leur permettront de prendre la défense, de leurs intérêts et empêcheront qu’on commette aucune injustice à leur égard. Comme conséquence de cette reconnaissance, il y aura lieu d’accorder l’autonomie aux communautés.

Les Juifs tunisiens demandent en second lieu que leurs représentants dans les assemblées publiques ou privées soient en rapports non seulement avec leur nombre, mais encore avec leur activité économique dans le pays, et que ces représentants soient élus par eux, qu’ils ne soient plus de simples agents du gouvernement, incapables, par cela même, de formuler aucune protestation ni réserve contre les actes du gouvernement, mais qu’ils soient de véritables mandataires des Israélites et leur porte-parole auprès du gouvernement et des administrations.

En troisième lieu, vient la suppression de ce droit d’allégeance qui pèse sur eux et qui les rive à jamais et malgré eux à la nationalité tunisienne, sans leur laisser l’espoir de pouvoir en acquérir une nouvelle un jour à l’autre. Cependant, par leur nombre, par l’importance de leur natalité, par leur activité, par l’exiguïté du pays, surtout on présence de l’afflux étranger, il doit exister pour les Israélites tunisiens un courant d’émigration. Or, cela n’est pas possible sans la suppression du droit d’allégeance. Il faut que ceux d’entre eux qui s’en vont vivre à l’étranger et qui se trouveront demain remplir les condition? exigées du pays dont ils auront reçu l’hospitalité pour devenir ses nationaux, puissent acquérir cette nouvelle nationalité. Cette suppression s’impose d’autant plus que du fait de la création de plus en plus probable de l’Etat juif, on doit permettre à ceux d’entre eux qui voudront travailler à la renaissance et au développement de cet Etat, d’acquérir la qualité de citoyen juif.

Pour que cette suppression puisse produire tout son effet, il faut, par voie de conséquence, supprimer toutes les formalités tracassières, humiliantes et coûteuses en temps et en argent qui précèdent aujourd’hui la délivrance des passeports aux Tunisiens.

Les Juifs tunisiens demandent, en quatrième lieu, qu’on leur facilite l’accession à la nationalité française. Entrer dans la grande famille française et travailler avec elle à faire aimer la France, comme ils l’aiment eux-mêmes, a toujours été un des vœux les plus chers de la grande majorité des Juifs de Tunisie. Qu’a fait le gouvernement pour faciliter cette naturalisation ? Rien ! Au contraire, il a toujours créé des entraves. L’intérêt bien compris de la France exige cependant un pareil élargissement des facilités d’accès à la naturalisation.

En cinquième lieu vient leur revendication au sujet de la justice tunisienne ; s’il n’entre pas dans les vues du gouvernement d’unifier la justice en Tunisie et s’il doit toujours exister deux juridictions, les Juifs demandent que le droit d’option pour la justice française leur soit accordé.

En sixième lieu, ils demandent à être admis — aux mêmes titres que les autres — aux diverses fonctions publiques en Tunisie ; ils demandent surtout que ce droit ne soit pas seulement dans les textes, mais qu’il existe en fait. Les Juifs ne sont pas moins capables que tous autres d’exercer ces emplois : il n’y a donc aucune raison de les en exclure.

Enfin, ifs demandent qu’on les décharge de l’instruction de leurs enfants et de l’assistance de leurs nécessiteux. L’assistance et l’instruction sont partout une des charges de l’Etat ou des communes ; les Juifs sont soumis aux mêmes impôts que les autres habitants du territoire : pourquoi, dès lors, laisser à leur charge l’instruction et l’assistance ? Il n’y a aucune raison de laisser subsister plus longtemps cette anomalie. Libre à eux, ensuite, de maintenir les taxes qui frappent les Juifs peur améliorer les œuvres privées de bienfaisance, en créer d’autres. entretenir les services du culte, etc…

En résumé, on peut présenter ainsi les revendications des Juifs tunisiens :

  1. Reconnaissance des Juifs tunisiens comme groupement ethnique distinct, jouissant des mêmes droits et des mêmes garanties que les autres indigènes ;
  2. Représentation dans les assemblées publiques ou privées, élue et proportionnée à leur nombre et à leur rôle économique dans le pays ;
  3. Autonomie des communautés :
  4. Suppression du droit d’allégeance et, comme conséquence, suppression des formalités pour la délivrance des passeports ;
  5. Facilitation de la naturalisation française ;
  6. Admission à toutes les fonctions publiques ;
  7. Droit d’option pour la juridiction française ;
  8. Prise en charge par l’Etat de l’assistance publique, avec respect des usages et coutumes des Israélites tunisiens ;
  9. Suppression des écoles de l’Alliance Israélite universelle[1] et prise en charge par l’Etat de l’instruction publique des Israélites par la création d’écoles franco-juives, c’est-à-dire d’écoles dont le programme comportera l’enseignement de l’histoire des Juifs, de la langue et de la littérature hébraïques, en outre des autres matières figurant au programme général des écoles du pays, et où sera assuré le respect des us et coutumes israélites.

Il est temps qu’on mette fin à l’ostracisme dont sont victimes les Juifs tunisiens et qu’on donne satisfaction à leurs revendications si légitimes et par-ailleurs si modérées. La France ferait ainsi œuvre de justice et accomplirait en même temps un acte de bonne politique, car les Juifs tunisiens sont un des facteurs les plus importants de la prospérité du pays et de l’influence française en Tunisie.

Article publié dans le N° 13 de la revue hebdomadaire : « LE PEUPLE JUIF », parue le 26 mars 1920

[1] Ces écoles, qui constituent une lourde charge pour les Juifs tunisiens, sont d’ailleurs l’objet des critiques les plus vives et les plus justifiées.

La sympathie des israélites de Tunisie envers le “protectorat” français

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