La pratique religieuse en Suisse de l’échelle locale à l’échelle cantonale

  • 26 décembre 2018
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Organisation des Musulmans de Suisse
26 Déc

L’encadrement de la pratique religieuse donne lieu à trois formes associatives.  Au niveau local d’abord, le paysage associatif se tisse au croisement d’une identité religieuse et d’une multiplicité d’autres identifications, tout en s’inscrivant dans différents domaines d’action sociale (I—1). A partir de l’hétérogénéité de ces organisations au niveau local, deux modes de regroupement sont observés.

Premièrement, certaines   associations   locales   prennent   l’initiative   ou   sont   priées   de rejoindre des   organisations   centrales   qui   regroupent   des   associations   d’un   même   pays d’origine et dispensent des services à leurs membres (envoi d’imams, aide à l’élaboration des statuts, à la gestion des questions administratives ou à l’organisation de l’enseignement) (I—2).

Deuxièmement, au niveau cantonal, la diversité des buts associatifs et des responsables issus des associations locales rend improbable une dynamique de regroupement endogène. Ce n’est que dans les cantons où les pouvoirs publics et les acteurs interreligieux aspirent à canaliser la discussion autour des  enjeux  liés  à  la  pratique  religieuse  qu’émergent  des  regroupements cantonaux   qui   donnent   véritablement   lieu   à   des   actions   conjointes   entre   associations locales (I—3).

La diversité des associations au niveau local

Une véritable mosaïque culturelle et nationale s’observe au niveau local. Elle se compose de groupes  qui  rassemblent  des  individus  nés  suisses  ou  arrivés  dans  la  Confédération  par vagues  d’immigration  ou  d’exil,  en  quête  d’un  avenir  meilleur,  fuyant  la  misère,  la  guerre, ou  la  persécution  dont  ils  ont  fait  l’objet  au  nom  de  leur  appartenance  ethnique,  de  leur engagement de gauche, « islamiste », ou « anti-islamiste ». A partir de là, les identifications et  les  préoccupations  de  ceux  qui  créent  une  association  ou  une  fondation  sont  plurielles. Certaines se fondent autour d’une origine nationale commune pour préserver leur culture et s’intégrer,  d’autres  sont  marquées  par  des  différenciations  dogmatiques  ou  politiques. Par ailleurs,  des  regroupements  émergent  sur  la  base  d’une  différenciation  en  termes  de génération ou de genre, élargissant dans un même mouvement le champ d’action sociale des associations.

Préserver ses origines culturelles et s’intégrer

Depuis la fondation du premier centre islamique de Suisse, en 1961 à Genève, qui rassemble des   musulmans   d’origines   nationales   multiples,   deux   principaux   moments   et   types d’immigration  sont  le  moteur  de  la  création  des  associations.  Dans  les  années  1970,  arrive une  première  immigration  de  travail,  à  dominante  turque  et  albanaise  dans  les  cantons  de Bâle  et  du  Tessin.  Ensuite,  une  immigration  due  à  la  guerre  et  à  l’éclatement  de  la Yougoslavie  s’établit  au  début  des  années  1990  et  2000.  Elle  se  compose  de  réfugiés bosniaques, albanais et macédoniens.

Préserver  les  origines  culturelles  de  leurs  membres  tout  en  veillant  à  leur  intégration  est l’enjeu  qui  sous-tend  la  constitution  d’organisations  rassemblant  des  musulmans  autour d’une  origine  nationale  commune.  Par  delà  la  pratique  religieuse,  celles-ci se  caractérisent par  des  objectifs  « culturels »[1] :  parler  la  même  langue,  vivre  l’Islam   tel  qu’il  a  été réapproprié et vécu dans le pays d’origine, transmettre cette partie de l’identité à ses enfants, entretenir des liens de sociabilité imprégnés d’une mémoire, d’un destin et d’un horizon plus ou moins partagés.

Les  soucis  de  transmission  de  la  culture  d’origine  et  d’entre-soi  s’enchevêtrent  avec  une volonté  d’ancrage  dans  la  société  helvétique  et  d’accompagnement  des  adhérents  dans l’approfondissement  de  leur  intégration.  Ainsi,  ces  associations  font  souvent  une  référence explicite à la Suisse dans leur nom même. Elles se déclarent de Suisse, de Bâle, de Genève ou  du  Tessin  et  marient  symboliquement  leur  pays  d’origine  à  leur  terre  d’accueil.  Sur  un autre plan, leur émergence incarne un processus d’acculturation aux répertoires disponibles en  Suisse.  Des  responsables  associatifs  invoquent  le  modèle  d’organisation  des  premiers immigrés  de  travail  en  Suisse  (Italiens,  Espagnols,  Portugais,  Yougoslaves,  etc.)  qui  ont fondé  des  cercles  de  sociabilité,  où  ils  se  rendaient  avant  de  disposer  eux-mêmes  d’un espace.  D’autres  se  sont  inspirés  de  l’exemple  des  premières  générations  d’associations initiées par des musulmans. Pour établir leurs statuts, tous ont sollicité l’aide et les conseils de personnes informées au sein de leur entourage.

Des liens différenciés avec le pays d’origine

Des différenciations importées des pays et régions d’origine contribuent à la diversification du paysage associatif musulman local. C’est le cas d’associations turques qui voient le jour entre  1972  et  2004  dans  les  aires  cantonales  bâloise  et  tessinoise,  en  lien  avec  les  luttes politiques  qui  se  déroulent  en  Turquie.  Elles  se  consacrent  toutes  à  l’organisation  des pratiques religieuses collectives, notamment des cours coraniques pour les enfants, la prière, ou  encore la rupture  du  jeûne durant  le  mois  de  Ramadan. Toutefois,  les désaccords et tensions politiques, reflétant ceux de l’espace national d’émigration, entraveraient le partage d’une même association.

A Bâle, où la population d’origine turque est particulièrement nombreuse, deux principales lignes de division sont observées. La première fait écho à la lutte pour la production du sens islamique en Turquie ; elle distingue ceux qui acceptent le contrôle exercé par les autorités religieuses turques de ceux qui le refusent.

Ainsi, des associations se rattachent à la Diyanet, Direction des affaires religieuses de la Turquie, qui encadre et contrôle à travers des organes consulaires  les  activités  associatives  de  ses  ressortissants  dans  les  pays  d’immigration  et salarie des imams formés en Turquie. En revanche, une association se rallie à une faîtière en Suisse,  proche  du Mili  Görüs(La  voie  nationale  religieuse),  une  organisation  islamique créée  en  Allemagne  par  l’ancien  premier  ministre  turc  Neçmettin  Erbakan.  La  deuxième ligne de fracture sépare les sympathisants avec la cause kurde, de ceux qui se reconnaissent davantage dans le nationalisme turc.

Enfin, des regroupements de « jeunes » aspirent à créer un  espace  « neutre  et  moderne »,  à  distance  aussi  bien  des  conflits  politiques  turcs  que  des organisations centrales qui coordonnent l’Islam  turc en Suisse.

Des différenciations dogmatiques

Des  associations  se  constituent  sur  la  base  d’une  différenciation  d’ordre  dogmatique.  A Genève, une association shiite se crée aux côtés d’une majorité d’associations sunnites qui, l’une comme les autres, se réclament de l’Islam .

A Bâle, les associations alévies[2] se sont constituées en marge  des associations musulmanes. Ce  processus  de  distinction  est  fondé  sur  une  mise  en  avant  par  les  présidents  des associations  alévies  de  leur  distance  à  l’égard  des  pratiques  religieuses  stigmatisées  qui caractériseraient « les musulmans ». Le port du foulard et la construction de mosquées sont notamment invoqués. Cette  distanciation est  objectivée par  les  autorités  publiques  qui  ont accordé une reconnaissance cantonale à la « communauté alévie », une première occurrence pour  une  communauté  non-chrétienne  et  non-juive  en  Suisse.  Cet  événement  a  été  salué comme un geste de reconnaissance du « rôle positif joué par la communauté alévie à Bâle »[3] par  le  président  de  l’une  des  associations.  Il entérine  ainsi  la  distinction entre  associations alévies,  bénéficiant  d’une  validation  symbolique[4] par  la  société  majoritaire,  et  associations sunnites, qui ne seraient pas encore suffisamment « intégrées » pour en bénéficier.

Les schismes dans l’Islam

Suite à l’assassinat en 656 de Othman, troisième calife, et de la bataille de Siffin en 657 se produit le premier grand schisme de l’Islam  à l’origine de l’apparition de trois grandes branches. Les partisans de  Ali,  cousin  et  gendre  du  Prophète  Mohammed  (époux  de Fatima,  père  des  deux  petits-fils  du prophète, Hussein et Hassan, imams du chiisme) considèrent alors que la succession doit revenir aux descendants  du  prophète  ou  aux  membres  de Ahl  al-Bayt  (gens  de  la  maison  du  prophète).

Les sunnites élargissent le cercle de l’éligibilité aux membres de la tribu du Prophète (les Quraychites) et se réclament de la tradition (sunna) du prophète. Quant aux kharijites, ce sont les partisans de Ali qui refusent l’arbitrage qui suit la bataille de Siffin (qui oppose Ali à Mouawiya, gouverneur de Damas et  parent  de  Othman),  affirmant  qu’  « il  n’y  a  de  jugement  que  celui  de  Dieu »  et  considérant  que n’importe quel musulman, digne et apte, peut être élu calife, « même un esclave noir ». A partir de là, se   développent   trois   conceptions   du   califat,   trois   traditions   théologiques,   et   des   fondements différenciés  du  droit  islamique  et  de  son  application.  Actuellement,  l’on  évalue  que  les  musulmans sont à 84 % des sunnites, à 15 % des chiites (majoritaires en Irak, en Iran, au Liban, nombreux dans les  pays  du  Golfe)  et  1  %  de  kharijites  (Afrique  du  Nord  au  Mzab  et  dans  l’île  de  Djerba,  sultanat d’Oman).

A  côté  de  ces  schismes  liés  à  la  bataille  de  Siffin,  se  développent  des groupes  hétérodoxes  et syncrétiques.  Les ghulât,  « ceux  qui  exagèrent  le  culte  de  Ali »,  vénèrent  une  trinité  composée  de Dieu,  de  Muhhamad  et  de  Ali.  Aux  yeux  des  musulmans  sunnites,  chiites  et  kharajites,  les ghulât ignorent  les  fondements  de  l’Islam ,  à  commencer par le  principe  d’unicité  divine.  Ces  groupes  ont souvent  été  persécutés.

Considérés  comme  des ghulât, les  alévis sont  imprégnés  par  les  traditions mystiques. Ils vivent majoritairement dans les zones rurales d’Anatolie et représentent entre 12 et 15 millions d’individus en Turquie[5].

Le  paysage  associatif  musulman  local  est  sous-tendu  par la  diversité  des identifications nationales, mais aussi des identifications d’ordre politique ou dogmatique. Cependant, dans la plupart des cas, les objectifs et les activités demeurent similaires ; ils sont toujours guidés par  une  volonté  d’organiser  la  pratique  religieuse  collective  et  de  transmettre  la  culture d’origine. Par  delà  la  référence  aux  origines  culturelles  et nationales, aux  liens  différenciés avec le pays d’origine, ou aux particularités dogmatiques, des groupes se créent sur la base d’une identification générationnelle et de genre.

Différenciation générationnelle

Des groupes de jeunes sont mis en place par des associations. Ils ne sont pas constitués par les  jeunes,  mais  pour  les  jeunes  (14-20  ans)  dans  le  but  de  prévenir  les  comportements « déviants »   et   de   favoriser   leur   « intégration ». A   l’instar   de   plusieurs   responsables associatifs,  le  président  d’une association de  Bâle explique  qu’à  travers  le  groupe  de « jeunes » , il s’agit de : ramener les jeunes de la rue, afin qu’ils ne consomment pas d’alcool, ou de drogue, et qu’ils  soient  plus  adaptés  à  la  société,  qu’ils  puissent  mener  de  meilleures  activités dans la société…  L’un aide à nettoyer, l’autre aide à bouillir du thé ou à le distribuer[…]. Les jeunes qui sont ici sont conscients que c’est pour les jeunes et ils essayent de faire  quelque  chose  pour  ceux  qui  sont  encore  plus  jeunes.  (Entretien,  président associatif, 7.04. 2008, Bâle).

Parallèlement,   une   forme   d’autonomisation   s’observe   par   rapport   aux   organisations précédemment   fréquentées :   des   associations   se   créent   autour   d’une   identification générationnelle.  Certaines  sont  constituées  par  des  célibataires  qui  sortent  de  l’adolescence et  qui  aspirent  à  ne  plus  dépendre  des  activités  organisées,  pour  eux,  par  des  adultes. D’autres   sont   fondées   par   des   trentenaires   mariés   qui   s’identifient   à   la   « deuxième génération », scolarisée  en  Suisse  et  qui  aurait  pour  volonté  de  rompre  avec  les  divisions liées aux pays d’origine qui caractériseraient la « première génération ». L’identification à la catégorie   « jeunes »est   ainsi   sous-tendue   par   une   opposition   entre   « première » et « deuxième » génération.

Dans  les  deux  cas,  le  champ  des  activités  proposées  aux  membres  s’élargit :  cours  de natation,  camps  de  ski,  ouverture  de  crèches  et  le  public  se  définit  autour  d’une  identité « multikulti ».    Le  but  est  de  réunir  des  « deuxièmes  générations » de  « toutes  les  origines nationales » et quelles que soient les « options » politiques.

Différenciation de genre

Dans  le  giron  de  plusieurs  organisations,  des  groupes  de  femmes  se  réunissent  de  manière informelle  ou  structurée,  selon  une  division  sexuée  des  tâches  et  des  activités.  Les adhérentes  offrent  des  enseignements  religieux  et  linguistiques  (langues  du  pays  d’accueil) aux femmes nouvellement immigrées, de même qu’elles se chargent de cours d’arabe ou de la langue du pays d’origine, destinés aux enfants nés en Suisse. Dans les associations de la « seconde génération », les groupes de femmes sont également multiculturels ; ils regroupent des   femmes   d’origine   tunisienne,   algérienne,   bosniaque,   ou   encore   des Suisses   des Françaises  ou  des  Italiennes  converties,  « voilées  ou  non ».Elles  organisent  des  activités, souvent sportives, entre elles et pour elles.

Ce  panorama  donne  à  voir  à  quel  point  les  associations  qui  regroupent  des  musulmans recouvrent  des  investissements  variés,  y  compris  profanes.  Le foisonnement  de  la  vie associative locale ne résulte pas uniquement du processus de sédentarisation de populations musulmanes.  Si  la  préservation  de  la  culture  d’origine  est  au  principe  de  la  création d’organisations  turques,  bosniaques  ou  albanaises,  bien  d’autres  finalités  se  dessinent, confortant l’hypothèse de l’émergence d’un Islam  suisse aux facettes multiples. Par delà les facteurs de différenciation, prévaut une dynamique proactive : l’objectif est d’offrir un cadre à des activités collectives sociales, culturelles, éducatives, et de divertissement ; le cultuel ne constituant qu’une part des énergies déployées. L’ensemble de ces actions révèle un souci de s’ancrer   en   terre   helvétique   en   adoptant, notamment   et   significativement, le   modèle juridique et  organisationnel  en  vigueur.  Mais elles montrent  aussi  la  volonté  d’affirmer  la compatibilité de la pratique de l’Islam  avec l’appartenance à la Suisse.

Par-delà la diversité des vecteurs d’identification et la pluralité des finalités qui caractérisent les associations locales, des regroupements se produisent à l’échelle nationale et cantonale.

Des regroupements nationaux à visée centralisatrice

A  l’échelle  nationale,  les  organisations  centrales  visent  à  cimenter  des  associations et fondations locales[6] autour de la « culture », d’une orientation politique ou religieuse du pays d’origine,  participant  ainsi  au  contrôle  des  pratiques  et  des  représentations  de  l’Islam   de leurs  membres.  Ces  associations  centralisent  des  compétences  administratives,  offrent  un soutien logistique et gèrent la venue d’imams ou d’enseignants de langue dans les limites du droit suisse qui fixe les conditions de séjour des imams de Turquie de Bosnie, du Kosovo ou de  Macédoine[7].  En  partie,  ces  organisations  se  rattachent  sur  un  mode  consulaire  aux autorités publiques du pays d’origine. Cependant, dans le cas turc du moins, elles incarnent des  liens  différenciés  avec  la  terre  natale,  voire  des  divisions  politiques  ou  religieuses importées; elles développent ainsi des conceptions concurrentielles quant à l’encadrement de l’immigration turque en Suisse, entre autres sur le plan religieux.

La lutte pour le monopole de la production du sens islamique en terre d’Islam

En  terre  d’Islam ,  la  lutte  pour  le  monopole  de  la  production  du  sens  islamique  est  un  phénomène largement   étudié.   « Organiser »,   « représenter »   la   religion   musulmane   en   Suisse   sont   des préoccupations   proches   de   celles   des   gouvernants   des   pays   dits musulmans,   qu’ils   soient «   commandeur des croyants » , « gardien des lieux saints », présidents d’une république « laïque » ou «   islamique ». Des historiens et des islamologues ont démontré que religion et politique n’ont jamais vraiment  « fusionné »  dans  les  aires  musulmanes,  même  du  temps  du  prophète.  Par ailleurs,  à l’inverse  de  l’église  catholique,  l’Islam   sunnite  ne  dispose  pas  d’une  institution  spécialisée, hiérarchisée,  totalement  autonome  dans  la  production  du  sens,  des  normes  et  de  l’ « orthodoxie » islamiques, de manière à s’imposer à tous les musulmans pratiquants. Aussi, la pluralité prévaut-elle sur  le  plan  des  traditions  juridiques,  théologiques  et  des  pratiques  religieuses. 

Gouvernants  et opposants  recourent  au  répertoire  islamique  pour  y  puiser  des  ressources  de  légitimation  et  de délégitimation   ;  les  portes  de  la  réinterprétation  et  de  l’invention  de  la  tradition  sont  grandes ouvertes. A l’époque contemporaine, la massification de l’enseignement a paradoxalement démocratisé l’accès au  religieux,  amplifiant  la  « fragmentation  de  l’autorité  sacrée »  et  la  lutte  pour  le  monopole  de  la production  du  sens  islamique[8].  Ainsi,  même  dans  les  pays  musulmans,  les  pouvoirs  publics s’activent  à  « institutionnaliser »  la  gestion  du  religieux,  et  en  tout  cas  à  la  soustraire  aux  voix concurrentes.

En   Suisse,   ce   phénomène   d’institutionnalisation   se   retrouve   partiellement   dans   les dynamiques  de  regroupements  cantonaux  fortement  marqués  par  les  modalités de  gestion des   affaires   religieuses   des   pouvoirs   publics.   Elles   peuvent   dépendre   de   l’influence d’individus  influents comme  de  pratiques  institutionnalisées  de  longue  date  dans  l’espace cantonal.

Les dynamiques cantonales au miroir des politiques publiques

Depuis la fin des années 1990, des associations locales se regroupent en unions cantonales. Des initiatives surgissent dans un élan individuel de quête de leadership. D’autres voient le jour dans un processus de mimétisme: «On a vu que ça se faisait dans d’autres cantons, on s’est  dit  que, nous  aussi,  nous  avions  besoin  de nous mettre  ensemble  et  de fonder  une organisation  cantonale»[9],  affirme  en  entretien  un  membre fondateur pour  expliquer  la raison  d’être  de  son  engagement. Ce  mouvement  de regroupement s’inscrit avant  tout dans une   dynamique   réactive   face   aux demandes   des   pouvoirs   publics   et   des   acteurs interreligieux,  qui  aspirent  à  une  gestion  centralisée  des  affaires  religieuses.

Au  niveau cantonal, l’émergence de ces associations, plus ou moins consolidées et inégalement actives, est  étroitement  liée  aux  modalités  de  gestion  du  religieux  à  l’échelle des  cantons et  aux grandes options en matière de «régulation» endossées par les autorités publiques[10]. La politique bâloise porte l’empreinte du dialogue interreligieux tout en assumant la gestion du  religieux,  relayée  par  une  coordinatrice  des  affaires  religieuses, mandatée  par  le  Bureau de  l’intégration, dont  le  rôle  est  décisif.  La  genèse  et  le  destin  de  la Basler  Muslim Kommission (Commission  musulmane  bâloise,  BMK)  s’inscrit  dans  ce  contexte.  Initiée  en 1987  par  un  pasteur  de  l’église  réformée  cherchant  à  associer  les  acteurs  associatifs musulmans   au   dialogue   interreligieux   et   à   en   faire   des   «partenaires»   des   autorités cantonales,  l’organisation  est  formellement  créée  en  1997.

A  partir  de  là,  les  acteurs  du dialogue  interreligieux  et  les  autorités  cantonales  disposent  d’un  interlocuteur  collectif musulman officiel. La participation de la BMK aux arènes de discussion s’inscrit cependant dans une dynamique réactive et dans une distribution inégale du pouvoir.

Premièrement, ce sont  davantage  les  personnalités  étatiques  et  du  dialogue  interreligieux  qui  définissent  et inscrivent  les  problèmes  sur  l’agenda.  Le  rôle  attribué  à  la  BMK  est  celui  d’un  organe  de consultation,  une  position pas  toujours  aisée  à  tenir.  Modérateur  de  conflits lors  du surgissement  médiatique  d’une  affaire  autour  de  l’abattage  d’un  mouton,  «otage»  d’une réglementation  sur  les  cours  de  natation  qui  la  met  en  porte-à-faux  avec  certains  de  ses membres,  sa  marge  de manœuvre  demeure  particulièrement  étroite.

Deuxièmement,  la définition  des  «bons  représentants»  qui  peuvent  être  associés  à  la  gestion  des  affaires religieuses  est  davantage  du  ressort  des  pouvoirs  publics  et  interreligieux  que  du  côté  des membres  de  la BMK.  Ainsi,  les  acteurs qui  disposent  d’une  assise  associative  locale  sont progressivement  écartés  au  profit  de  ceux  qui  sont  sélectionnés  «par  le  haut»  en  fonction des compétences valorisées par les acteurs étatiques et interreligieux.

Dans les cantons où les questions que pose la pratique de la religion musulmane sont réglées au  coup  par  coup,  les  pouvoirs  publics n’incitent  pas  les associations  locales à s’engager dans   un   mouvement   d’unification.   Malgré   l’existence   de   regroupements   formels   ou d’associations  prétendant  à  la  «représentation»  au  niveau  cantonal,  ces  velléités  restent fragmentées,  incertaines  et  inactives.  Moins  consolidées,  elles  sont  en  proie  à  des  rivalités entre responsables associatifs ou résultent d’initiatives individuelles sans action conjointe.

A Genève, une  république  qui  affirme  sa  laïcité,  les  questions  relatives  aux  populations musulmanes  sont  appréhendées en  termes culturels,  sous  les  angles de  l’associatif  et  de l’intégration. Fondée  en  2006,  l’Union  des  organisations musulmanes  (UOMG)  émane  de l’initiative d’un collectif de femmes. Jusqu’en 2009, elle se livre principalement à des luttes internes autour de la répartition des voix. Il faut attendre la campagne contre la construction de minaret pour  que l’UOMG connaisse un  nouvel élan. Dès lors des journées portes ouvertes des lieux de culte et des associations sont organisées[11]. L’objectif des activités est résolument de forger une image positive des musulmans.

Au Tessin, la Commission cantonale pour  l’intégration des étrangers et la lutte contre le racisme intègre en son sein un   responsable associatif musulman par souci de représentativité. Cependant, aucune politique spécifique n’est adoptée    concernant l’organisation des musulmans dans le canton et les demandes formulées sont gérées au cas par cas. Entre 2004 et 2006, un processus d’union cantonale se dessine avec la Communit à Islamica nel Canton Ticino, une association locale aux prétentions cantonales. Depuis que son président a quitté la Suisse pour  des motifs professionnels, l’union n’est plus à l’ordre du  jour même si un  nouvel acteur prétendait s’emparer de ce leadership en réaction au résultat de la votation contre la construction de minaret.

Il ressort de l’examen des dynamiques de regroupements cantonaux que ceux-ci sont essentiellement le fruit d’initiatives d’acteurs associés à la gestion des affaires religieuses qui ont pour objectif de centraliser les questions liées aux pratiques religieuses. En l’absence d’une politique volontariste et centralisatrice des pouvoirs publics, les associations locales coexistent.  Si des tentatives de regroupements voyaient le jour, il a fallu que l’Islam soit constitué en problème public pour que des actions collectives soient menées, de manière réactive, en vue de promouvoir une bonne image de soi.

Travail réalisé par: Samina Mesgarzadeh, Sophie Nedjar, Mounia Bennani-Chraïbi

[1] L’adjectif culturel se retrouve souvent dans le nom même de l’association et renvoie implicitement à l’origine nationale des fondateurs. En revanche, dans le cas de la Fondation culturelle islamique de Genève, le terme se rapporte,  au  sens  large,  à  la  culture  et  à  la  civilisation  qui  se  sont  développées  en  lien  étroit  avec  l’islam.  A partir  de  là,  s’il  faut  qualifier  ces  organisations,  il  s’agirait  davantage  d’ « associations  culturelles »  que d’« associations ethniques ».

[2] Il  existe  15  associations  alévies  en  Suisse,  organisées  en  associations  de  droit  privé,  voir  la  synthèse  de Martin BAUMANN,   « Les   collectivités   religieuses   en   mutation :   structures,   identités   et   relations interreligieuses »,   in : Religions,  Etat  et  société. La  Suisse  entre  sécularisation  et  diversité  religieuse(Christophe BOCHINGER éd.), Zurich : Editions Neue Zürcher Zeitung, p. 21-74, ici : p. 40.

[3] Communiqué de presse, 18 octobre 2012.

[4] Avec  cette  « petite  reconnaissance »,  contrairement  à  la  reconnaissance  de  droit  public,  la  collectivité religieuse reconnue garde un statut de droit privé et ne bénéficie pas des privilèges associés à la reconnaissance de  droit  public  (notamment,  le  droit  de  collecter  un  impôt  et  le  soutien  financier  par  le  canton),  voir RenéPAHUD  DE  MORTANGES,  « L’impact  de  la  pluralisation  religieuse  sur  l’ordre  juridique  de  l’Etat »,  in : Religions, Etat et société. La Suisse entre sécularisation et diversité religieuse (Christophe BOCHINGER éd.), Zurich : Editions Neue Zürcher Zeitung, p. 141-169, ici : p. 148.

[5] Sabrina MERVIN, Histoire de l’islam. Fondements et doctrine, Paris, Flammarion, 2000, ici : p. 114-121.

[6] Cette dynamique est antérieure et indépendante de la constitution de regroupements au niveau cantonal.

[7] Conditions de séjour en Suisse des imams de Turquie, de Bosnie, du Kosovo et de Macédoine :La  Directive  4  de  l’Office  fédéral  des  migrations  comporte  des  procédures  spécifiques  pour  le  séjour  des imams   en   Suisse,   procédure   distincte   selon   les   provenances   nationales   des   imams (Turquie,   Bosnie-Herzégovine,  Kosovo  et  Macédoine).  Cette  directive  fixe notamment  les  organes  en  charges  de  transmettre  à l’ODM  la  demande  de  séjour  (en  général,  une  association  centrale  en  Suisse  et  une  institution  régulant  le religieux  dans  le  pays  d’origine),  le  niveau  de  formation  requis  des  imams  et  le  type  de  diplôme  exigé,  ainsi que le nombre d’imams admis par provenance nationale.  La  possibilité  de former  des  imams  en  Suisse  dans  les  Hautes  écoles  est  étudiée  depuis  mars  2012  par  un groupe de travail mandaté par le Secrétariat d’Etat à l’éducation et à la recherche, selon une information issue du Portail  catholique  suisse,  consulté  le  13  février  2013. http://www.cath.ch/detail/un-groupe-de-travail-pour-la-formation-d es-imams-en-suisse.

[8] Dale F. EICKELMAN, James PISCATORI, Muslim Politics, Princeton, Princeton University Press, 1996.

[9] Entretien, membre fondateur d’une union cantonale, canton de X, le 19 janvier 2007.

[10] Selon la Constitution fédérale, les cantons sont compétents en matière de gestion du religieux (art. 72 al.1)

[11] En  2009,  ne  première  journée  s’intitule  « A  la  découverte  de  l’Islam   à  Genève ».  En  2010,  une  deuxième journée est organisée sous le titre « L’Islam  à Genève, parlons-en. Dialoguer, c’est partager ».

Conclusions sur l’« organisation » de l’Islam de Suisse

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