Formation de l’empire carthaginois et conflit avec les Grecs

  • 31 décembre 2018
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31 Déc

L’empire carthaginois

Grâce à sa position avantageuse et à l’esprit d’entreprise de sa puissante aristocratie représentée par la famille des Magons, Carthage ne tarda pas à se développer. Favorisée par sa position, auréolée de ses prestigieuses origines, servie par des hommes politiques de grande valeur comme Malchus et les Magonides, Carthage, demeurée à l’écart des grands cataclysmes qui secouèrent l’Orient et les cités phéniciennes, profita du déclin de Tyr (qui n’échappa aux Babyloniens que pour retomber sous la coupe des Perses) et recueillit l’héritage impressionnant de la malheureuse métropole. N o n seulement elle se tailla un immense empire maritime en Méditerranée occidentale, en regroupant sous son hégémonie toutes les cités phéniciennes d’Occident, chose que Tyr n’a jamais réussi à réaliser en Orient, mais elle s’assura l’exclusivité du transit vers l’Orient. En même temps, elle amorça un mouvement d’expansion appuyé par une inlassable action militaire et diplomatique en vue d’occuper des positions stratégiques un peu partout en Méditerranée occidentale, ce qui était de nature à favoriser le développement de son commerce.

Elle prit pied d’abord en Sicile : à en croire Thucydide, l’installation des Phéniciens dans cette île aurait été antérieure à celle des Grecs. Ceux-ci, arrivés plus tard, n’avaient fait que refouler les Phéniciens vers l’ouest de l’île où ils auraient conservé simplement une mince frange côtière. Si l’archéologie confirme la présence des Phéniciens dès le VIP s. à Motyé et dans d’autres endroits de l’ouest de l’île, aucune trace, par contre, n’a été trouvée dans l’est ou dans le sud-est de la Sicile qui soit de nature à prouver que les Phéniciens s’y étaient installés avant les Grecs. On est donc obligé de douter de l’affirmation de Thucydide tant que les fouilles n’auraient pas mis au jour un niveau phénicien au-dessous du niveau grec.

A la fin du VIe s., Carthage s’installa en Sardaigne. Les découvertes archéologiques le prouvent bien ; et il serait prudent de retenir cette date plutôt que celle plus lointaine de 654 avant J.-C. que nous donne la tradition mais que rien ne confirme. C’est vers la même époque, également, qu’elle s’installe aux Baléares (Ibiza) et au sud-est de l’Espagne. Les Phocéens qui avaient fondé Massalia (Marseille) vers 600 avant J.-C. et qui connurent la plus rapide des ascensions, se présentaient comme de sérieux rivaux des Carthaginois. Puissants militairement et économiquement grâce à un commerce florissant, ils s’installèrent en Corse et tentèrent d’essaimer en Méditerranée. Ils se heurtèrent à Carthage qui stoppa brutalement leur expansion à la suite de la fameuse bataille d’Alalia (535).

Chassés de Corse, ils furent aussi éliminés d’Espagne et se confinèrent au seul golfe du Lion. Ainsi, à la fin du VIe s. avant J.-C., la puissance carthaginoise s’étendait sur toutes les colonies phéniciennes d’Afrique, depuis la Tripolitaine jusqu’à l’Atlantique, et avait des points stratégiques en Sicile, en Sardaigne, en Corse, aux Baléares et en Espagne. Sa position était renforcée par un traité d’alliance qu’elle avait signé avec les Étrusques, une autre puissance de l’époque. Cependant, dans cette politique d’expansion militaire et économique, tendant à lui assurer l’exclusivité du commerce en Occident, Carthage finit par se trouver face à face avec son premier grand rival méditerranéen : les Grecs.

La bataille d’Himère et ses conséquences

L’expansion carthaginoise se heurte donc aux Grecs et un long conflit se développa pendant plusieurs années avant de dégénérer en choc sanglant qui mit aux prises les deux puissances en Sicile, le jour même, semble-t-il, où la marine grecque affrontait celle des Perses à Salamine. Les Grecs parlèrent d’une armée carthaginoise de 300 000 hommes, habitués qu’ils étaient à parler de « hordes barbares ». Pour la critique moderne, les effectifs carthaginois, composés essentiellement de Libyens, de Corses, d’Ibères et de Sardes et commandés par le Magonide Amilcar, ne dépassaient guère 30 000 hommes. À en croire les sources grecques cette expédition se solda par une véritable catastrophe militaire, l’armée et la flotte carthaginoises ayant été quasiment anéanties par Gélon près d’Himère en 480 avant J.-C. Dans le même temps, les Grecs triomphaient à Salamine et les deux événements furent liés et interprétés comme le symbole du triomphe des lumières sur les forces de la barbarie.

Les Grecs, imbus de la supériorité de leur civilisation et grisés par l’importance de leurs succès en Occident et en Orient, exagérèrent, bien entendu, leur triomphe et eurent l’impression de vivre un moment exaltant. Mais, même si la défaite d’Himère n’eut pas sur Carthage les conséquences catastrophiques qu’on s’est plu à mettre en relief, elle n’en constitua pas moins un tournant dans son histoire. La main mise de plus en plus grande des Grecs sur les deux bassins de la Méditerranée qui eurent tendance à se fermer au commerce punique, entraîna des changements affectant un grand nombre de secteurs. La transformation la plus importante semble être une austérité draconienne qui caractérisa le mode de vie des Carthaginois à cette époque.

Les archéologues ont été frappés par la pauvreté relative des tombes carthaginoises du Ve s. où les objets importés comme les céramiques corinthiennes ou attiques et autres objets égyptiens deviennent assez rares. Le goût du luxe semble avoir été banni et les riches donnèrent même l’exemple : des lois somptuaires limitèrent le faste des noces et on réglementa les dépenses des funérailles. Même les bijoux fabriqués sur place sont rares dans les tombes de cette époque. Cet effort d’austérité n’épargna pas le domaine religieux, et on constate que monuments et offrandes perdent de leur faste et de leur richesse.

D’autre part, son isolement et le tarissement de son commerce posaient à Carthage de graves problèmes de ravitaillement : elle ne recevait plus certaines denrées indispensables à sa vie. Pour se procurer tout cela et, en même temps, réorganiser ses forces et éventuellement faire face à de probables assauts grecs, Carthage se mit en devoir de conquérir un arrière-pays qui correspond en gros au territoire tunisien actuel. Cette conquête se fit au prix de durs combats avec les autochtones, mais dota l’aristocratie carthaginoise de vastes domaines agricoles. Dion Chrysostome, évoquant plus tard ce phénomène, parla de « transformation des Carthaginois, de Tyriens qu’ils étaient, en Africains ». Ces multiples difficultés avec les Grecs et l’isolement qui en résulta poussèrent Carthage à chercher de nouveaux débouchés et à intensifier son commerce avec les populations primitives dans le temps même où ses importations de produits grecs ou égyptiens se raréfiaient.

Elle entendait consacrer les profits tirés de ce nouveau commerce à refaire les bases de sa puissance. En effet, les Carthaginois échangèrent avec les peuples primitifs des objets fabriqués sans grande valeur contre d’importantes quantités de métal précieux ou de l’ivoire. Hérodote nous a décrit le procédé pittoresque que les Carthaginois utilisaient dans ce commerce fort lucratif : ils descendent leurs marchandises et les rangent le long du rivage puis, après avoir fait beaucoup de fumée, ils remontent sur leurs vaisseaux ; les autochtones avertis par la fumée viennent apprécier la marchandise, déposent la quantité d’or qui leur paraît correspondre à la valeur de la marchandise proposée, puis s’en vont. Si cette quantité d’or paraît satisfaisante aux Carthaginois, ils l’emportent et s’en vont après avoir laissé la marchandise aux autochtones, sinon ils attendent de nouvelles offres. Personne ne touche à rien avant l’accord total des deux parties. La plus grande loyauté semble avoir présidé à ce procédé de troc muet qui s’est d’ailleurs prolongé sur la côte africaine jusqu’au XIX e s. L’enjeu était si considérable que nul n’eut songé à tricher.

Les périples de Hannon et de Himilcon

C’est à la recherche de tels profits, à la fois considérables et faciles, que Hannon entreprit vers le milieu du V e s. un fameux périple dont il a décrit les étapes et dont les Grecs nous ont conservé une traduction. «Relation de Hannon, roi des Carthaginois, sur les contrées libjques au delà des colonnes d’Héraclès, qu’il a dédiée dans le temple de Kronos et dont voici le texte :

  1. Il a paru bon aux Carthaginois qu ‘Hannon naviguât en dehors des Colonnes d’Héraclès et fondât des villes liby-phéniciennes. Il navigua donc, emmenant 60 vaisseaux à 50 rames, une multitude d’hommes et de femmes, au nombre d’environ 30 000, des vivres et d’autres objets nécessaires.
  2. Après avoir passé le long des Colonnes et avoir navigué au delà pendant deux jours, nous fondâmes une première ville que nous appelâmes Thjmiatérion ; au-dessous d’elle était une grande plaine.
  3. Ensuite, nous dirigeant vers l’Occident, nous parvînmes au lieu dit Soleils, promontoire libyque couvert d’arbres.
  4. Ayant établi là un sanctuaire de Poséidon, nous naviguâmes dans la direction du soleil levant pendant une demi-journée après laquelle nous arrivâmes à une lagune située non loin de la mer, couverte de roseaux abondants et élevés ; des éléphants et d’autres animaux, très nombreux y paissaient.
  5. Après avoir dépassé cette lagune et navigué pendant unejournée, nous fondâmes sur la mer des colonies (,nouvelles?) appelées le Mur Carien, Gytté, Aéra, Melita et Arambys.
  6. Étant partis de là, nous arrivâmes au grandfleuve Lixos qui vient de la Libye. Sur ses rives, des nomades, les Lixites faisaient paître des troupeaux. Nous restâmes quelque temps avec ces gens, dont nous devînmes les amis.
  7. Au-dessus d’eux, vivaient des Ethiopiens inhospitaliers, habitant une terre pleine de bêtes féroces, traversée par des grandes montagnes, d’où sort, diton, le Lixos. On dit aussi qu’autour de ces montagnes vivent des hommes d’un aspectparticulier, les Troglodytes ; les Lixites prétendent qu’ils sontplus rapides à la course que des chevaux.
  8. Ayant pris des interprètes chez les Lixites, nous longeâmes le désert, dans la direction du Midi, pendant un jour. Alors nous trouvâmes, dans l’enfoncement d’un golfe, une petite île, ayant une circonférence de cinq stades ; nous l’appelâmes Cerné et nous y laissâmes des colons. D’après notre voyage, nous jugeâmes qu’elle était située à 1’opposite de Carthage. Car il fallait naviguer autant pour aller de Carthage aux Colonnes que pour aller des Colonnes à Cerné.
  9. De là, passant par un grand fleuve, le Chrétès, nous arrivâmes à un lac qui renfermait trois îles plus grandes que Cerné. Variant de ces îles, nous fîmes un jour de navigation et arrivâmes au fond du lac que dominaient de très grandes montagnes pleines d’hommes sauvages, vêtus de peaux de bêtes qui, nous lançant des pierres, nous empêchèrent de débarquer.
  10. De là, nous entrâmes dans un autre fleuve, grand et large, rempli de crocodiles et d’hippopotames. Puis nous rebroussâmes chemin et nous retournâmes à Cerné.
  11. Nous naviguâmes de là vers le Midi, pendant douze jours, en longeant la côte toute entière occupée par des Ethiopiens qui fuyaient à notre approche. Ils parlaient une langue incompréhensible, même pour les Lixites qui étaient avec nous.
  12. Le dernier jour nous abordâmes des montagnes élevées couvertes d’arbres dont les bois étaient odoriférants et de diverses couleurs.
  13. Ayant contourné ces montagnes pendant deuxjours, nous arrivâmes dans un golfe immense, de l’autre côte duquel il y avait une plaine ; là nous vîmes, la nuit, des feux s’élevant de tous côtés par intervalles avec plus ou moins d’intensité. A partir de là, nous longeâmes, pendant trois jours, des flammes, et nous arrivâmes au golfe nommé la Corne du Sud. Dans l’enfoncement était une île, semblable à la première, contenant un lac, à l’intérieur duquel, il y avait une autre île, pleine d’hommes sauvages. Les femmes étaient de beaucoup les plus nombreuses. Elles avaient le corps velu et les interprètes les appelaient gorilles. Nous poursuivîmes des mâles, sans pouvoir en prendre aucun, car ils étaient bons grimpeurs et se défendaient. Mais nous nous emparâmes de trois femmes mordant et égratignant ceux qui les entraînaient ; elles ne voulaient pas les suivre. Nous les tuâmes et nous enlevâmes leur peau que nous apportâmes à Carthage. Car nous ne naviguâmes pas plus avant, faute de vivres. Ce texte a été diversement commenté par les nombreux savants qui ont eu à l’examiner. Il semble acquis qu’il ait été originellement falsifié par Hannon lui-même qui ne voulait communiquer aucune donnée précise sur la fameuse route de l’or. Il n’a probablement publié que ce qui était de nature à flatter l’immense orgueil qu’avaient retiré les Carthaginois de cette lointaine expédition sans toutefois compromettre l’exclusivité de l’accès à une zone prodigieusement enrichissante. Dans ces conditions, de nombreuses identifications de lieux demeurent hasardeuses et les chiffres de navires ou de passagers sont fortement sujets à caution. D’autre part, si certains historiens admettent que Hannon parvint jusqu’au Golfe de Guinée en vue du volcan Cameroun, beaucoup tendent à limiter dans l’espace la portée de cette expédition. Les prochaines années pourraient nous apporter de nouvelles lumières concernant ce fameux périple. A la même époque, répondant aux mêmes préoccupations économiques, un autre Carthaginois, Himilcon, a exploré la côte atlantique de l’Europe de l’Ouest à la recherche de l’étain et de l’argent. Il semble que ce deuxième périple ait conduit les Carthaginois jusqu’aux îles britanniques. Ces efforts gigantesques entrepris dans les divers domaines de l’économie carthaginoise et les changements survenus dans la vie sociale, religieuse et politique donnèrent à Carthage un aspect nouveau et la hissèrent au rang de grande puissance méditerranéenne.
  14. Après avoir fait provision d’eau, nous continuâmes notre navigation le long de la terre pendant cinq jours, au bout desquels nous arrivâmes à un grand golfe que les interprètes nous disent s’appeler la Corne de l’Occident. Dans ce golfe se trouvait une grande île et, dans l’île, une lagune, qui renfermait une autre île. Y étant descendus, nous ne vîmes, le jour, qu’une forêt, mais, la nuit, beaucoup de feux nous apparurent et nous entendîmes des sons de flûtes, un vacarme de cymbales et de tambourins et un très grand bruit, la peur nous prit et les devins nous ordonnèrent de quitter l’île.
  15. Nous partîmes donc en hâte de ce lieu, et nous longeâmes une contrée embrasée pleine de parfums ; des ruisseaux de flammes sortaient et venaient se jeter dans la mer. Tm. terre était inaccessible à cause de la chaleur.
  16. Saisis de crainte, nous nous éloignâmes rapidement. Pendant quatre journées de navigation, nous vîmes, la nuit, la terre couverte de flammes ; au milieu était un feu élevé, plus grand que les autres et qui paraissait toucher les astres. Mais le jour,on reconnaissait que c’était une très grande montagne appelée le char des dieux.

L’apogée de Carthage et le premier conflit avec Rome

Battue par les Grecs, écartée de la Méditerranée orientale, Carthage avait réussi à rétablir une situation chancelante et, grâce à la nouvelle orientation de son empire et de son économie, elle revint, peu à peu, en surface et commença de nouveau à faire figure de grande puissance sur l’échiquier de la politique méditerranéenne. Exploitant les querelles entre les cités grecques, elle essaya de reconquérir les positions qu’elle avait perdues en Sicile et parvint à contrôler une bonne partie de l’île malgré l’hostilité de Denys de Syracuse et de ses successeurs qui tentèrent à plusieurs reprises de mettre un frein à son expansion.

L’essor de Carthage

La fin du IVe s. voit Carthage reprendre pied dans le bassin oriental de la Méditerranée en nouant des relations commerciales intenses avec les nouveaux Etats d’Orient issus de la conquête d’Alexandre et, en particulier, avec le royaume des Ptolémées d’Egypte qui fondait sa nouvelle monnaie sur l’étalon phénicien, le même donc que celui adopté par Carthage où l’apparition des émissions monétaires proprement carthaginoises n’est guère antérieure au milieu du IVe s. Sa puissance économique s’en trouva singulièrement renforcée. Au cours de la dernière décennie du IVe s.

Carthage connut une brève mais sérieuse alerte due à un nouveau tyran syracusian, Agathocle, qu’elle contribua, au début, à installer solidement au pouvoir. Dès qu’il se sentit fort, Agathocle s’empressa d’empiéter sur le territoire sicilien de Carthage. Au prix d’un grand effort militaire celle-ci réussit à refouler Agathocle vers Syracuse et l’y assiégea. Mais le tyran syracusain tenta une diversion hardie qui sera plus tard reprise par les Romains : trompant le blocus carthaginois, il réussit, à la tête de 14 000 hommes, à s’échapper de Syracuse et débarqua dans le sud du Cap Bon en 310.

Il brûla sa flotte vraisemblablement pour enlever à ses soldats tout espoir de retour, puis, grâce à ses talents militaires, il parvint à se maintenir pendant trois ans dans le pays où il s’empara de plusieurs cités ; mais n’ayant pas réussi à inquiéter Carthage, bien en sécurité à l’abri de ses remparts, il vit bientôt sa tentative tourner court. Agathocle eut l’intelligence de ne pas s’enfermer trop longtemps dans cette conquête sans issue et préféra traiter avec les Carthaginois après avoir regagné discrètement la Sicile. Carthage put ainsi conserver sa province sicilienne. L’entreprise d’Agathocle, même si elle s’était soldée par un échec, avait eu le mérite de relâcher quelque peu la pression punique sur Syracuse sans compter qu’elle constitua un dangereux précédent que les Romains n’hésitèrent pas à suivre lors de la première, puis de la deuxième guerre punique.

Collier punique Musée de Carthage
Collier punique – Musée de Carthage: Découvert dans une tombe de Carthage. Il est constitué de nombreux éléments de matières et de formes diverses : or et pierres précieuses tels que lapis, turquoise, hyacinthe et perles. Notez en particulier deux pendentifs l’un circulaire, l’autre rectangulaire. Tous ces éléments jouent le rôle d’amulettes protectrices. Datable du VIT s. av. J.-C.

Agathocle avait peut-être l’intention de reprendre la lutte contre Carthage, mais sa mort en 289 l’empêcha de réaliser ses projets. Les Carthaginois en profitèrent pour consolider leur position d’autant plus que les dissensions entre cités grecques de Sicile favorisèrent leurs interventions et ils s’imposèrent souvent en arbitres de la situation. En 278, ils bloquèrent Syracuse qui ne fut délivrée que grâce à l’intervention de Pyrrhus, roi d’Épire et champion d’un hellénisme occidental en pleine décadence. Pyrrhus réussit néanmoins à reconquérir toutes les possessions carthaginoises de Sicile sauf Lilybée.

Monnaie punique - Musée de Carthage
Monnaie punique: Sur la face est représentée une tête de femme pouvant être celle de Coré, déesse des moissons. Deux épis de blé décorent ses cheveux, elle est parée d’un collier et de boucles d’oreilles. Au revers sont représentés un cheval et un globe rayonnant flanqué de deux cobras. Cette pièce est datée du milieu du IIIe s. av. J.-C. Elle est en électrum, alliage d’or et d’argent dans les proportions d’un tiers et deux tiers. Les motifs reproduits sont des emblèmes de Carthage.

Cependant les cités grecques commencèrent à se méfier de Pyrrhus, voyant en lui un tyran en puissance, et certaines d’entre elles se rallièrent à Carthage. Devant cette hostilité déclarée, Pyrrhus abandonna en 276 l’île, et les Carthaginois purent reprendre leurs positions. Puis profitant à nouveau des rivalités, jamais éteintes entre les diverses cités grecques de Sicile, ils ne tardèrent pas à étendre leur influence dans le reste de l’île. Un effort militaire vigoureux aurait permis aux Carthaginois l’occupation rapide de l’île bien avant le début du III e s. Carthage ne le fit pas et, lorsqu’en 269 elle s’installa à Messine, elle se trouva face à face avec la nouvelle force méditerranéenne : Rome.

La première guerre punique

La cause directe de la guerre qui va se déclencher a été l’appel lancé à Rome par les Mamertins. Ceux-ci, bloqués à Messine par le syracusain Hiéron, demandent d’abord du secours aux Puniques qui accèdent à leur sollicitation mais pour occuper aussitôt la ville ; un deuxième parti mamertin, mécontent de cette occupation punique, fait appel aux Romains. Rome avait, à cette époque-là, réussi à imposer son hégémonie à toute l’Italie et venait également de s’installer à Rhégion, de l’autre côté du détroit. Beaucoup d’historiens, repensant l’histoire après coup, en conclurent que cette situation mettant deux impérialismes face à face, devait fatalement dégénérer en choc qui aboutirait nécessairement à la disparition d’une des deux forces en présence.

C’est une vue très séduisante, à coup sûr, mais qui ne tient pas assez compte de la complexité de la situation car le déclenchement du conflit avait quelque chose de paradoxal : les deux puissances qui n’allaient pas tarder à se transformer en forces hostiles, avaient eu jusque-là des rapports pacifiques et amicaux. La puissance maritime et commerciale de Carthage ne pouvait gêner la puissance terrestre et agricole de Rome.

Les deux États semblaient s’être engagés dans deux voies parallèles sinon complémentaires. Plusieurs traités dont le premier remonterait à 509 avant J.-C. avaient déjà concrétisé une volonté assez nette de coexistence fondée sur une limitation raisonnable des ambitions et la nécessité de lutter contre l’ennemi commun : les Grecs, à la veille de la première guerre punique, la décadence de l’hellénisme occidental supprimait certes un facteur important d’entente mais ne rendait nullement le conflit inévitable, car un clivage de la Méditerranée en deux domaines suffisamment distincts aurait bien pu résoudre le problème.

Carthage en tout cas ne pouvait, à cette époque, engager une politique véritablement impérialiste. C’était incompatible avec son régime politique et son organisation militaire. Tout ceci explique l’extrême lenteur qui marquera le début de la guerre. De même, à Rome on hésita longuement avant de se résoudre à engager les hostilités : deux partis, l’un pacifiste, l’autre belliqueux, le premier représenté par la puissante famille des Claudii, le second par celle des Fabii s’affrontèrent sur la scène politique. Les sénateurs ne parvenaient pas à se mettre d’accord, et l’affaire, d’après Polybe, fut portée devant le peuple qui vota en faveur d’une intervention en Sicile.

En fait, conformément à des usages établis, il appartenait au Sénat et non au peuple de décider. Mais même si le peuple n’a pas décidé seul, en l’occurrence, il a dû faire pression sur le Sénat pour le pousser à ratifier l’expédition de Sicile. Les Fabii agitaient devant l’opinion populaire la menace d’un impérialisme punique envahissant et appâtaient les foules par l’évocation des trésors fabuleux que détenaient les cités siciliennes ; enfin, ils avaient réussi à convaincre les Romains que la guerre serait rapide et limitée. Il faut aussi tenir compte du fait que les grandes familles romaines d’origine campanienne étaient pour la guerre, car la fermeture du détroit de Messine par les Puniques aurait été néfaste pour l’industrie et le commerce capouan ; or le consul Appius Claudius Caudex, champion du parti de la guerre, était entièrement lié à l’aristocratie capouane par des intérêts et par certaines parentés. En 264, il tint garnison à Messine. Jusque-là il n’y avait eu aucune déclaration de guerre, mais celle-ci paraissait difficilement évitable, en dépit des hésitations de Carthage qui semblait vouloir éviter le conflit et qui réagissait mollement devant les initiatives romaines.

C’est ainsi, par exemple, que l’amiral punique Hannon, craignant d’aggraver la tension entre les deux états punique et romain et n’ayant pas reçu d’instructions précises de la part de son gouvernement, évacua Messine. Cette attitude fut jugée trop conciliante par Carthage qui crucifia son amiral puis s’entendit avec Hiéron de Syracuse pour bloquer le détroit et isoler les Romains dans la citadelle de Messine.

Stèle punique votive musée de Carthage
Musée de Carthage Cette stèle provient du tophet de Carthage. Dans le fronton, est gravé le signe dit de Tanit. Dans le premier registre, représentation d’une proue de navire année d’un éperon en trident. Dans le registre inférieur, est gravée la dédicace votive.

Une première négociation entre les deux belligérants échoua et fut suivie par une tentative romaine de forcer le blocus. Les Carthaginois, décidément trop conciliants et voulant garder pour eux le bon droit, se contentèrent de repousser le convoi romain et allèrent jusqu’à rendre à leurs ennemis les navires pris au cours de l’engagement. De nouveau, ils préférèrent la négociation à la guerre et ils eurent beau avertir les Romains qu’en cas de rupture « ils ne pourraient même plus se laver les mains dans la mer », ils ne purent éviter la guerre. Celle-ci dura 23 ans (264-241). Elle peut se diviser, dans ses grandes lignes, en quatre phases assez distinctes. La première se situe entre 264 et 260.

galère antique
Restitution d’une galère antique: La trière (ou trirème) était le navire de guerre par excellence du V au III’ s. av. J.-C. Long de 35 à 36 m et large de 5 à 5,50 m, le navire était manœuvré par 170 rameurs répartis sur trois rangs superposés par bord. L’ensemble de l’équipage, rameurs et matelots, atteignait les 200 hommes. C’était un véritable cuirassé, armé d’un éperon trilame destiné à enfoncer la coque des navires adverses. La trirème sera supplantée à partir du IIIe s. par la quinquérème ou pentère qui sera le navire de la première guerre punique. Longue de 37 m, large de 7 m, elle comporte cinq rangs de rameurs superposés et nécessite 300 hommes répartis par deux pour chaque aviron. Elle embarque aussi 120 soldats. L’abordage du navire adverse était préféré à l’éperonnage.

Peu de faits saillants hormis le passage de Hiéron de Syracuse dans le camp romain, ce qui eut pour effet d’isoler les Puniques, la prise d’Agrigente par les troupes romaines, et enfin la décision que s’imposa le Sénat romain de construire une flotte. Jusque-là, les Romains n’avaient eu qu’une marine tout à fait rudimentaire. Grâce au concours de nombreux alliés aguerris dans le domaine de la navigation, tels les Syracusains, et à une quinquérème punique prise en 264 qui servit de modèle, les Romains purent improviser une flotte de cent quinquérèmes et vingt trirèmes. Avec la construction d’une flotte romaine, la guerre entra dans sa seconde phase et fut rapidement marquée par l’important avantage pris par les Romains sur leurs adversaires. En effet, la flotte romaine improvisée va s’attaquer à une des flottes les plus réputées du monde antique, et, grâce à un stratagème qui consista à pourvoir les navires de grappins et de passerelles de manière à pouvoir monter à l’abordage des bateaux ennemis, le consul Duilius surprit les Carthaginois et réussit à les battre près de Mylae (Milazzo), en 260.

Ce fut une cruelle désillusion pour les Puniques qui perdirent quarante cinq navires sans que toutefois leur potentiel guerrier soit sérieusement entamé. Du côté romain, l’effet moral de la victoire fut considérable mais l’opération a été fort coûteuse sur le plan financier, et les Romains montraient malgré tout une certaine répugnance pour les expéditions maritimes. Aussi une certaine accalmie succéda-t-elle à cette première grande offensive maritime et il fallut attendre l’année 256 pour voir les Romains mûrir puis exécuter un projet de débarquement en Afrique destiné surtout à pousser les Carthaginois à relâcher leur effort en Sicile en ébranlant les bases quelque peu fragiles de leur empire africain. Suivant la voie déjà tracée par Agathocle, les légions romaines, dirigées par Regulus, débarquèrent près de Clupea (Kélibia).

Le Cap Bon fut razzié, les Berbères commencèrent à se soulever et Carthage connut des difficultés de ravitaillement. Mais un officier Spartiate à la solde de Carthage, Xanthippe, réorganisa l’armée punique et parvint presque à écraser les 15 000 romains dont 2 000 seulement réussirent à s’échapper. L’expédition d’Afrique dirigée par Ikegulus tourna court et Rome se résolut à concentrer ses efforts en Sicile. La guerre entra alors dans sa troisième phase qui devait durer de 255 à 247 et qui fut marquée par une nouvelle tactique romaine tendant à arracher aux Puniques leurs places fortes siciliennes. Panorme commença par succomber aux Romains qui purent alors porter leurs efforts sur Lilybée qu’ils bloquèrent. Mais, au cours de l’année 249, les Romains allaient subir coup sur coup, une série de désastres qui les affaiblirent tant sur le plan matériel que moral. Voulant attaquer la flotte punique à Drepane, les Romains subirent un premier désastre auquel vingt sept navires seulement échappèrent ; les Puniques s’emparèrent quelque temps après d’un convoi de transport romain se dirigeant vers Lilybée.

Une tempête fit ensuite le reste, et la flotte romaine se retrouva en 249 avec vingt navires seulement. Carthage venait de rétablir une incontestable supériorité sur mer et détenait une chance exceptionnelle sinon de forcer la victoire, du moins d’obtenir une paix avantageuse. Mais pour des raisons de politique intérieure, Carthage ne fit pas l’effort qui s’imposait, permettant ainsi à son ennemi de reconstituer ses forces.

L’année 247 inaugura la dernière phase de la première guerre punique marquée par l’entrée en scène d’Amilcar Barca qui mena contre les Romains une habile guerre de harcèlements, les inquiétant sérieusement à plusieurs reprises, mais qui, faute de moyens et de renforts, ne put emporter la décision. Les opérations traînèrent en longueur. Rome réussit à imposer à ses riches un lourd sacrifice financier qui lui permit d’accroître ses forces et de porter aux Puniques, épuisés par une guerre trop longue, le coup décisif au large des îles Aegates en 241.

Carthage n’eut plus d’autre alternative que la paix et Amilcar reçut les pleins pouvoirs pour la négocier. Au terme de cette guerre, Carthage dut évacuer la Sicile, abandonner les îles Aegates et Lipari, accepter de payer une indemnité de 3 200 talents en trois ans et s’engager à ne plus recruter de mercenaires en Italie et chez les alliés de Rome. Il est remarquable de noter que Rome n’avait pas cherché à ruiner irrémédiablement un rival gênant son impérialisme puisqu’elle n’exigea pas de Carthage de détruire ou de livrer sa flotte et qu’elle ne toucha pas à son empire, mise à part la Sicile que les Romains voulaient contrôler. Il serait également intéressant d’analyser les causes de l’échec carthaginois dans cette guerre qui était presque exclusivement maritime alors même que les Puniques passaient pour les maîtres de la mer.

Beaucoup d’historiens qui se sont penchés sur la question ont attribué la victoire finale des Romains sur les Puniques aux qualités morales dont les premiers ont fait preuve ; suivant en cela la tradition ancienne, ils n’ont pas douté de la supériorité d’une armée de citoyens animée de patriotisme sur une armée de mercenaires dilettantes. Mais on peut penser aussi à l’attrait du butin et des primes qui constituait un extraordinaire stimulant pour des soldats de métier, des professionnels de la guerre, supérieurement expérimentés et ayant au plus haut point le goût du risque et de l’aventure. Au cours des opérations et en dépit de leur courage indéniable, les soldats romains n’ont fait preuve d’aucune qualité guerrière exceptionnelle.

Xanthippe qui avait du talent et des moyens n’a pas eu beaucoup de peine à tailler en pièces l’armée de Regulus. Certes les amiraux romains purent remporter quelques victoires sur la flotte punique en la surprenant par des procédés insolites, mais les mêmes amiraux prouvèrent leur inexpérience des choses de la mer en laissant la tempête détruire leur flotte à trois reprises et, d’une manière générale, la supériorité des cadres carthaginois sur ceux de Rome parut évidente. En réalité ce qui a causé la perte de Carthage, c’est en premier lieu un défaut de coordination flagrant entre l’appareil gouvernemental et le commandement militaire. Si l’on excepte Amilcar, tous les chefs de l’armée punique semblèrent timorés et se cantonnèrent souvent dans une attitude défensive laissant toute l’initiative des opérations à leurs adversaires.

Ils étaient vraisemblablement paralysés par la crainte d’un tribunal extraordinaire qui, à Carthage, jugeait impitoyablement toute défaillance dans la conduite de la guerre. C’est ainsi qu’ils ratèrent de multiples occasions de pousser plus loin certains avantages acquis sur le terrain de la lutte et qu’ils perdirent de précieux alliés comme Hiéron de Syracuse. D’autre part, ces mêmes généraux manquèrent de renforts et de soutiens dans les moments les plus décisifs ; et les raisons d’une telle faille sont à rechercher dans la structure même du système politique carthaginois où une caste de nobles dominant la situation s’est toujours méfiée des généraux vainqueurs et, de ce fait, prestigieux et susceptibles de tenter de s’appuyer sur les mercenaires pour s’emparer du pouvoir. Ce sont donc les contradictions mêmes du régime carthaginois qui expliquent, en grande partie, la carence des Puniques.

Cette longue guerre ébranla sérieusement l’économie de Carthage. Le commerce fut paralysé et les ressources manquèrent quand il fallut payer les mercenaires. Le paiement de ces mercenaires créait de véritables hémorragies budgétaires occasionnant à Carthage de multiples difficultés de trésorerie qui eurent leur poids dans l’évolution de la guerre. Rome, n’ayant pas eu à affronter de tels obstacles, eut beaucoup plus de souffle.

La révolte des mercenaires et l’entre-deux-guerres

Certaines difficultés rapidement entrevues au cours de la guerre prirent une acuité tout à fait dramatique pour Carthage au lendemain de sa défaite. Ces difficultés vont dégénérer en crise qui, en même temps qu’elle révélera tous les vices de l’état carthaginois, ébranla terriblement les fondements de la puissance punique. En effet, Carthage qui avait à payer les indemnités de guerre dut, en plus, faire face à une situation générale épouvantable. La guerre, en entravant le trafic et le commerce, avait tari les sources mêmes de la prospérité. L’expédition de Regulus avait ravagé le plus riche des territoires puniques, le Cap Bon.

La révolte grondait parmi les paysans berbères durement exploités par Carthage qui, de surcroît, n’avait pas pu payer la solde de ses mercenaires. Ceux-ci au nombre de 20 000 étaient concentrés à Lilybée et attendaient le règlement de leurs arriérés. En 241, ils furent ramenés en Afrique en vue d’être payés puis démobilisés. Normalement, on aurait dû payer les contingents au fur et à mesure de leur arrivée puis les licencier. Mais le trésor de Carthage étant vide, le gouvernement les concentra tous près de Sicca (Le Kef) et voulut négocier avec eux pour obtenir une réduction de solde ou quelque arrangement qui lui aurait accordé un certain répit. Mais des contestations s’élevèrent, accentuées par la diversité des origines, des ethnies et des langues.

Cela ne tarda pas à dégénérer en mouvement de masses qui prit, de jour en jour, de plus en plus d’ampleur. Carthage comptait précisément sur les diversités ethniques qui empêchaient les contingents de s’entendre et sur les cadres subalternes formés d’officiers indigènes, souvent conciliants, pour maintenir la discipline et imposer son point de vue. Or tous ses calculs s’avérèrent faux, et elle ne tarda pas à réaliser l’imprudence commise en opérant le rassemblement de plus de 20 000 hommes qui avaient de sérieuses raisons de lui en vouloir et qui, le cas échéant, n’éprouveraient aucun scrupule à faire valoir leur droit par la force.

Le mercenaire qui vit en marge de la société, est tout naturellement porté à se révolter contre une autorité qui n’a pas respecté les engagements pris à son égard. D’autre part l’armée punique comprenait un grand nombre d’esclaves et d’affranchis fugitifs ou de déserteurs qui étaient des révoltés en puissance contre l’ordre social régnant. Tout cela se place dans un contexte de guerres serviles qui ne cessent d’éclater en Orient et qui commencent à gagner l’Occident.

Aussi la diversité ethnique n’empêcha pas les mercenaires conscients de leurs intérêts et de leur force de se révolter. Ils furent d’ailleurs presque tout aussitôt rejoints par la masse des paysans berbères, toujours à l’affût de la moindre possibilité de secouer le joug carthaginois, et d’autant plus mécontents qu’ils avaient dû livrer la moitié de leur récolte en guise de tribut à Carthage pendant la guerre. Ainsi, d’un simple conflit de salaires on passe à un véritable conflit de classes, mettant aux prises un double prolétariat militaire et agricole uni par l’exploitation commune dont il est victime et une aristocratie exploitante qui est, de surcroît, immigrée. Les révoltés quittèrent le Kef, marchèrent sur Tunis et s’y installèrent.

Carthage se tourna alors vers les cadres subalternes de l’armée mercenaire, essayant de trouver avec eux un arrangement qui lui aurait permis d’avoir les mains libres et de mater aussitôt les Berbères. Le carthaginois Giscon tint une série de réunions avec ces officiers, parvint à trouver un accord avec eux et commença même à payer leur solde. Dès que la nouvelle se répandit un mouvement de masse se déclencha, aboutissant rapidement à l’élimination des cadres moyens jugés trop conciliants et qui furent débordés par des éléments absolument intransigeants.

Deux chefs nouveaux, surgis de la masse et élus par elle, se dressèrent devant Carthage et prirent la direction de la révolte : Spendios, ancien esclave romain, qui redoutait d’être rendu à son maître en cas d’arrangement et Mathô, un libyen qui savait que tout règlement de l’affaire des mercenaires entraînera l’écrasement des Berbères ; l’un et l’autre étaient décidés à aller jusqu’au bout. Ils montrèrent leur intransigeance en faisant massacrer tous les officiers qui avaient accepté de négocier avec Carthage et en jetant en prison Giscon et sa suite.

La guerre entra alors dans sa phase active : 70 000 Libyens répondirent à l’appel de Mâtho pour mettre fin à tous les abus de Carthage et venger l’acte sanglant qu’elle venait d’accomplir en exécutant 3000 déserteurs berbères rendus par Rome. Les femmes berbères firent don de leurs bijoux, ce qui permit de régler l’arriéré de solde des mercenaires. On sollicita l’appui de toutes les cités hostiles à Carthage dont le commerce souffrait de la concurrence punique. Carthage, ruinée, sans armée et sans alliés, se trouva dans une situation alarmante. Au prix d’un extraordinaire effort, elle mobilisa ses citoyens, enrôla de nouveaux mercenaires, les plaça sous le commandement de Hannon et les dirigea vers Utique et Hippo Diarrhytus (Bizerte) que les révoltés venaient d’assiéger.

Hannon ne s’étant pas montré à la hauteur de la tâche, ce fut à Amilcar que l’on confia une seconde armée et le soin de diriger les opérations contre les rebelles. Celui-ci réussit à surprendre Spendios et à le battre grâce à une manœuvre qui annonce la tactique d’Hannibal. Ce succès valut à Carthage le ralliement d’un chef berbère, Naravas, et permit aux Carthaginois de remporter une nouvelle victoire sur Spendios. Amilcar voulut exploiter ce nouveau succès pour obtenir de nouveaux ralliements parmi ses anciens soldats. Il traita les prisonniers avec beaucoup de mansuétude, leur proposant soit de s’enrôler dans l’armée carthaginoise, soit de rentrer dans leur pays. Cette indulgence inquiéta fort les chefs de l’armée rebelle qui ripostèrent en massacrant Giscon et 700 prisonniers carthaginois, creusant ainsi un fossé de sang entre les deux adversaires et rendant toute réconciliation impossible.

Les Carthaginois, exaspérés, décidèrent que les rebelles prisonniers seraient écrasés par les éléphants et la guerre prit la tournure « inexpiable » qui devait désormais la caractériser. Cependant, les rebelles mirent à profit certaines mésententes entre Hannon et Amilcar et réussirent à reprendre l’avantage. Utique et Bizerte passèrent de leur côté. Carthage fut de nouveau dans une position critique. Elle eut beau limoger Hannon et donner tous les pouvoirs à Amilcar, elle ne se retrouva pas moins en proie à la famine, et c’est de Rome et de Syracuse que le secours vint. Ces deux cités interdirent à leurs marchands d’approvisionner les révoltés et les invitèrent à vendre des vivres à Carthage.

Ainsi les ennemis de la veille, oubliant leur querelle, décidèrent de ne considérer que leur intérêt commun qui était de lutter sans merci contre un soulèvement qui prenait, à leurs yeux de défenseurs de l’ordre établi, des allures subversives et qui menaçait de faire tâche d’huile en cas de succès. Les mercenaires se rendirent compte de la vanité de leurs efforts et abandonnèrent le siège de Carthage.

Pendant ce temps-là, Amilcar parvint à enfermer l’armée de Spendios dans le « Défilé de la Scie » (situé vraisemblablement entre Zaghouan et Grombalia), s’empara de ses chefs, au cours de pourparlers, remporta sur elle une grande victoire et d’après Polybe fit écraser les 40 000 survivants par ses éléphants. La cause semblait entendue malgré la victoire que remporta Mathô sur les Puniques, quand ceux-ci tentèrent de reprendre Tunis. Mais Mathô fut battu, quelque temps après, près de Lemta (Lepti Minus), pris et atrocement supplicié. Bizerte et Utique se rendirent et Carthage rétablit toute son autorité sur les Libyens. Cette guerre inexpiable dont certains épisodes furent décrits et romancés par Flaubert dans « Salammbô », faillit sonner le glas pour Carthage.

Elle en sortit épuisée. Rome avait exploité sa faiblesse pour la déposséder de la Sardaigne, mais la conquête de l’Espagne allait inaugurer pour elle une ère nouvelle qui la conduira à grands pas vers une nouvelle prospérité.

Extrai du livre “HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA TUNISIE: Tome I (Khaled Belkhoja, Abdelmajid Ennabli, Ammar Mahjoubi, Hédi Slim)

HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA TUNISIE: Les temps préhistoriques

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