L’ADMINISTRATION, LES IMPÔTS, LE PROTECTORAT EN TUNISIE EN 1880

  • 17 janvier 2019
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Tunisie , place Bab Souika 1912
17 Jan

Nous avons montré que, comme nous l’apprend l’histoire et comme le confirme l’observation, la Tunisie a été un des pays les plus fertiles et les plus riches du monde et qu’elle pourrait le redevenir.

L’administration

Il s’agit maintenant de chercher quelles sont les causes qui ont amené sa décadence, qui ont empêché et empêchent encore son relèvement.

Ces causes ne sont pas nombreuses, il n’en est qu’une, mais si elle est unique, elle a des conséquences multiples ; c’est la mauvaise administration.

La Tunisie a été ruinée par de mauvais gouvernements et tant que le régime sous lequel elle vit, si on peut appeler cela vivre, ne sera pas modifié, elle restera ruinée et incapable de se relever malgré la richesse de son sol et la bonne volonté de ses habitants.

Quand un pays en est arrivé à ce point que le malheureux indigène préfère ne rien produire et presque ne rien manger que de travailler pour le collecteur des impôts, ce pays est fatalement voué à la ruine.

Quand, bien plus encore, dans un pays, le cultivateur en arrive à refuser de semer le grain et qu’il détruit les arbres à fruits, parce que sa récolte et sa propriété sont pour lui des causes de ruine, ce pays est fatalement voué à la misère et à toutes ses conséquences.

Cette situation est celle de la Tunisie dans le passé et, disons-le, encore dans le présent.

Si elle ne change pas dans l’avenir, le pays restera aussi pauvre, aussi désolé, aussi désert qu’il est aujourd’hui.

Division du pays

La Tunisie est divisée en provinces qu’on nomme ontan. Le gouverneur d’un outan se nomme caïd ou pour écrire plus correctement càïd, mais nous conserverons l’orthographe adoptée généralement en France.

Chaque caïd a sous ses ordres un ou plusieurs khalifa (lieutenants). Avec les cheikhs, maires des villages ou chefs des tribus et fractions de tribus ils composent l’administration.

Sous l’ancien régime beylical il y avait à côté de cette administration plus civile que militaire une administration exclusivement militaire. Le pays était divisé en quatre grandes subdivisions ayant leur siège à Benzert (Biserte), à El-Kef, à Kairouan et à Gabès. Les commandants de ces subdivisions s’appelaient des kiahya. Nous n’avons plus à nous occuper de ces dernières, mais l’administration civile et administrative est restée presque la même, surtout au point de vue des impôts à percevoir dans l’intérieur. Pour Tunis et en ce qui concerne certaines taxes comme les douanes, il y a des perceptions particulières, affermées, sur lesquelles nous reviendrons tout à l’heure.

Cette administration est chargée de percevoir les impôts et avant de considérer comment elle procède, examinons d’abord quels sont ces impôts.

Les impôts

Il y a d’abord celui de la capitation ; il se monte par tête de Tunisien à environ 30 fr. 50 et cela sans préjudice d’une quarantaine d’autres impôts divers atteignant toutes les branches de la production, de la consommation et même de ce qui n’est ni production ni consommation.

Il faudrait un gros volume pour fournir le détail de ce régime qui dépasse ce que l’esprit le plus fiscal semble avoir pu imaginer. Pour en donner une idée, voyons ce qui se passe pour un des produits naturels qui pourrait rapporter le plus de profit par son abondance, sa richesse et sa facilité à se multiplier, nous voulons parler des oliviers.

Chaque pied d’olivier est frappé d’un droit fixe de 5 fr. L’impôt est dû à partir du jour où l’olivier est visible et se perçoit tous les ans, que l’arbre ait porté des fruits ou qu’il n’ait rien produit.

Or, dans ce pays si fertile, un olivier, dans les meilleures conditions, ne commence à rapporter qu’au bout de dix ans. Dans les terrains ordinaires il ne donne de récolte que tous les deux ans, dans les terrains médiocres ou quand il se présente des maladies, que tous les trois ans.

Un olivier de trente ans a donc donné au maximum dix récoltes depuis sa naissance et son propriétaire a dû payer pour lui au gouvernement une somme de 150 fr.

Dans ces conditions il n’y a pas lieu d’être surpris que les Tunisiens non seulement ne plantent pas d’oliviers, mais encore s’empressent de les arracher quand il s’en trouve sur les propriétés qu’ils possèdent.

II en est de même pour les autres arbres producteurs, aussi, si l’on ajoute à cette coutume presque nécessaire, les habitudes de destruction, l’obligation de se procurer du combustible et les conséquences d’une existence devenue presque nomade, il ne faut plus s’étonner du déboisement complet ou presque complet de la Tunisie.

Si quelque chose pouvait surprendre, ce serait de trouver encore quelques oliviers dans ce pays. Mais à ces impôts dont on peut juger par un seul exemple, si topique d’ailleurs qu’il peut nous dispenser d’en donner d’autres, s’ajoute un autre fléau.

Les percepteurs

Ces impôts énormes sont prélevés par des fonctionnaires qui ne considèrent leurs places que comme des propriétés dont il est de leur intérêt de tirer le meilleur parti possible.

Et comme avec eux le meilleur parti possible se traduit par le plus d’argent, ils ne se contentent pas de percevoir l’impôt une seule fois, mais ils y ajoutent de leur autorité privée autant de centimes additionnels qu’ils peuvent en percevoir. Il n’y a d’autre limite à leur avidité que l’impossibilité absolue pour le contribuable d’y satisfaire, quels que soient les moyens employés par eux à cet effet.

Les Caïds et leurs Khalifa avaient imaginé à leur profit la perception d’un impôt auquel ils avaient donné un nom assez original. Ils l’appelaient Hagg-es-Sabbat, le prix des souliers, ce qui voulait dire que cet impôt était destiné à payer la valeur des chaussures que le fonctionnaire était censé user dans l’accomplissement des soins de son emploi.

Dans certains districts le « prix des souliers » s’est élevé parfois à la valeur du cinquième de la totalité des impôts perçus.

On se rend compte facilement de ce que peut devenir un pays après un siècle de pareil régime.

Les fonctionnaires

Et ces Caïds et ces Khalifa, en pressurant ainsi les malheureux habitants, ne faisaient que chercher à rentrer dans les sommes qu’ils avaient dû dépenser pour obtenir leurs places.

Tout se donnait, tout se donne encore, par la faveur du Bey. Or, si nous écartons la personnalité du Bey actuel, nous savons par la chronique du pays que les souverains tunisiens, comme beaucoup d’autres, étaient soumis souvent à des influences d’origines diverses, mais qui prenaient la plus grande part à leurs décisions.

Ces influences, sachant que leur pouvoir était aussi éphémère que les plaisirs dont il est question dans le brindisi de la Traviata, cherchaient naturellement à en tirer le meilleur parti possible et avec une perspicacité qui prouve que l’étude de l’économie politique n’est pas absolument nécessaire pour connaître le jeu du mécanisme de l’offre et de la demande ; elles mettaient aux enchères les places, ne les livrant que contre espèces sonnantes, au plus offrant et dernier enchérisseur.

Les fonctionnaires une fois nommés n’avaient plus que deux buts dans leur existence : le premier, rentrer le plus vite possible dans leurs déboursés ; le second, s’enrichir en toute hâte avant qu’une nouvelle influence, se substituant à celle qui les avait fait nommer, les rendît à la vie privée pour mettre à leur place un adjudicataire plus généreux.

On comprendra sans peine qu’au bout d’un certain nombre d’années d’un pareil régime, un pays en soit réduit à la misère la plus profonde. Ajoutons qu’il faut que les indigènes de la Tunisie aient un caractère tout particulier pour ne pas avoir protesté autrement que par des plaintes contre leur administration.il faut croire que s’il y a des peuples naturellement guerriers, il en est d’autres instinctivement contribuables.

Nous avons dit que dans les grandes villes et particulièrement à Tunis, les impôts se percevaient d’une autre façon, bien que par des procédés de même famille.

Les fermiers d’impôts

A Tunis, les impôts sont affermés et, comme on peut le penser, les fermiers leur font rendre tout ce qu’il est possible d’en tirer. Pour donner une idée de la façon dont les choses se passent, nous allons citer un fait qui s’est produit dans l’été de 1885, c’est-à-dire sous le protectorat français. Les exemples en disent toujours plus long que les phrases, si harmonieusement que ces dernières puissent être cadencées.

Ce qui remplace à Tunis, non seulement l’octroi, mais encore une bonne partie de ce que nous appelons en France les impôts de consommation, est une taxe connue sous le nom de Dar-el-Djeb. Elle se perçoit aux portes de la ville, sur les denrées qui sont apportées du dehors. Naturellement, cet impôt est affermé et son adjudicataire en tire le meilleur parti possible.

Or, pendant l’été de 1885, ledit fermier du Dar-el-djeb eut l’idée de faire une spéculation sur les melons. Ces cucurbitacées sont frappées d’un impôt, et comme la consommation en est énorme dans un pays chaud, notre homme acheta ou fit acheter tous ceux qu’il put trouver dans un rayon assez étendu, et parce moyen se constitua une sorte de monopole qui, lui permettant de maintenir les prix à un certain niveau, lui procurait do gros bénéfices.

Malheureusement pour sa combinaison, l’été, qui fut très chaud, hâta la maturation des raisins, et ces fruits, les seuls ou à peu près qui soient abondants dans le pays, sont excellents et fort appréciés des habitants.

Les raisins arrivant avant que les melons fussent écoulés allaient faire grand tort à la spéculation du fermier, et ce dernier voyait sa belle combinaison se réduire à bien peu de chose. Dans cette circonstance, il eut une idée grande comme le monde dans sa simplicité. Il interdit tout bonnement l’entrée des raisins dans Tunis.

Le matin, quand les habitants de la banlieue arrivaient avec des paniers pleins de raisins, on en prélevait un certain nombre. Comment on les payait est une question qu’il ne faudrait peut-être pas trop approfondir. Quand les employés avaient prélevé la quantité qui leur était indiquée, les Arabes qui se présentaient étaient éconduits, et on peut penser qu’on prenait plutôt des bâtons que des gants pour les prier de passer au large.

Les raisins tolérés étaient soigneusement envoyés aux autorités beylicales et aux principales personnalités de la Résidence, et les gens en place pouvaient apprécier avec toutes les facilités désirables la qualité de ces fruits dont l’ensemble de la population était absolument privé.

Inutile d’ajouter que le fermier du Dar-el-Djeb n’avait consulté personne pour prendre sa détermination. Il agissait tout seul, ce qui est en Tunisie comme ailleurs, le meilleur moyen de ne pas se heurter à des objections désagréables.

La combinaison réussit admirablement pendant quelques jours. Le soleil continuait à chauffer la terre, les melons se vendaient comme du pain et le fermier se frottait les mains, se félicitant de la fertilité de son imagination.

Malheureusement, quelques personnes apprirent que les raisins étaient mûrs. Elles cherchèrent à connaître les motifs d’une prohibition qu’aucune loi n’autorisait, ot les plus hardies allèrent aux portes, envoyèrent promener les employés du fermier, et moitié de gré, moitié de force, parvinrent à faire entrer en ville les raisins qu’on en écartait chaque matin. Au bout de quelques jours, tout était revenu à l’état normal.

Quelqu’un alla faire reproche au fermier de sa conduite.

— Que voulez-vous, répondit cet homme avec une simplicité à désarmer un procureur général, vous auriez bien pu attendre encore quelques jours, j’aurai alors fini d’écouler tous mes melons.

On ferait un kilomètre d’observations, qu’elles ne vaudraient certainement pas ce simple exemple pris sur le vif.

Qu’on nous permette de citer un second fait et on sera édifié sur l’administration tunisienne.

On sait qu’à la suite de notre occupation, en 1881, un grand nombre d’habitants de la Tunisie préférant l’exil à notre domination, passèrent la frontière et allèrent s’installer en Tripolitaine.

Ces « dissidents », c’est le nom sous lequel ils sont connus, furent l’objet de nombreux pourparlers avec le gouvernement ottoman. Nous n’avons pas à examiner ici, si le gouvernement français eut tort ou raison d’insister pour les faire revenir dans leur pays, contentons-nous de constater qu’en 1885 le plus grand nombre d’entre eux, et leur chiffre total dépassait certainement deux cent mille individus, poussés, soit par la misère, soit par tout autre motif, repassa la frontière et vint reprendre possession de ses maisons et de ses propriétés.

Il semble, au premier abord, que puisque le gouvernement tunisien et le protectorat avaient fait ce qu’ils avaient pu pour pousser au rapatriement des dissidents, leur premier soin devait être de les recevoir avec sympathie et de leur faciliter l’existence dans le pays où ils revenaient se fixer.

Penser ainsi serait bien peu connaître l’administration tunisienne.

La première chose que fit le gouvernement vis-à-vis des dissidents, fut de leur réclamer quatre années d’impôts arriérés pour le temps qu’ils avaient passé hors de la Tunisie.

Il est inutile d’insister pour faire comprendre la nature des sentiments qu’une pareille conduite peut fairo naître chez des hommes qui n’avaient déjà pas une bien grande sympathie pour nous et qui nous rendent responsables des actes du gouvernement beylical qu’ils voient sous la dépendance à peu près absolue du Résident français.

Les meilleures démonstrations sont celles qui s’imposent par l’exposé des faits. Ce que nous avons rapporté de l’administration en Tunisie suffit pour prouver clair comme une addition qu’un pays, quel qu’il soit, ne saurait prospérer dans des conditions semblables.

Il n’est donc pas besoin de connaître à fond la logique de Port-Royal pour comprendre que la Tunisie ne pourra se relever que quand son administration changera.

Mais quand changera-t-elle ? C’est ce que nous ne savons pas, ni personne non plus ; nom ne voulons faire ici ni de la politique, ni des personnalités.

Nous ne voulons pas davantage entrer dans des détails d’administration qui pourraient avoir beaucoup d’intérêt au moment où nous les écririons, mais qui trois mois plus tard seraient de l’histoire ancienne. Nous n’avons voulu que présenter un tableau, et ce tableau peut se résumer en quelques lignes.

Une conclusion

La Tunisie est un pays admirablement doté par la nature et absolument ruiné par son administration. Il faut réformer de fond en comble celle-ci pour pouvoir profiter des bienfaits de celle-là : on ne nous accusera pas d’ambiguïté.

Pour en terminer sur ce point, il ne nous reste à envisager qu’une question au sujet de laquelle on a dépensé beaucoup d’encre en Tunisie et en France. Nous voulons parler du protectorat et de l’annexion.

Le protectorat et l’annexion

Il s’agit de savoir s’il est plus avantageux pour la France comme pour la Tunisie de maintenir la situation actuelle ou de faire de la Tunisie une annexe de l’Algérie, c’est-à-dire de l’organiser à la française en se substituant d’une façon complète au gouvernement du Bey.

Nous avons consulté à ce sujet tous ceux qui en Tunisie pouvaient, soit par leur situation personnelle, soit par leur valeur propre, émettre une opinion autorisée. Quand il s’agit d’apprécier une chose qui demande des études longues et une expérience approfondie, il serait par trop outrecuidant à un voyageur de vouloir juger par ses propres yeux et trancher les questions sans se donner la peine de consulter personne.

L’annexion

Les partisans de l’annexion se rencontrent plutôt en Algérie qu’en Tunisie. Sauf quelques militaires, ils appartiennent presque tous à la catégorie des politiciens. Les raisons qu’ils donnent sont plus vagues que précises. Ils invoquent ces grands principes qu’on va toujours chercher pour remplacer les arguments qui font défaut ; ils affirment que l’union d’administration empêchera les conflits entre la Résidence et le Bardo, arrêtera les manœuvres des étrangers et confirmera officiellement aux yeux de l’Europe notre prise de possession.

Le protectorat

Les partisans du maintien du régime actuel ont deux avantages sur leurs contradicteurs.

En premier lieu ils se recrutent parmi les hommes qui habitent le pays depuis longtemps et y occupent les fonctions les plus importantes, c’est-à-dire ceux qui connaissent le mieux la population ; parmi ceux qui ont dans la Régence les plus gros intérêts, c’est-à-dire ceux qui plus que d’autres ont été appelés à peser le pour et le contre ; enfin parmi ceux qui ont donné le plus de preuves de patriotisme et de dévouement, soit à la France, soit à la Tunisie, c’est-à-dire ceux dont le témoignage doit avoir le plus de valeur pour un juge désintéressé.

En second lieu, leurs arguments sont clairs et précis, si clairs et si précis qu’il n’est besoin que de les reproduire sans les commenter.

Les partisans du maintien du protectorat actuel, au moins pour un temps plus ou moins long, assurent :

Que les budgets actuels de la Tunisie étant absolument fictifs, c’est-à-dire ne reposant que sur une organisation fiscale que l’annexion ferait cesser ipso facto, la Tunisie qui actuellement ne coûte rien à la France lui occasionnerait du jour où l’annexion serait proclamée une dépense, annuelle de 90 millions.

Que la justice sommaire du Bey est la seule pratique dans ce pays, étant donné sa religion, ses mœurs et ses habitudes. Le jour où notre magistrature procédurière voudrait se substituer à la Thémis tunisienne, si on veut nous permettre une métaphore trop hardie, la sécurité dont on jouit actuellement dans la Régence disparaitrait instantanément.

Que l’annexion amènerait en Tunisie une bande de politiciens faméliques, et que ce que nous voyons de l’espèce en Algérie doit nous faire désirer de ne pas ajouter ces insectes malfaisants à ceux qui existent déjà.

Que le gouvernement beylical étant un gouvernement musulman met dans une certaine mesure la Tunisie à l’abri de la guerre sainte, ce qui est bien à considérer étant donné les progrès des Snoussya dans le monde musulman et les derniers événements du Soudan.

Enfin, que si la Tunisie était annexée, comme il faudrait bien la placer sous le même régime que l’Algérie, nous serions obligés de donner les droits de citoyens aux juifs. Il en résulterait qu’en nous aliénant absolument les musulmans nous perdrions toute notre influence et que la colonisation serait tuée avant d’avoir vécu.

Nous n’ajouterons qu’un mot à cette série d’arguments :

Nous les avons présentés les uns après les autres aux personnes qui paraissaient insister pour l’annexion immédiate.

Nous n’avons trouvé personne qui put en réfuter un seul.

Auteur: Marc Fournel
Extrait de son livre: La Tunisie – le christianisme & l’Islam dans l’Afrique septentrionale – 1880

Source: https://gallica.bnf.fr – Bibliothèque nationale de France

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