SADOK BEY, TAÏEB BEY ET MUSTAPHA BEN ISMAÏL

  • 17 janvier 2019
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Le Bey Mohammed en-Nasr (1855-1922) en visite à l'aérodrome de Buc, avec Sidi Yousef Djait premier ministre 18-7-1912
17 Jan

Le Gouvernement

Nous avons dit que la Tunisie était gouvernée par le Bey. Le Bey constitue en effet à lui seul le gouvernement. C’est lui qui nomme et révoque les fonctionnaires ; c’est lui qui commande les armées de terre et de mer, qui rend la justice et au nom de qui se perçoivent les impôts.

Ce pouvoir, absolu en apparence, est un peu tempéré dans la pratique par les mœurs musulmanes, qui accordent au clergé musulman et même aux simples individus possédant une certaine réputation de sainteté, le droit d’adresser au souverain des reproches souvent acerbes. Malheureusement, il arrive aussi que le souverain n’écoute guère les reproches et abuse parfois de sa situation prédominante pour faire administrer quelque correction magistrale à son malencontreux conseiller.

Si-Sadock

Quand les Français entrèrent en Tunisie, le Bey se nommait Mohammed-es-Sadock ; on l’appelait plus communément Si-Sadock, Si étant l’abréviation usuelle de Sidi, qui signifie seigneur dans le sens de l’italien signor. Si-Sadock était un vieillard épuisé par la débauche et qui a été surtout connu en France par son favori, Mustapha ben Ismaïl, un vilain monsieur ayant coûté à la Tunisie cent fois plus qu’il ne valait lui-même et sur le compte duquel nous aurons à revenir dans ce récit.

Quand Si-Sadock vint à quitter ce monde pour entrer dans ces limbes mystérieux qu’on nomme le Barzakh et dans lesquelles se tient, d’après le Koran et V Elm-tefir-el-Kouran (le commentaire du Coran), l’âme d’un bon musulman jusjusqu’au jour de la résurrection, il fut remplacé par son frère, Sidi-Ali, qui lui succéda, au grand mécontentement de son second frère, Sidi-Taïeb, au sujet duquel il est peut-être utile de donner quelques renseignements.

Taïeb bey

Ce Taïeb, le troisième frère de la famille, est un homme de mœurs qui ne sont, même plus douteuses et d’une honorabilité que le dernier décrotteur de Tunis n’éprouve pas la plus hésitation à qualifier. Si nous racontions ce qui nous a été dit à son sujet par ses victimes, on ne voudrait jamais croire que le gouvernement français en soit réduit à afficher une certaine considération officielle pour ce personnage.

L’annexion

Quand les Français entrèrent en Tunisie, Si Sadock, auquel ses vices n’avaient pas cependant enlevé toute son intelligence, sentit bion que c’en était fini de son autorité et que la dynastie des Hussein, dont le pouvoir s’était appesanti sur la Tunisie depuis les premières années du dix-huitième siècle, arrivait à son terme. Il se montra donc très mal disposé en notre faveur et, tout d’abord, refusa carrément d’adhérer à notre protectorat.

Si-Taïeb, qui n’était que le second frère du vieux Bey et qui naturellement ne se trouvait pas son héritier direct, eut vent des résistances de son aîné ; criblé de dettes, ambitieux, assoiffé d’un pouvoir qu’il savait devoir demeurer suffisant pour lui permettre de satisfaire ses passions, il tenta une aventure. Il s’en alla trouver tout simplement M. Roustan, qui remplissait à cette époque les fonctions de chargé d’affaires de France en Tunisie, et lui promit de consentir à tout ce qu’on voudrait exiger de lui pourvu qu’on le nommât Bey à la place de Si-Sadock, sans tenir compte des droits de Sidi-Ali, l’héritier légitime selon la loi et la coutume.

Le vieux Si-Sadock eut connaissance de cette demande, et elle ne fut probablement pas sans influence sur la décision qu’il prit de signer au palais du Bardo le traité que lui présenta le général Bréard ; mais les musulmans connurent aussi la tentative de Taïeb, et sa considération, déjà minime, devint absolument nulle à dater de ce jour. Une fois le traité signé, Si-Sadock fit arrêter son frère, et il eût été certainement étranglé dans les vingt-quatre heures, si, sur les instances de Mgr Lavigerie, M. Roustan ne fût intervenu et n’eût arraché le coupable à une mort certaine et méritée, si on ne considère que le droit musulman.

Une histoire tunisienne

Echappé au trépas, Taïeb se rejeta dans la débauche, achetant toujours et ne payant jamais, empruntant sans cesse et ne donnant ni intérêts ni principal. Les plaintes devinrent si vives que Sidi-Ali, qui avait succédé à Si-Sadock, se vit dans la nécessité de faire saisir judiciairement une partie de l’apanage de Taïeb pour satisfaire ses créanciers.

Ce procédé mit Taïeb en fureur, d’autant plus que quand il lui fut appliqué, il se trouvait dans un pressant besoin d’argent. Pour parer aux premières nécessités, il ne trouva rien de mieux que de faire une tournée chez les principaux bijoutiers des souk (bazars), d’y acheter à crédit tout ce qu’on n’osa pas lui refuser et d’engager l’ensemble chez des juifs.

Si-Ali-Bey, qui est un brave homme, trouva la chose un peu forte et fit arrêter son frère. Mais Taïeb est habile, et d’une affaire purement correctionnelle, il essaya, pour se tirer d’embarras, de faire une affaire politique.

Tunis, officier de la garde du Bey (lieutenant) 11 avril1912
Tunis, officier de la garde du Bey (lieutenant)

Nous savons que beaucoup de gens auront peine à croire à l’exactitude de ces renseignements, qui permettent d’envisager sous un jour tout nouveau les événements qui se sont passés en Tunisie et peut-être ceux qui s’y passeront quelque jour ; mais qu’on nous permette d’affirmer simplement l’exactitude de ce que nous racontons et poursuivons.

Taïeb en prison, mais en prison dans sa maison, avec son harem et ses serviteurs, voulut se poser en victime. Il lui fallait de l’argent. Pour en avoir, il alla jusqu’à engager les bijoux de toutes ses femmes, et réussit par ce moyen à se procurer une somme assez ronde. Puis, grâce à l’intermédiaire d’un juif algérien, — on trouve toujours quelque juif dans ces histoires, — il intrigua auprès du gouvernement français.

Que se passa-t-il à Paris ? Nous ne saurions dire les noms ni donner les chiffres, parce que nous n’avons pas en main les preuves écrites, c’est-à-dire les reçus des sommes que dépensa le juif algérien ; mais le fait est que, sous une pression parlementaire à laquelle le gouvernement ne put, paraît-il, pas résister, la Résidence intima au Bey l’ordre formel de remettre Taïeb en liberté. Et ce fut fait.

Nous n’avons pas besoin de dire de combien de degrés fit monter la France au thermomètre de la considération cet acte qui, chez les Tunisiens, non-seulement de la capitale, mais de toute la Régence, a été plus que sévèrement appréciée.

Un syndicat politique

Voyant qu’avec certaines influences on pouvait arriver à de bons résultats, Taïeb ne s’est point arrêté en si beau chemin. Autour de lui s’est organisé une sorte de syndicat dans le genre de ceux qui fonctionnent à la Bourse. Grâce à ses amis, Taïeb a obtenu en octobre 1885 la permission de venir en France. Il y est allé pour traiter, dit-on, du prix qu’il demandera pour autoriser, quand il aura succédé au Bey actuel, la transformation du protectorat en annexion. C’est du moins la rumeur qui circulait en Tunisie quand Taïeb est parti pour la France, et si nos représentants là-bas avaient su l’arabe, ils auraient entendu avec quel luxe d’épithètes, les musulmans parlaient de lui. Malheureusement tous nos représentants ne connaissent pas la langue du pays et ceux qui la savent étaient probablement allô se promener au loin le jour où ils auraient pu entendre et s’instruire : l’homme n’est pas parfait.

Mustapha Ben Ismaïl

Un des autres types curieux du gouvernement tunisien, typé qui a occupé dans ce pays les fonctions les plus importantes et qui rêve certainement d’y jouer encore un rôle, c’est ce Mustapha-ben-Ismaïl, le favori de Si-Sadock, la sangsue de la Tunisie, un des êtres les plus ignobles et les plus malfaisants qu’il soit possible do rencontrer.

Ancien garçon d’écurie et jouet des corps de garde du Bey, Mustapha fut un jour distingué par Si-Sadock, dont la dépravation sénile atteignait aux limites de la pathologie. Il fit rapidement son chemin. En quelques mois, il fut bombardé colonel, puis général, puis ministre. Le vieux Si-Sadock fit mieux, il lui donna sa fille.

Tout cela était bien, mais en être pratique, Mustapha qui savait parfaitement que son maître ne durerait pas longtemps, songeait au solide. Il se fit donner tout ce qu’il put pendant les quatre années que dura son influence ; les évaluations les plus modérées estiment le total de ce qu’on lui donna ou qu’il prit à plus de cent millions.

L’héritage de Si-Sadock

Quand Si-Sadock mourut, il remit son sceau à son bon ami. On sait qu’en Orient, le sceau remplace la signature dans les actes officiels. On raconte au Bardo que pendant que le vieux Bey se débattait contre la mort, Mustapha posait sceau sur sceau sur les documents qui devaient lui donner des titres de propriétés. Si le bey avait agonisé quinze jours, Mustapha se serait approprié la Tunisie.

Le Bey actuel, le frère de Si-Sadock, est absolument convaincu que Mustapha a empoisonné son bienfaiteur. Il tient en réserve un dossier contenant les témoignages de gens qui affirment avoir vu Mustapha verser le poison, et dans une armoire secrète du palais de la Marsa on pourrait trouver un bocal dans lequel sont les intestins du pauvre Si-Sadock, prêts à paraître pour prouver que le malheureux Bey n’a pas été récompensé de ses bienfaits.

Ce Mustapha s’est réfugié en France, il y vit largement, comme on peut le penser, et comme on peut le penser encore, il s’occupe de politique. Il paraît même qu’il s’est rapidement familiarisé avec nos moeurs parlementaires, si rapidement même, qu’il faillit lui en arriver malheur.

Un beau jour, notre personnage débarqua à Tunis. Il se croyait suffisamment protégé parce qu’il était accompagné, dans des conditions que nous ignorons, d’ailleurs, par des personnages qu’il croyait influents et parmi lesquels se trouvait un sénateur algérien.

Il paraît que Mustapha ne se doutait pas des préventions ou des présomptions qui existaient à son endroit.Il fut vite renseigné; et le courage, comme on peut le supposer facilement, n’étant pas sa vertu dominante, il fut bientôt en proie à la terreur la plus profonde, se voyant à chaque instant appréhendé au corps, emmené et exécuté suivant les prescriptions les plus précises des vengeances orientales.

Une expédition nocturne

Il était arrivé dans la journée : à quatre heures, il tremblait de tous ses membres ; à la nuit, il fuyait dans la campagne accompagnée de ses tuteurs parlementaires, armés jusqu’aux molaires, mais qui n’étaient guère plus rassurés que lui.

La petite bande, — nous n’osons pas dire caravane, — cherchait un asile. Elle crut le trouver dans une maison des environs de Tunis, dont le maître avait vu tant de choses en ce monde, qu’il ne fut même pas surpris de cette visite insolite. Qu’advint-il ? nous l’ignorons ; mais il faut croire que Mustapha en fut quitte pour la peur, puisqu’il put partir sain et sauf. Nous ne pensons pas que l’envie ne lui revienne jamais de retourner en Tunisie tant que le Bey actuel conservera sa situation et ses droits de basse et haute justice.

Nous avions commencé ce chapitre avec l’intention de parler du gouvernement beylical.

Il nous semble que ce que nous pourrions en dire serait beaucoup moins explicite que ce que nous venons de raconter. C’est par les faits et non par les annuaires qu’on juge les administrations.

Auteur: Marc Fournel
Extrait de son livre: La Tunisie – le christianisme & l’Islam dans l’Afrique septentrionale – 1880

Source: https://gallica.bnf.fr – Bibliothèque nationale de France

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