La Tunisie française: un protectorat effectif

  • 26 décembre 2018
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Tunisie , ruines d'aqueduc amenant les eaux de Zagouan

L’intelligente et patriotique initiative de M. Roustan avait amené les Français à Tunis. Dans l’administration de ce pays désorganisé, il fallait une méthode ; dans cette voûte sur le point de crouler, il fallait une clef ; dans ce corps affaibli il fallait du nerf; le Protectorat français a placé la clef de voûte, a fourni la méthode, a infusé un nouveau sang.

Tout en laissant à la tête de la Régence le gouvernement des Beys qui préside à ses destinées depuis deux siècles ; tout en respectant la religion des Tunisiens et les lois musulmanes en vigueur, sans porter atteinte à la propriété individuelle, sans toucher aux institutions du pays, le Protectorat français venait implanter dans la Régence l’esprit d’organisation et l’esprit de suite.

Paul Cambon
Paul Cambon

L’établissement du Protectorat en Tunisie a été l’œuvre de M. Paul Cambon, notre ancien Résident Général à Tunis, aujourd’hui Ambassadeur en Espagne.

Esprit fin, intelligence ouverte, connaissant les hommes et les choses, diplomate distingué, M. Cambon s’est révélé dans cette situation difficile administrateur habile, organisateur supérieur.

Sans froisser les susceptibilités du gouvernement beylical, tout en maintenant les droits acquis, M. Cambon a pu donner à la Régence un nouvel aspect et lui préparer un bel avenir. Son successeur, M. Massicault, administrateur d’un grand mérite, continue, en le développant, le plan de M. Cambon à l’effet de restaurer l’ancien pays d’Annibal.

Il n’y a qu’à jeter un coup d’œil sur ce qui a été fait, sur ce qui est en voie d’exécution, pour apprécier les résultats obtenus en un si petit nombre d’années par l’établissement du Protectorat français dans la Régence.

La Tunisie limitrophe de la province de Constantine à l’Ouest, du Sahara et de la Tripolitaine au Sud, bordée par la mer Méditerranée au Nord et à l’Est, qui y découpe les trois grands golfes de Tunis, d’Hammam et de Gabès, représente une superficie de 12 millions d’hectares, un cinquième environ du territoire français.

Elle est caractérisée par un grand développement en longueur Nord-Sud sur une profondeur relativement faible. Comme conséquence de cette configuration physique, les ports sont nombreux, les communications commodes, et de plus, la brise de mer vient plus facilement tempérer les ardeurs du soleil d’été et y rendre supportables les mois les plus chauds de l’année : juillet et août. L’hiver y est fort doux; le climat y est sain, le ciel pur.

Le territoire est traversé en écharpe par la chaîne de l’Atlas qui vient mourir au cap Bon, et dont la plus haute cime dans la Régence, le Zaghouan, ne dépasse pas 1,400 mètres d’altitude. L’Atlas tunisien, par ses ramifications, donne naissance à trois grands bassins hydrographiques : la Medjerdah au Nord, l’ancienne Zengitane ; le Kelbiah au centre, l’antique Byzacène; les Chotts au Sud, le vieux Triton.

Ce pays peu montagneux comprend les grandes plaines d’alluvion de la Dakla, de Ghorombalia et de l’Enfida, les nombreuses et riches oasis de Gabès. La terre est fertile; si les pluies sont abondantes et les irrigations bien comprises, elle se couvre de moissons superbes.

Partout les céréales, le blé, l’orge, le sorgho, le maïs y donnent d’assez beaux rendements. La vigne y réussit à merveille.

La Tunisie produit en outre des huiles excellentes sur tout le littoral, des alfas dans la région de Sfax, des dattes renommées dans le Djerid.

Elle a pour capitale Tunis ; pour principales villes: Béjà, Byzerte, Kairouan, Sousse, Sfax.. La population ne dépasse pas 1,500,000 âmes, alors qu’à Vépoque romaine, suivant les calculs de Tissot, elle n’était pas au-dessous de 15 millions.

Avant le Protectorat, la situation que présentait ce riche pays qui avait eu de si beaux jours sous la domination Romaine était des plus lamentables. Un gouvernement arbitraire, absolu, impuissant, contraint d’envoyer la force armée pour relever les impôts ; les tribus se faisant une guerre acharnée, souvent rebelles à l’autorité du Bey; les habitants des villes opprimés par leurs gouverneurs, les paysans appauvris par leurs caïds; une armée dérisoire de généraux sans cadre, de fantassins mal habillés, réduits à mendier pour gagner le pain que leur refusait l’administration ; pas de chemins, pas de ponts sur les rivières, pas d’eau dans les villes ; des rues boueuses en hiver, pleines de poussière en été; comme ports, des rades ouvertes à tous les vents ; la situation financière déplorable, la dette publique augmentant chaque année, des dépenses inutiles, des impôts excessifs, des monopoles injustes accordés aux favoris, le régime des bacchich en vigueur sur toute l’échelle; les divers éléments européens réduits à l’inaction, sûrs de l’impunité au moyen des capitulations qui leur faisaient donner raison par leurs représentants respectifs.

Peu à peu, par de sages mesures, par sa courageuse initiative, par sa diplomatie temporisant à ses heures, inflexible à d’autres, le Résident français a changé en couleurs vives et fraîches les teintes sombres du tableau tunisien. Il a su faire respecter et aimer la France, par le gouvernement des Beys qui a trouvé auprès d’elle une tête qui pense et un bras qui agit, et par les Tunisiens qui ont eu une justice assurée et un travail certain.

Les capitulations ont été abolies, la justice unifiée ; un Tribunal de première instance, composé de magistrats français, installé à Tunis ; des juges de paix établis dans les grandes villes.

A côté des Caïds ou représentants du Bey, gouverneurs des provinces et administrateurs des tribus, M. Cambon, pour surveiller leurs agissements, a placé des contrôleurs Français qui, tous, fort au courant de la langue du pays et des mœurs des habitants, suppriment les abus, rendent au pauvre son bien, la justice à tous, arrêtent l’exécution des mesures iniques et empêchent l’oppression des malheureux fellahs.

L’armée tunisienne a passé en grande majorité dans les cadres des Compagnies franches où, sous l’habile direction d’officiers français, les soldats indigènes, bien nourris, bien habillés, payés régulièrement, peuvent effectivement mettre en évidence leurs qualités distinctives, la facilité pour la marche, leur aptitude pour le cheval, et concourir ainsi à la défense du pays.

L’instruction a été développée, grâce aux soins persistants de M. Machuel, directeur général de l’enseignement. M. Machuel estime avec raison qu’il faut restaurer les anciennes universités Arabes dans un pays qui au XIVe siècle a donné le jour à des hommes éminents tels que Ebn Khaldoun, le grand historien des Berbères[1]; il propage chaque jour la langue française dans les villes et les villages, et il a fondé dans ce but une école normale d’instituteurs indigènes, à Tunis.

Des crédits ont été alloués pour l’organisation de missions scientifiques et archéologiques. Des savants de toute espèce ont fouillé les ruines de la Régence, en ont étudié la flore et les fossiles, ont estampé les inscriptions Puniques, Romaines et Coufiques, ont analysé son sol, observé son climat, à l’effet de connaître plus intimement le passé du pays, les ressources du présent.

Dans cette même intention, des officiers d’état-major ont dressé avec une grande exactitude la carte de la Régence, où sont représentés avec soin les montagnes avec leurs pentes et leurs altitudes, les rivières avec leurs contours et leurs affluents, les plaines et les vallées avec leurs jardins et leurs sources, les villages, les constructions anciennes, ce qui permet aux nouveaux arrivants de trouver, sans difficulté, les centres de ravitaillement, les carrières et les puits.

Pour faciliter la création des ports, des ingénieurs hydrographes ont relevé la côte avec toutes ses sinuosités, les baies avec leurs profondeurs, les rochers ou montagnes du littoral avec leurs hauteurs.

Un plan de travaux publics, comprenant les chemins de fer, les routes, les ports, les travaux des villes, a été habilement conçu et exécuté en partie par M. Léon Grand, aujourd’hui Ingénieur en chef au corps des Mines, ancien Polytechnicien, esprit prompt et intelligence brillante.

Un chemin de fer à la fois stratégique et commercial a été construit par la Société de Bône-Guelma, dans la vallée de la Medjerdah, reliant aujourd’hui Tunis à l’Algérie ; il dessert les principales villes de la Régence. Un autre est projeté entre Tebessa et Gabès, par Gafsa. Un troisième enfin, amorcé dès aujourd’hui jusqu’à l’Hammam-l’Enf, d’une direction générale Nord-Sud, mettra en communication Tunis et Sousse et ira à Kairouan, traversant tout le territoire de l’Enfida.

Plusieurs routes ont été tracées et empierrées, des ponts lancés aux passages importants, des phares élevés aux principaux caps. Le régime des eaux est étudié par les gardes forestiers pour le développement des irrigations et pour amener la bonne utilisation des eaux d’hiver et faciliter la création des barrages en vue de la dérivation des eaux et de réservoirs aux emplacements favorables pour l’emmagasinement des eaux d’automne, Un appontement a été établi à Sousse, pour faciliter le débarquement des marchandises et des voyageurs. Des études sérieuses ont été faites pour la création d’un port à Tunis.

Un puits artésien a été foré à Sfax pour l’alimentation de la ville. Dans les finances, la Dette nationale a été consolidée et garantie par le gouvernement français, les monopoles ont été supprimés, les affermages donnés aux enchères ; le budget de la Régence est aujourd’hui prévu, fixé et établi sur des bases solides.

La législation Torrens justement préconisée, intelligemment vulgarisée par M. Yves Guyot a été mise en vigueur ; elle permet ainsi l’achat des propriétés, facilite les emprunts et simplifie les ventes, prêts ou mutations, au moyen d’un plan cadastral bien relevé et d’un registre des domaines bien tenu.

Le principe tunisien de l’Enzel par par lequel on paie la terre sous forme d’une rente annuelle perpétuelle a été développé et étendu aux biens de mainmorte.

Ce vaste système de réformes et d’innovations a eu pour conséquences immédiates de faire régner l’ordre dans la Régence, d’imprimer un nouvel essor à l’agriculture, à l’industrie et au commerce. Les capitaux français, sûrs du lendemain, ont pu efficacement produire dans le pays. Les uns se sont portés dans l’exploitation des mines, comme la compagnie de Moktar El Haddid qui s’est établie à Tabarca, où se trouvent des mines de fer, et y a construit des galeries pour l’extraction et un port pour l’embarquement des minerais ; les autres vers les exploitations agricoles comme à l’Enfida où se trouve une ferme de 100,000 hectares. Les européens ont acheté des propriétés dans la plaine de Mornak, près de Tunis, ou à proximité du chemin de fer de la Medjerdah pour la plantation de la vigne. Les ouvriers maltais et italiens ont trouvé du travail ainsi que les paysans tunisiens.

La production a augmenté et augmentera chaque année davantage, la terre mieux labourée donnera de plus beaux rendements. Et dès maintenant le budget de la Tunisie se solde par un excédent de recettes de trois millions de francs, qui forme une réserve pour le développement des travaux publics.

La Tunisie se suffit à elle-même aujourd’hui et elle ne coûte plus à la Métropole. La production croissante des grains, du bétail et des vins permettra l’abaissement des droits de sortie encore excessifs pour certains produits, tels que les huiles. Le chiffre des exportations augmentant, les droits de douane pourront présenter les mêmes recettes avec une forte diminution des tarifs.

La Tunisie est pacifiée, la Tunisie rapporte. Elle doit ses heureux résultats à sa proximité de la France, car en moins de trente heures on franchit la Méditerranée de Marseille à Tunis, au choix de ses Ministres, à la salubrité de son climat, à la douceur relative de ses habitants, à notre connaissance des Arabes, à l’établissement du protectorat.

En effet, depuis cinquante ans nous sommes en contact continuel avec les Arabes et les Kabyles d’Algérie ; depuis cinquante ans les Africains nous connaissent, ils savent que nos soldats sont braves et nos administrateurs intègres ; notre caractère ouvert, gai, naturellement sympathique, leur plaît. Ils voient en nous la justice qui préside, la force qui maîtrise, l’initiative qui crée, la générosité qui pardonne. Ils se sentent compris par nous et en sont satisfaits. L’expérience acquise des Arabes d’Algérie, plus belliqueuse, nous a efficacement servis chez les Arabes plus doux de Tunisie.

Et dans ce dernier pays, nous avons pu, en peu d’années, sans de violentes secousses, y mettre en pratique effectivement l’adage : Le Bey règne, la France gouverne, et y réaliser le désir patriotique si bien exprimé par M. Leroy-Beaulieu, dans un remarquable article de la Revue des Deux-Mondes: « La race supérieure » doit élever, diriger -et conduire la race » inférieure. »

Les Tunisiens reprennent courage ; sûrs de ne pas être traqués comme des fauves, de conserver leur gouvernement, de ne pas être dépossédés ; ils voient dans les Français des sauveurs et des intelligences qui les aideront à tirer un parti avantageux de leur patrie.

Tout autres eussent été les conséquences d’une occupation complète et d’une annexion définitive. Les Beys, dépossédés et privés du pouvoir, auraient suscité dans l’ombre des querelles sans fin, des révoltes incessantes, usant du prestige religieux qui les entoure et du levier du fanatisme qui se trouve toujours dans les cœurs musulmans ; ils auraient mis un jour le feu aux poudres, et tous ces Tunisiens, aujourd’hui tranquilles, calmes, dévoués même, dans une certaine mesure, aux intérêts français, n’auraient pas hésité à s’insurger en masse à l’instigation de faux prophètes, proches parents de la dynastie expulsée.

En outre, comme le signalait M. Pascal, ancien Conseiller d’État, dans la brillante conférence qu’il a faite à la Société des Études Coloniales et Maritimes, une annexion totale et le renversement des rouages tunisiens, amèneraient une nuée de fonctionnaires européens, dont les traitements absorberaient le plus clair des revenus de la Régence.

Le Protectorat était bien la forme de gouvernement à appliquer en Tunisie ; l’instrument d’ailleurs était délicat à manier, il demandait une main adroite et sûre que le gouvernement a eu la bonne fortune de trouver, et de mettre en place en temps suffisant pour le bon fonctionnement du système.

Pour observer de plus près ce qu’ont fait les Français dans la Régence, pour étudier plus en détail l’influence bienfaisante et civilisatrice de la France en Tunisie, les ressources de la terre et les populations qui l’habitent, parcourons les trois grandes régions de l’ancienne Byzacène ou province de Kairouan, celle de l’ancienne Zeugitane ou la vallée de la Medjerdah, et la contrée des Chotts.

Ludovic Campou – Paris, 20 mai 1887.
DU MÊME AUTEUR : “Un Empire qui croule” (le Maroc contemporain) 1886.

[1] « Le XIVe siècle offre un historien supérieur dans Ald-Er-Rhaman Ebn Khaldoun né à Tunis en 1332, mort en 1406. Il parcourut une carrière brillante mais agitée, et fut revêtu de hautes magistratures à Tunis, à Fez, à Tlemcen et en Egypte. Ce judicieux et savant écrivain a composé une Histoire universelle et une Histoire des Berbères où, se plaçant à une hauteur in» connue aux Musulmans, il a mérité le surnom de Montesquieu des Arabes. » (Description du Maroc par l’abbé Godart).

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