La situation agricole, industrielle et commerciale en Tunisie en 1880

  • 17 janvier 2019
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Tunisie , entrée du canal de la Goulette, Tunis
17 Jan

Bien que l’ancienne Régence de Tunis, aujourd’hui sous le protectorat français, ne soit guère qu’à cinquante heures de Marseille et limitrophe de nos possessions algériennes, il est peu de pays qui soit moins connu en France. Bien peu de ceux-là même qui y sont allés en parlent franchement et d’une façon précise ; il est pour cela différents motifs. Les uns, se plaçant à un point de vue purement politique, n’envisagent l’occupation que comme un acte politique et ne voient naturellement le pays, ses habitants et son avenir qu’à travers le prisme de leurs opinions particulières.

D’autres n’ont visité la contrée qu’en touristes, sans l’étudier sérieusement, et n’en ont rapporté que des impressions qui, tout en visant à l’effet, n’atteignent même pas le pittoresque. Quelques-uns ont tenté des aventures de commerce, d’industrie ou même de colonisation. Ils n’ont pas réussi, la plupart du temps, faute d’avoir su d’avance à quelles difficultés ils allaient se heurter, et ils sont revenus disant que la Tunisie était inhabitable et qu’on ne pouvait rien y organiser.

Enfin quelques spéculateurs ont cherché à tenter les opérations classiques, toujours faciles quand il s’agit de pays peu connus. Pour vendre très cher des terrains achetés par eux très bon marché, ils ont présenté la Tunisie comme une sorte de terre promise, comme un pays d’une fertilité sans égaie, où le sol rendait sans peine et sans travail des récoltes considérables. Ils ont profité des quelques succès obtenus par des colons sérieux pour faire croire qu’il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser la fortune. Ils ont ainsi attiré un • certain nombre de naïfs qui, bientôt déçus dans leurs folles espérances, sont allés grossir les rangs des désappointés et des dénigreurs.

La vérité est en dehors de toutes ces appréciations extrêmes. La Tunisie est un pays qui a été d’une richesse très grande et qui pourra redevenir aussi fertile que dans l’antiquité. Il faut seulement, pour arriver à ce résultat, modifier l’administration politique et financière qui a été cause de la ruine de cette contrée et refaire en quelque sorte par des plantations d’arbres et quelques grands travaux d’aménagement des eaux, un climat qui n’a été modifié que par la mauvaise direction des gouvernants et, conséquence logique, l’incurie des gouvernés.

Quand il sera prouvé qu’en Tunisie on peut travailler pour soi et non pour le fisc ou, pour mieux dire, pour les agents du fisc, on verra ce pays redevenir peu à peu aussi riche que le comportent la fertilité de son sol et la douceur de son climat.

En attendant, les Européens qui vont en Tunisie ont à éviter deux écueils principaux : le premier, de vouloir acquérir des propriétés trop considérables ; le second, d’arriver sans capitaux suffisants En outre, il ne faut pas qu’ils se figurent qu’en Afrique, plus qu’en France, on n’obtienne rien sans peine. Il faut, au contraire, donner l’exemple du travail, agir sans relâche et, avec de la patience, de la persévérance et surtout de l’esprit de justice, — ce qui manque peut-être le plus à nos colons français, — ils pourront être certains de trouver la juste rémunération de leurs peines. Ils arriveront à ce résultat peut-être un peu plus rapidement qu’en France, mais moins vite que ne Font dit les entrepreneurs de mirages.

Les capitaux

Nous venons de parler de la question des capitaux, elle peut s’élucider en quelques lignes. Le capital argent est assez rare en Tunisie. Presque entièrement concentré entre les mains des Juifs, il y a acquis une valeur locative considérable. Les placements hypothécaires de premier ordre y rapportent couramment de 10 à 12 pour cent. Dans l’intérieur, le loyer de l’argent est beaucoup plus élevé, et dans ce pays comme en Algérie, l’usure est certainement la pierre d’achoppement qui entrave le plus le succès de la colonisation. Une grande partie de la propriété est en ce moment entre les mains des Juifs de Tunis, et leurs malheureux débiteurs ont toutes les peines du monde à payer les énormes intérêts des sommes qu’ils ont empruntées. Il est donc de toute nécessité pour le colon ou l’industriel français ou étranger qui viendra s’établir en Tunisie, d’apporter avec lui, non seulement la somme nécessaire à un premier établissement, mais encore un capital suffisant pour parer à ses besoins pendant les années de tâtonnements et d’expériences. C’est là un point sur lequel on ne saurait trop insister.

Un autre côté de la colonisation, des détails duquel ne se rendent pas compte la plupart des gens qui songent à aller s’installer en Tunisie, c’est la question des travailleurs agricoles, et à ce propos il faut d’abord donner une idée exacte du caractère des habitants.

Le Tunisien n’a rien de commun avec les habitants de l’Algérie. Sans vouloir entrer dans des discussions ethnologiques qu’il serait trop long d’exposer, il nous suffira de dire que les habitants de la Tunisie ne sont ni des Arabes, ni des Africains d’origine. D’après le professeur Berlioux, ce pays aurait été à une époque très reculée, peuplé par une colonie européenne venue probablement du rivage septentrional de la Méditerranée. Sans discuter le bien tonde de cette appréciation que recommande la science profonde de son auteur, il est facile de constater que les caractères physiques et même moraux des Tunisiens n’ont rien de commun avec ceux des Arabes ou des Kabyles. Dans beaucoup d’endroits on rencontre des hommes blonds, aux yeux bleus, d’une taille et d’une corpulence qui ne rappellent en rien le Sémite.

Au point de vue moral, la différence n’est pas moins grande. Le Tunisien est infiniment plus doux, plus affable que l’Algérien. Au temps des corsaires barbaresques, les captifs étaient bien mieux traités en Tunisie qu’en Algérie et au Maroc. Beaucoup de ces captifs, convertis ou non à l’islamisme, ont eu des enfants dans le pays et leur race s’y est perpétuée, ce qui ajouterait une preuve de plus à l’exactitude delà théorie de M. Berlioux. On sait, en effet, que dans les pays où existe une race absolument autochtone, comme en Egypte, non-seulement les alliances entre Européens et indigènes] restent stériles, mais encore le même phénomène se produit pour les mariages entre Européens contractés dans le pays. S’il se présente à cette règle quelques rares exceptions à une première génération ; elle se confirme généralement à la seconde.

Etant donc donné que le caractère des habitants est plus doux, que leurs habitudes sont plus stables, se rapprochant davantage des nôtres, on comprendra que la colonisation en Tunisie n’a rien de commun avec ce qu’elle est en Algérie ou dans d’autres pays organisés de la même façon. Il n’est pas nécessaire d’y amener des bras étrangers, parce que ces indigènes de bon caractère, sont en même temps des travailleurs consciencieux et soumis. Pour peu qu’on observe rigoureusement vis-à-vis d’eux les engagements qu’on a pris, ils se conduisent convenablement et s’habituent même très vite au maniement des outil européens et des machines agricoles perfectionnées.

Bien plus, en ce qui concerne le travail industriel, on peut trouver chez eux de précieux auxiliaires. Un industriel de Tunis, M. Raymond Valensi, adjoint au maire de la ville, ingénieur de notre Ecole Centrale et certainement l’un des hommes les plus éminents de ce pays, nous racontait que dans une fabrique de glace artificielle installée récemment par lui et qui fonctionne parfaitement bien, il n’employait comme ouvriers que des indigènes et qu’il en était fort satisfait.

Ce serait donc une erreur de procéder, comme l’ontfait dans le début, certains colons européens et d’éloigner de leurs propriétés les Tunisiens. Ils auraient tout à y perdre et rien à y gagner. Dans les grandes installations agricoles, les indigènes se louent volontiers pour les travaux, dans les nombreux moments que leur laisse libres la culture de leurs petits biens, et le prix de la journée ne s’élève guère au-delà de 75 centimes à 1 franc.

Une autre particularité de la Tunisie, particularité d’une importance capitale au point de vue des travaux agricoles, c’est la situation topographique.

Ce pays n’a pas de routes et, au moins pendant la belle saison, on peut presque dire qu’il n’en a pas besoin. Son sol est plat et les ondulations qu’on y remarque sont si peu sensibles que, sauf au moment des pluies, où les communications sont partout interceptées, on peut circuler partout ou presque partout en voiture. Il suffira de dépenses très minimes pour organiser des voies de communication faciles et pratiques dès que le régime des eaux aura été modifié par des plantations d’arbres et aménagé par des barrages et la canalisation des oueds ou ruisseaux. Ces derniers, en effet, sous l’influence des pluies, grossissent ou plutôt se forment en quelques heures. Là où vous avez passé le matin sans vous douter que vous traversiez le lit d’une rivière, vous vous trouvez le soir en présence d’un véritable torrent.

On comprend quel avenir est réserve dans ce pays aux petits chemins de fer à voie étroite. Comme il n’y a presque pas de travaux d’art à exécuter, leur établissement peut se faire dans les dernières limites du bon marché et grâce à eux les productions de l’intérieur pourront arriver à très bas prix soit dans les grands centres, soit à la côte.

Un de ces chemins de fer existe déjà et sert à franchir les 60 ou 70 kilomètres qui séparent Sousse de Kairouan. Etabli pour le service de l’armée, ce petit chemin de fer n’est mis que par faveur et dans des cas spéciaux à la disposition des civils, mais il n’en fonctionne pas moins avec la plus grande facilité. C’est un spectacle des plus curieux que celui que présente un de ces petits wagons ouvert sur les côtés, traîneau grand trot par deux chevaux du train et croisant en plein désert quelque caravane. Les Arabes courent voir passer la voiture, tandis que les chameaux se suivant à la file continuent d’un pas lent leur route, attrapant au passage quelque touffe d’alfa qu’ils mâchent lentement en faisant onduler leur grand cou jaunâtre.

Si le chemin de fer Decauville entre Sousse et Kairouan faisait un service régulier, il pourrait arriver à donner des revenus sérieux. On ne saurait se figurer, en effet, combien le Tunisien aime à se faire transporter. Il ne va à pied que quand il ne peut pas faire autrement, et il préfère de beaucoup se prélasser tranquillement sur les petits ânes microscopiques du pays que de se donner la peine de marcher.

A Tunis, il existe des omnibus qui sont toujours remplis d’indigènes, sans compter un nombre relativement considérable de voitures de place, vieux débris de la carrosserie européenne, qui mènent toute la journée des Tunisiens, à demi-couchés sur des coussins bourrés de plus de puces que de laine, où ils fument nonchalamment leur éternelle cigarette.

La sécurité des routes

Puisque nous parlons des routes et de la circulation en Tunisie, il est un point sur lequel on doit insister tout particulièrement. C’est la sécurité absolue qui règne dans toute la Régence. On peut aller d’un bout à l’autre, sauf dans le sud, sans avoir besoin d’une autre arme que d’une canne pour se défendre contre les chiens arabes, tons plus ou moins chacalisés. Les quartiers arabes de Tunis présentent le plus bizarre et le plus complet enchevêtrement de ruelles qu’il soit possible d’imaginer ; y poursuivre quelqu’un serait impraticable pour un étranger et peut-être même difficile pour un habitant du pays ; en outre il y fait noir comme dans un four. Eh bien ! dans ce dédale qui paraît façonné à souhait pour les embuscades et les guet-apens il n’est peut-être jamais arrivé d’agression nocturne. Beaucoup d’Européens demeurent dans cette partie de la ville, plus élevée et partant plus saine que la nouvelle ville bâtie sur les bords de cet immense dépotoir qu’on appelle le lac de Tunis ; eh bien ! aucun d’eux n’éprouve la moindre crainte à la pensée de traverser ce labyrinthe, et s’il n’y est jamais arrivé quelque aventure, le coupable a certainement été un de ces aventuriers européens comme il s’en trouve trop à Tunis aussi bien que dans toutes les villes des bords de la Méditerranée.

La sécurité des routes est tellement assurée qu’elle pousse non seulement les habitants, mais même encore les employés des administrations françaises à faire des choses que dans notre pays nous considérerions comme de véritable imprudence. Il arrive souvent à nos payeurs de faire seuls, avec un cocher arabe, dans une mauvaise carriole, des trajets de 60, 80, 150 kilomètres, emportant avec eux des sommes considérables. L’un d’eux qui venait de faire une course de ce genre nous la racontait un jour comme une chose absolument naturelle.

  • Mais vous étiez armé ? lui dîmes-nous.
  • Certainement, répondit-il, j’avais mon revolver, mais il n’était pas chargé.

Comme tout a une cause en ce bas monde, nous avons cherché celle de cette sécurité qui est de nature à faire envie à nos grandes villes de France. Nous avons parlé de la douceur naturelle des Tunisiens ; cette raison est sans doute bonne, mais il en est une seconde qui ne Test pas moins. Cette seconde raison, c’est la justice beylicale. Cette justice est simple, économique et surtout d’une rapidité à nulle autre pareille.

La justice du Bey

Tous les samedis, le Bey se rend au palais du Bardo, à quelque distance de Tunis, et là rend publiquement la justice dans une grande et belle salle dont l’accès est d’ailleurs ouvert à tout le monde. Assis sur son trône, il écoute les plaideurs ou leurs conseils dans les affaires civiles, les accusateurs, les accusés et leurs défenseurs dans les affaires criminelles. Quand les parleurs ont fini, le Bey dit quelques mots, fait un geste et la sentence est rendue immédiatement, exécutoire sans appel et sans sursis.Un homme peut avoir commis un crime le jeudi, il a de grandes chances d’être arrêté le lendemain, car il y a à Tunis une police fort intelligente; il passera en jugement le samedi à midi, et s’il est reconnu coupable, il est certain d’être pendu à une heure. On ne peut pas aller plus vite.

Il est bien regrettable que beaucoup de voleurs opérant à côté ou même au-dessus de la justice ne soient pas jugés aussi promptement : ce pays deviendrait bien vite alors un petit paradis.

Le climat

Le climat de la Tunisie est celui de l’Algérie ou à peu près. Il serait beaucoup plus agréable encore qu’il ne le soit, si le pays n’était pas presque absolument dépourvu d’arbres. Nous dirons plus loin quelles sont les causes de cette absence de végétation ; pour le moment, bornons-nous à. constater qu’elle a pour résultat des chaleurs intenses et des sécheresses effroyables pendant l’été, alors que, dans l’intérieur surtout, les hivers sont souvent rigoureux.

Pour donner une idée des différences énormes de température que sont obligés de subir les résidents européens, qu’il nous suffise de rappeler qu’au mois de janvier 1885, à Kairouan, le thermomètre est descendu à sept degrés centigrades au-dessous de zéro. Quelques mois plus tard, au mois de juillet de la même année, on avait dans la même ville cinquante degrés au-dessus de zéro à l’ombre. La chaleur était telle que, malgré les combinaisons les plus ingénieuses, les médecins de l’hôpital militaire de Kairouan, débordés à ce moment par la fièvre typhoïde, ne pouvaient plus faire d’observations thermométriques sur leurs malades. L’élévation de la température dans les baraques les avaient rendues matériellement impossibles.

Une autre conséquence de l’absence d’arbres est que la Tunisie est soumise sans aucune espèce de pondération aux désagréments des deux saisons, sèche et pluvieuse. Pendant l’été, le manque total de pluies et d’ombrages dessèche les cours d’eau, tarit les sources, épuise les citernes. Vienne la saison des pluies, ou même quelques orages, les oued se gonflent, débordent) se répandent dans la campagne et font un lac de ce qui était la veille une plaine aride et sablonneuse. On peut deviner quelles sont les conséquences de ce régime sur la santé publique. Les fièvres pernicieuses, paludéennes et typhoïdes sont périodiques dans certains endroits et, grâce à une malpropreté qui dépasse l’imagination, y font des ravages épouvantables.

Et cependant, malgré ces immenses désagréments, le sol, partout où on a pu diriger, contenir et aménager les eaux, est d’une fertilité qui prouve que ce pays n’a pas cessé de mériter les éloges que les anciens lui accordaient. Ce n’est pas l’eau qui manque, d’ailleurs ; on la trouve presque partout à une faible profondeur ; c’est le travail, c’est le capital, c’est surtout une bonne administration qui permette au premier de féconder le second et de faire d’un terrain aujourd’hui désolé ce qu’il devrait être : l’Australie de la France.

La culture de la vigne

Partout où la terre est cultivée, elle paie au centuple les efforts de ceux qui la travaillent. Depuis quelques années, la plupart des colons qui se sont dirigés sur la Tunisie ont eu particulièrement en vue la culture de la vigne. Ils ont pensé obtenir de la sorte un produit plus grandement et surtout plus promptement rémunérateur. Il est évident que, dans une certaine mesure, ils ont eu raison, mais ils se sont peut-être cependant faits à cet égard certaines illusions.

D’abord, pour cultiver la vigne sur de vastes étendues de terrain, c’est-à-dire industriellement, il faut des capitaux considérables et des dépenses de défrichement, de plantation et d’installation qui s’élèvent à des sommes que bien peu d’individualités sont à même d’aventurer. Des sociétés se sont, nous le savons, fondées dans ce but : elles disposent des ressources nécessaires, mais on sait qu’une exploitation agricole dirigée administrativement, c’est-à-dire uniquement par des employés à responsabilité divisée et définie, ne peut jamais être comparée à une propriété dirigée par le propriétaire lui-même, qui conduit les travaux, les surveille, et, ayant toute la responsabilité, trouve en lui-même les ressources suffisantes pour faire face sur l’heure aux difficultés imprévues. La fable de l’Alouette et ses petits sera éternellement vraie et elle s’applique surtout aux exploitations agricoles. Ces grandes administrations deviendront certainement plus tard de bonnes affaires, mais elles arriveront moins vite au succès que les exploitations de moindre importance, dirigées par des propriétaires sédentaires et compétents.

Si nous fermons cette parenthèse pour en revenir à la question de la vigne, nous dirons que bon nombre de colons se sont fait sur cette culture des illusions considérables. On leur avait persuadé qu’en Tunisie la vigne poussait infiniment plus vite qu’en France et qu’au bout de deux années, trois au plus, elle était en plein rapport. Dans la pratique, il a fallu en rabattre et beaucoup. La vigne pousse vite en Tunisie, c’est vrai, mais ce qu’elle gagne en vitesse elle le perd en force ou, pour parler un langage moins mécanique, le vin qu’elle produit hâtivement ne vaut pas grand-chose. Pour tirer de la vigne un parti sérieux, il faut savoir y mettre le temps et surtout la soigner avec la tendresse du vigneron du Beaujolais. Alors seulement on pourra arriver à de bons résultats.

Los produits agricoles

Mais ce n’est pas seulement la vigne qui peut donner de beaux produits en Tunisie. Les céréales, et en particulier le blé et l’orge, procurent des revenus considérables. Dans les environs des villes, la culture maraîchère donnerait dès à présent des bénéfices très grands. Quand les voies de communication, si faciles à établir, existeront, les primeurs fourniront un élément énorme à l’exportation. L’olivier deviendra une des richesses de ce pays lorsque las impôts qui pèsent sur lui ne feront pas de sa propagation une cause de ruine pour ceux qui voudraient l’essayer à présent. L’élève du bétail sera facile dans tous les endroits où on aura, par des irrigations faciles, permis la plantation des fourrages.

On nous a cité des colons qui avaient fait des fortunes en élevant des porcs dans les forêts de chênes nains qui se trouvent du côté de la frontière algérienne. En un mot, il n’est pas une des branches de l’agriculture qui ne puisse prospérer dans ce pays quand il aura recouvré les deux sources de sa vitalité : une bonne administration d’abord et quelques capitaux ensuite.

L’industrie

Nous avons constaté que si l’agriculture pouvait devenir prospère en Tunisie, elle n’y fonctionnait encore qu’à l’état presque rudimentaire. Si nous examinons la question de l’industrie, ce sera bien autre chose. Ici presque tout est à créer ou du moins à organiser.

Actuellement on peut dire que la production industrielle de ce pays est à peu près nulle. On peut voir dans les souk (bazars) de Tunis, un nombre assez considérable d’indigènes qui passant leurs journées à fabriquer ces affreuses pantoufles sans quartiers que portent les habitants du pays; d’autres tissent, préparent et confectionnent les étoffes avec lesquelles se font les vêtements, la gandourah nationale, les burnous et les haïks; d’autres vendent des checchin ou calottes rouges ornées d’un vaste gland bleu qui constituent la coiffure habituelle avec ou sans turban, mais tout cela ne saurait passer pour une production industrielle sérieuse. Il y a bien quelques orfèvres qui font en or et en argent des bijoux d’un goût douteux, moins portés aujourd’hui par les femmes du pays qu’achetés par les étrangers en souvenir de leur passage, mais de là à une véritable industrie, il y a loin.

Dans l’intérieur, on fabrique quelques tapis, quelques couvertures ; mais ces tissus qui ont beaucoup diminué dans leur qualité à mesure que leurs prix s’élevaient, depuis l’occupation française, ne peuvent pas passer pour des articles d’exportation et sont même absolument supplantés dans la consommation locale par les articles bon marché importés d’Europe. Il résulte même de ces innovations en matière de costume des spectacles parfois assez originaux. Il nous est arrivé de regarder avec stupéfaction une vieille Tunisienne drapée dans deux ou trois serviettes éponges dont elle s’était fait un voile protecteur contre les yeux indiscrets en même temps qu’une enveloppe dans laquelle elle s’emmaillotait. Ce mélange de mœurs arabes et de camelote d’importation donne un cachet tout spécial aux villes de la côte, mais les amateurs de couleur locale y ont certainement beaucoup perdu.

Quelques Européens ont pourtant déjà cherché à organiser à Tunis diverses industries. Un Lyonnais y a importé le tissage et y a introduit quelques métiers à la Jacquard. Il en fonctionne déjà un certain nombre, mais ces essais sont encore à l’état embryonnaire ; il faudra bien des années avant que ce pays devienne industriel et cependant ses habitants peuvent fournir d’excellents ouvriers. Ils sont intelligents, patients, fort adroits et il est très intéressant d’observer par exemple un tisserand à Kairouan ou à Gafsa fabriquant ses couvertures et ses tapis au moyen d’un métier d’un primitif à faire reculer le plus intrépide des tisseurs lyonnais. On ne saurait trop admirer aussi la patience avec laquelle les orfèvres travaillent les métaux, accroupis à côté de leurs petites enclumes et se servant de leurs pieds avec une adresse que pourraient leur envier nos prétendus ancêtres, les anthropopithèques.

On vend aussi dans, les bazars des selles, des brides, des harnachements en cuir plus ou moins ornementés ; mais, sauf quelques pièces exceptionnelles qui atteignent des prix plus exceptionnels encore, il n’y a rien de curieux dans toutes ces productions.

L’industrie agricole

Mais il est un genre d’industrie qui peut promptement s’acclimater en Tunisie et qui y est en voie d’accroissement sensible, nous voulons parler de celle qui a pour but la première transformation des produits du sol, telle que la fabrication de l’huile, celle des conserves de poissons, la minoterie, etc. Ces travaux peuvent se pratiquer avec profit en Tunisie et nous pouvons ajouter qu’ils s’y pratiquent déjà.

Autour de Tunis on signale en effet l’organisation de plusieurs moulins mus par la vapeur. A Sousse, le port le plus commerçant de la côte, à Mehdia, il y a des huileries qui tirent une huile de première qualité des magnifiques olives du pays, alors qu’avec les moyens primitifs employés jusqu’à ces derniers temps, on ne savait en extraire qu’un produit absolument impropre à l’alimentation européenne. A Sousse même il se monte une usine pour le traitement des grignons d’olives par le sulfure de carbone. De ce côté, l’élan, est donné et il ne s’arrêtera pas.

Cette production en grand d’une huile comestible a donné ou va donner naissance à une autre industrie, celle de la conservation des sardines. Ces petits poissons sont en telle abondance, à de certaines époques dans le golfe de Gabès que les pêcheurs assurent que leurs embarcations se sont parfois littéralement échouées sur des bancs de sardines ne pouvant plus ni avancer ni reculer. De temps immémorial l’arrivée d’un de ces bancs est le signal d’une véritable récolte pour les habitants du pays. La plage s’étend si loin qu’on peut marcher dans la mer pendant plusieurs centaines de mètres. Nos gens se précipitent munis d’immenses couvertures, à la rencontre des sardines et les pèchent ainsi par monceaux. Une fois à terre, les petits poissons sont vidés ou à peu près, salés et séchés au soleil ; on en remplit ensuite des sacs que des caravanes portent dans le Sud où les habitants qui en sont très friands les troquent contre des dattes.

Les échanges

Nous disons troquent, parce que le commerce, dans le sud de la Tunisie et dans l’intérieur de l’Afrique, ne se fait guère que par voie d’échange. Il n’a pas été possible d’y acclimater encore l’usage de la monnaie et tant que les communications resteront ce qu’elles sont aujourd’hui, il ne saurait en être autrement.

Bien plus, non seulement le commerce ne se fait que par voie d’échange, mais encore ces échanges sont réglementés par l’usage. Telle caravane qui part à une époque déterminée a coutume d’emporter du blé et de l’orge. Il sera impossible de lui persuader d’emporter d’autres marchandises. A plusieurs reprises nos colonnes en expédition se trouvant à court d’orge pour les chevaux rencontrèrent des caravanes chargées de grains se dirigeant vers le Sahel. Nos officiers firent de vains efforts pour obtenir des conducteurs qu’ils leur cédassent, même à de très hauts prix, une portion de leur pacotille. « Si nous n’apportons pas de l’orge, répondaient-ils, on ne voudrait pas nous donner des dattes», et il fallut bien subir la tyrannie de l’usage, usage imposé d’ailleurs par la nécessité.

Le commerce

Au point de vue commercial, la Tunisie offre moins de ressources aux Européens qu’au point de vue agricole ou même industriel.

Les importations

D’abord il n’y a pas de commerce productif en ce pays que l’achat et l’exportation des productions naturelles. Pour ce qui concerne le commerce d’importation, il a peu de chances de réussir actuellement, pour trois motifs : le premier est l’élévation des droits de douane, le second est que les habitants n’ont pas encore pris l’habitude de nos produits au point d’en éprouver le besoin, le troisième enfin est que les populations sont trop pauvres pour constituer un marché suffisant. Tout cela peut changer un jour, mais tant que les choses resteront dans l’état actuel, la réunion de ces trois motifs suffira sans qu’il soit nécessaire d’insister pour mettre un empêchement aux transactions.

Les exportations

Quant au commerce d’exportation des produits indigènes, il est à peu près interdit aux Européens autrement que par une participation comme capitalistes aux affaires des maisons déjà existantes. Le principal motif de cette interdiction est l’obligation absolue de connaître à fond la langue du pays pour traiter directement avec le producteur, soit qu’on aille chercher la marchandise à l’intérieur, soit même qu’on l’achète sur les marchés de la côte. L’emploi d’un interprète salarié serait chose impraticable et souvent dangereuse pour les intérêts du négociant qui y aurait recours. Il faut agir par soi-même, et bien peu d’Européens ont assez de connaissance du pays, de ses mœurs, de son langage, de son commerce avec ses marchandages sans fin pour pouvoir s’aventurer. Les Maltais seuls pourraient peut-être réussir, mais sauf leur religion, à laquelle ils sont d’ailleurs fort attachés, les Maltais sont peut-être plus Tunisiens qu’Européens. Enfin si nous complétons ces renseignements en ajoutant que les juifs dominent en Tunisie de la façon la plus absolue au point de vue financier, on comprendra sans que nous ayons besoin d’en dire davantage, que notre conseil donné aux Européens d’attendre avant d’aller fonder des maisons de commerce en Tunisie est absolument justifié.

Auteur: Marc Fournel
Extrait de son livre: La Tunisie – le christianisme & l’Islam dans l’Afrique septentrionale – 1880

Source: https://gallica.bnf.fr – Bibliothèque nationale de France

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